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ministre, certainement la personne la plus répandue de Paris, des musiciens tels que Nadaud, qui y chantait souvent ses chansons, sans aucune voix, il faut le reconnaître, mais avec une exquise et fine bonhomie qui en faisait un régal pour ses auditeurs. Mme Trélat, Mme Fuchs et M. Widor complétaient ces petites fêtes d'harmonie auxquelles la maîtresse de la maison tenait énormément. Liszt s'y fit entendre plusieurs fois, et même peu de temps avant sa mort. Il était alors fort âgé et n'avait plus de virtuosité, mais il lui restait son prestige et, en jouant des motifs lents et larges, dans le genre oratorio, il eut encore un succès fou. Les salons étaient combles ce jourlà et chacun se levait sur la pointe des pieds pour apercevoir le masque tragique et couvert de verrues du grand artiste qui, la tête renversée, les yeux perdus au plafond, laissait tomber les larges accords avec de longs points d'orgues. Quand il se leva ce fut un tonnerre d'applaudissements et de gémissements admiratifs; le pianiste Planté, avec des allures de petit page, portait la musique du maître et s'efforçait de lui frayer un passage au milieu de la marée montante de robes de soie qui lui barraient le chemin, tandis que les plus exaltées tendaient les bras pour toucher les pans de sa longue redingote noire ou que d'autres mettaient un genou en terre ou lui baisaient les mains.

Louis Enault était aussi un des vieux amis de la marquise, et dans son livre intitulé Paris brûlé par la Commune se trouve une allusion plus que transparente à l'épisode de l'officier de fédérés que nous avons cité.

Dans ce salon trônait Caro avec son spiritualisme éclectique, confessant dans les coins les jolies femmes et se livrant pendant le dîner à des joutes philosophico-sen

timentales avec Mme la vicomtesse de Janzé, actuellement princesse de Lucinge-Faucigny, qui renvoyait la balle au philosophe avec l'esprit qu'on lui connaît. C'étaient encore Montégut de la Revue des Deux-Mondes, le commandant Rivière, d'héroïque mémoire, Mounet-Sully qui y disait souvent des vers. Un soir on lui demanda la Nuit d'Octobre de Musset. Il s'installa avec le livre devant lui sur une petite table et, comme il avait déjà les yeux fatigués, un tout jeune homme fut chargé de maintenir l'équilibre branlant d'un minuscule guéridon qui portait la bougie destinée à l'éclairer par derrière. Au moment de l'attente sur le balcon, la voix de l'artiste devenait de plus en plus tragique et quand, devant son auditoire tout impressionné, il aborda le vers :

Grand Dieu! Préservez-moi, je l'aperçois, c'est elle!»

il ouvrit les bras avec tant de violence et fit un geste si terrible que guéridon et flambeau furent culbutés, tandis que le petit jeune homme couvert de bougie essayait vainement d'en enlever les taches avec son mouchoir.

Toutes les fois que des exotiques de marque séjournaient à Paris et qu'elle avait l'occasion de se les faire présenter, la marquise en donnait l'exhibition à son cercle de fidèles. C'est ainsi que le Chinois Tcheng-Ki-Tong et son ami Ma-Hé-Tsi, envoyés à Paris par leur gouvernement à l'occasion de l'exposition de 1878, parurent au quai Malaquais et y revinrent du reste souvent pendant le long séjour qu'ils firent en France. Une autre fois ce furent. un kaïd, un cheik et un marabout. Mme de Blocqueville avait fait disposer un divan pour les installer à l'orientale et, pour les divertir, elle avait fait venir un prestidigitateur. Pendant toute la séance ils demeurèrent dans une sté Hue DU VI. 1905. 15

immobilité impassible et toute orientale, comme s'ils ne comprenaient rien à ce qui se passait, mais, quand l'escamoteur tira un coup de pistolet et qu'au lieu de balle un bouquet vint tomber à leurs pieds, leurs visages se convulsèrent et ils ne firent qu'un bond pour se mettre debout et en défense. Tout le reste de la représentation se passa sans qu'ils eussent repris confiance et ils se retirèrent dès qu'ils le purent. Le cheik cependant revint voir Mme de Blocqueville plusieurs fois et finit par lui demander sa main, ce qui la jeta dans un grand embarras pour refuser aimablement.

Mais ce n'étaient là que des intermèdes et ce salon avait plutôt une note académique. On prétendit même qu'il avait servi de modèle à Pailleron pour sa pièce du Monde où l'on s'ennuie. Il est vrai que Caro y est caricaturé et que Madeleine Brohan s'était fait très exactement la tête de la marquise à qui elle ressemblait beaucoup. Mais d'autre part ce salon était loin d'être ennuyeux et Pailleron ne vint jamais chez Mme de Blocqueville.

