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BLIOTHEQUE CANTONA

LAUSANNE

UNIVERSITAIRE

DON

(51400)

MERCIER

SA VIE ET SES CEUVRES.

L'auteur du Tableau de Paris est incontestablement l'une des têtes les plus curieuses et les plus étranges de ce siècle qui vit Voltaire, Jean-Jacques, Montesquieu, Buffon, Diderot, tant de génies et de livres prodigieux. Si Mercier reste loin de ces grands noms auxquels nous n'avons d'aucune sorte l'intention de l'accoler, il faut bien convenir au moins que c'est une physionomie à part, sincèrement originale, et à laquelle on ne peut, en tous cas, reprocher l'amour des voies battues; une intelligence sagace, observatrice, voyant bien ce qu'elle voit, pour peu que l'esprit de parti ne vienne pas gâter la limpidité du verre et fausser la justesse du coup d'œil; plus que cela, un penseur dont les idées, les utopies, les systèmes plus ingénieux que praticables, se recommandent toujours par l'élévation, l'audace des aperçus. Ce fut, dès l'abord, une mode de déprécier Mercier qu'isolait son excessif orgueil, et que ses plans de réforme constituaient presque un ennemi public.

L'école littéraire nouvelle est moins jeune qu'elle ne veut le faire croire et qu'elle ne le pense peut-être, et il pourrait bien se faire que Mercier en ait été le père. C'est lui qui le premier a rendu pleine et entière justice au poëte de la vieille Angleterre; son dédain déclaré, son mépris profond pour notre tragédie et notre théâtre, son enthousiasme pour Shakespeare qu'il appelle quelque part son Shakespeare et qui, à ses yeux, est l'incarnation de la vérité dramatique, ne sont-ce pas là les côtés distinctifs de la littérature romantique? Nous écarterons la question de couleur et de style; ce fut tout le bout du monde si Mercier eut de l'une et de l'autre pour son propre usage, sa fécondité l'empêcha toujours de pratiquer le précepte de Boileau. Peu lui importait d'ailleurs l'habit de l'idée, pourvu que l'idée fût belle, vraie, élevée. Jean-Jacques, qui était un penseur aussi, ne crut pas avoir le droit, lui, de négliger la forme. La forme a sauvé plus d'un esprit superficiel; et que d'œuvres recommandables sont oubliées parce qu'elle y manque ! L'utilité dans un livre n'est pas tout, et ce fut la grande erreur de l'abbé de Saint-Pierre, qu'on lirait encore s'il était lisible.

Louis-Sébastien Mercier naquit à Paris, le 6 juin 1740 (1). Cet ennemi déclaré de la poésie commença par faire des vers. La Lettre d'Héloïse à Abailard avait mis l'héroïde à la mode, tout le monde rimait alors des héroïdes, il fit comme les autres, et se jeta dans ce genre bâtard, maniéré avec l'ardeur et l'irréflexion de ses vingt ans. Au reste, cette fièvre fut courte; les conseils de Crébillon le fils, avec lequel

(1) Les biographes se taisent sur la profession de son père; ce que nous savons, c'est que l'hôtel de l'Empereur Joseph II, qui existe encore rue de Tournon, et où logea en 1777, sous le nom de comte de Falkenstein, le fils de Marie-Thérèse, était tenu par un frère de Mercier.

il s'était lié, le décidèrent à laisser à d'autres le soin de peser des mots et d'aligner des rimes. On n'a jamais cité, dit Mercier, à l'Académie française qu'un seul vers de ma façon, et qui fit schisme encore, le voici :

Le cœur qui n'aima point fut le premier athée.

La suppression des Jésuites fit un grand vide dans l'enseignement; il fallut s'occuper de boucher tous ces trous. Mercier dut à leur expulsion la chaire de rhétorique au collége de Bordeaux, où il professa quelque temps. Mais nous arriverons sur-le-champ à l'ouvrage qui le sortit de son obscurité et le classa tout d'abord parmi ces esprits remuants, audacieux, que la perspective de voir brûler leurs livres de la main du bourreau ne rendait que plus intrépides.

Ce fut en 1770, à Amsterdam, que parut la première édition de l'An deux mille quatre cent quarante, rêve s'il en fut jamais. Mercier suppose qu'il se réveille un matin, dans Paris, avec sept cents ans de plus. Sept cents ans ! vous pressentez qu'il a dû se succéder bien des événements durant cet intervalle, et qu'il s'est opéré plus d'une réforme politique et sociale. Jeté au milieu de cette société nouvelle qui a mis le temps à profit, notre philosophe, le seul spécimen survivant du passé, condamné à rapprocher à tous moments son époque de l'époque présente, se sent constamment humilié par des comparaisons qui ne sont pas à l'avantage du siècle dix-huitième. Rois, pontifes, magistrats, grands et peuples n'obéissent plus qu'à l'équité et à la raison. Plus d'oppression, de faveur, de simonie, d'abus d'aucun genre; tout ce que le penseur avait jadis rêvé comme une chimère irréalisable, s'est enfin accompli!

Ce cadre original laissait le champ libre aux plans de

A.

réforme les plus osés, aux plus étranges comme aux plus audacieuses hypothèses. Nous ignorons si, l'an 2440, les prédictions de Mercier se vérifieront toutes; ce qu'il faut reconnaître, et ce qui fait l'éloge de son coup d'œil, c'est que lui-même a pu voir beaucoup des améliorations qu'il avait souhaitées et annoncées. « C'est dans ce livre, écrit-il, que j'ai mis au jour et sans équivoque une prédiction qui embrassait tous les changements possibles, depuis la destruction des parlements... jusqu'à l'adoption des chapeaux ronds. Je suis donc le véritable prophète de la révolution, et je le dis sans orgueil. » S'il y a, et c'était inévitable, bien du fatras dans son livre, l'An deux mille quatre cent quarante n'en est pas moins une œuvre originale, pleine de vues saines, de philosophie et d'amour du bien public. Le ton déclamatoire qui ne l'entache que trop, n'est pas un défaut particulier à Mercier, c'est, ne l'oublions pas, le ton de cette époque dogmatique et prêcheuse qui poussait à la roue d'une révolution, sans trop se douter à quel prix de pareils changements s'opèrent. Mais le seul tableau de cette société sage, éclairée, parfaite, devenait forcément la critique de la société existante; et ce qui n'était qu'un rêve philosophique, aux yeux du gouvernement prenait l'aspect d'un libelle. L'on aurait pu inquiéter son auteur, l'on se borna à consigner l'ouvrage à la frontière et à défendre sa vente en France; ce qui n'empêcha pas, cela va sans dire, de débiter une partie de l'édition sous le manteau.

Organisation d'une activité incessante, Mercier s'est attaqué à tout philosophie, éloquence, histoire, politique, théâtre, grammaire, romans; il se sentait une égale aptitude à tous les genres. Dans sa jeunesse, durant un carême entier, il composa jusqu'à des sermons qu'un

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