Dans les derniers temps de sa vie, elle était devenue extrêmement forte et ne bougeait jamais d'une grande bergère où elle disparaissait engoncée sous un amas d'étoffes brochées, claires et chatoyantes. La tête était coiffée d'un grand bonnet couvert de fleurs et de dentelles, de telle sorte qu'on ne voyait d'elle que le visage demeuré joli et avenant. C'était un esprit fin, gai et malicieux sans l'ombre de méchanceté. Il fallait lui entendre conter avec un air de contrition jouée l'histoire du mariage du père Hyacinthe. Elle l'avait beaucoup connu et il vint un jour la voir à son retour d'Amérique, lui vantant l'accueil qu'il avait reçu là-bas. Il ne tarissait pas sur une certaine Mme Merryman, une femme charmante, une âme d'élite

qui l'avait admirablement accueilli et qui allait venir à Paris. Quelque temps après il lui demanda de lui présenter cette Mme Merryman qui ne connaissait personne à Paris et pour qui c'était beaucoup, au point de vue du monde, que d'être reçue dans une maison comme la sienne. Mme de Blocqueville y consentit et Mme Merryman vint même plusieurs fois au quai Malaquais. Un jour le père Hyacinthe vint trouver la marquise et lui dit avec quelques réticences qu'ayant beaucoup d'obligations à Mme Merryman, il désirait s'acquitter en lui faisant un cadeau, et qu'il avait songé à un bracelet; mais que son caractère et son habit lui rendaient bien difficiles des visites chez les joailliers de la rue de la Paix et qu'il la priait, si ce n'était trop indiscret, de faire l'acquisition pour lui. Mme de Blocqueville consentit encore. Quelque temps après, elle apprenait le mariage du père Hyacinthe avec Mme Merryman qui était corsetière à New-York. C'était le bracelet de fiançailles qu'elle avait choisi. « C'est moi qui ai fait le mariage!» disait elle d'un air consterné.

Cette femme d'esprit a écrit une dizaine de volumes, entre autres : Roses de Noël et Les Chrysanthèmes, deux volumes de pensées; Perdita, Stella et Mohammed, romans; La Villa des Jasmins, dialogues de philosophie chrétienne, et divers écrits sur son père.

Dans son testament, elle laissait un grand nombre d'objets au musée d'Auxerre, la ville natale de son père, et une somme importante pour la construction du phare d'Eckmühl, sur un des points les plus dangereux des côtes bretonnes.

Elle mourut en 1892, laissant un grand vide pour tous ceux qui, le lundi soir, avaient coutume de se retrouver chez elle. Voici l'extrait de son acte de décès:

Préfecture du Département de la Seine.

Extrait des minutes des actes de décès du VIe arrondissement de Paris. Année 1892.

DAVOUT D'ECKMÜHL.

L'an mil huit cent quatre-vingt-douze, le sept octobre à neuf heures et demie du matin. Acte de décès de AdélaïdeLouise Davout d'Eckmühl, âgée de soixante-dix-sept ans, propriétaire, née à Paris, décédée en son domicile, quai Malaquais, 9, ce matin à deux heures, fille de Louis-Nicolas Davout, prince d'Eckmühl, duc d'Auerstedt et de Louise-Aimée-Julie Leclerc, époux décédés, veuve de Édouard-François de Coulibœuf, marquis de Blocqueville. Dressé par nous, Paul-Alfred Colin, adjoint au maire, officier de l'état civil du sixième arrondissement de Paris, chevalier de la légion d'honneur, sur la déclaration de Eugène Picot, âgé de trente-huit ans, employé, domicilié rue Brey, 28, et de Pierre Chatelet, âgé de quarante-cinq ans, employé, domicilié rue de Rennes, 115, qui ont signé avec nous après lecture. Signé E. PICOt, Chatelet,

COLIN.

Nous devons plusieurs de ces renseignements et notamment les extraits de l'état civil, ainsi que les photographies du grand salon et de la salle à manger de Mme de Blocqueville à l'obligeance de M. le vicomte Auguste Davout, ancien procureur de la République et cousin de la marquise de Blocqueville, qui habite actuellement Dijon.

Mais revenons au propriétaire qui était en 1892, comme nous l'avons dit, la Société des immeubles de France. Cette Société continua de gérer la maison jusqu'en 1897. La Société avait alors son siège rue Saint-Honoré, 366, et, par acte en date du 4 octobre 1897, elle vendit l'immeuble

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