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Le pied pour lui, comme pour Rétif, que la vue d'un joli pied remuait jusqu'au vertige, le pied avait une signification étrange. N'est-ce pas par le pied que nous sommes surtout supérieurs aux animaux, au singe, à l'ours? Le pied, aux yeux d'un observateur attentif, aussi bien que le visage, exprime toutes les passions, toutes les douleurs; le pied de Milon de Crotone crie, et, pour vous imaginer ce qu'éprouve tout l'être, il n'est pas besoin de lever les yeux et d'interroger les traits. Nous citons et nous citerons Mercier le plus que nous pourrons, parce que c'est encore le meilleur moyen de faire connaître cette individualité curieuse, bizarre dans l'expression comme dans la pensée. « Le lendemain des massacres de Septembre, raconte-t-il, je descendais à pas lents la rue Saint-Jacques, immobile d'étonnement et d'horreur, surpris de voir les cieux, les éléments, la cité et les humains tous également muets; déjà deux charrettes pleines de corps morts avaient passé près de moi, un conducteur tranquille les menait en plein soleil, et à moitié ensevelis dans leurs vêtements noirs et ensanglantés, aux plus profondes carrières de la plaine Montrouge, que j'habitais alors; une troisième voiture s'avance... un pied dressé en l'air sortait d'une pile de cadavres; à cet aspect, je fus terrassé de vénération, ce pied rayonnait d'immortalité! il était déjà céleste, celui à qui il avait appartenu! et la dépouille portait un signe de majesté que l'oeil des bourreaux ne pouvait apercevoir. Je l'ai vu ce pied, je le reconnaîtrai au grand jour du jugement dernier, lorsque l'Éternel, assis sur ses tonnerres, jugera les rois et les septembriseurs.» Mais quel était ce pied rayonnant d'immortalité ?

Mercier ne revint en France qu'après la publication de

tout l'ouvrage, vers la fin de 1788: « Je comptais avoir tout dit, du moins tout ce que je savais, sur cette ville qui fixe éternellement les regards du monde entier; et je comptais bien n'y plus revenir, lorsqu'une révolution dont le souvenir ne périra jamais, et influera sur les destinées futures de l'espèce humaine, vint bouleverser les mœurs d'un peuple paisible, changer ses habitudes, ses lois, ses usages, sa police, son gouvernement, ses autels, et lui inspirer tour à tour le courage le plus héroïque et la férocité la plus lâche. » Mercier trouva la guerre déclarée, et la révolution en bon train de se faire, si elle n'était pas faite au moins dans les esprits. Il ne faut pas demander de quel côté se tourna l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante; il était bien plus sincèrement, bien plus logiquement républicain que tous ces discoureurs de l'Encyclopédie, qui étaient encore les privilégiés dans cette société de priviléges. On a pu douter du patriotisme de Chamfort, dont les instincts, l'éducation, les antécédents devaient le garer contre l'envahissement des idées nouvelles; mais Mercier obéissait purement et simplement à sa nature, et pouvait se proclamer républicain sans ingratitude et sans apostasie. Tant de choses se sont passées depuis lors, et ces événements, refoulés par le torrent des événements qui leur a succédé, nous ont tellement éloignés de cette époque si récente en réalité, que tout cela pour nous n'est plus que de l'histoire. Aussi Mercier trouvera-t-il en nous un juge moins sévère, moins rigoureux, plus juste que ne le fut l'auteur de la Correspondance philosophique de Caillot Duval (1).

Si l'on considère ces temps critiques, si l'on compare

(1) Fortia de Piles, dans ses six lettres sur le Nouveau Paris.

Mercier aux autres acteurs, et nous entendons parler des plus honnêtes, de ce drame terrible, nous ne doutons pas que ses adversaires ne lui pardonnent et ses déclamations démagogiques et ses insultes ampoulées contre la royauté en faveur du courage de résistance dont il fit preuve à une époque où la modération était un crime de lèsenation. Il faut convenir, toutefois, que rien n'est plus étrange que les pages où Mercier se fait le chroniqueur des scènes les plus palpitantes de la révolution. Pour y voir juste, l'on a bon besoin de s'isoler de la foule et des intérêts de la foule, et c'est ce qu'il n'était pas à même de faire; il écrit avec les passions du premier venu jouant son rôle dans cette comédie funèbre, dont le dénoùment obligé, pour les bourreaux aussi bien que pour les victimes, devait se passer sur la place Louis XV; il applaudit aux premières atteintes contre le pouvoir, il applaudit à son avilissement, il battit des mains à sa ruine.

Il rédigea seul, pendant dix-huit mois, en 1789, les Annales patriotiques. Au bout de ce temps, il se vit dépossédé par Carra et le libraire, qui, selon son expression, lui arrachèrent la plume des mains. Plus tard, il devint le collaborateur assidu de la Chronique du mois, journal constitutionnel. Il ne pouvait faire longtemps cause commune avec les Jacobins, dont les fureurs et les brutalités sanguinaires le révoltèrent. Envoyé à la Convention par le département de Seine-et-Oise, il prit place parmi les Girondins; la modération de ces derniers cadrait au moins avec ses principes et l'aménité réelle de ses mœurs. Il se lia avec Condorcet, Louvet, Brissot, à l'égard desquels il s'exprime toujours avec une sorte de vénération et de respect. Quoique bien tranchés, les deux partis, réunis contre l'ennemi com

mun, tant qu'ils n'eurent pas jeté à l'Europe monarchique en guise de défi la tête de Louis XVI, ne songèrent pas à s'entre-déchirer. Avant d'en arriver là, la Convention avait à assurer son usurpation; et, tout impuissant qu'il fût, le captif de la prison du Temple troublait son sommeil. Ce fut la peur, bien plus que la haine, qui tua Louis XVI, et une fatalité inouïe, qui, au moment du vote, fit des plus déterminés à le sauver, ses bourreaux. On sait que Vergniaud, qui opina pour la mort, avait posé le pied dans l'assemblée avec l'intention de voter contre; mais le vertige les prit tous, et les réunit aux groupes d'assassins qui avaient résolu la perte d'une majesté déchue et sans puissance.

Mercier eut le courage de s'isoler de la majorité. Son opinion formulée à la Convention n'en est pas moins insultante pour la royauté, qu'il déclare responsable de tous les malheurs du pays, et coupable de forfaiture et de trahison, les grands mots de l'époque. Louis XVI mérite la mort; mais la mort serait impolitique. Le roi est un fantôme, au Temple, entre les quatre murs d'une prison; il n'en serait pas de même du roi que ferait son trépas. Jugez Louis XVI, prononcez qu'il mérite la mort; mais ne prononcez pas la peine de mort. Sous cet entortillage, l'on sent le cœur honnête qui tente d'arracher à des esprits passionnés et envenimés un vote de clémence. « Les Girondins voulaient sauver le roi, dit Mercier, mais ils ne voulaient pas en même temps perdre leur popularité; et le despotisme populacier exerçait alors tout son triomphe; c'était à qui le caresserait. Les Girondins imaginèrent l'appel au peuple, comptant bien que, en prenant cette route, l'issue du procès aurait une foule de chances favorables; mais ils se trompèrent, et je

fis de vains efforts pour les dissuader. Je m'opposai à l'appel au peuple, et je leur dis qu'ils s'enferraient eux-mêmes. Ils auraient pu être divisés sur la peine capitale : ils se réunirent dans le même vote, et par là ils composèrent la voix de la majorité, quoique leur dessein secret fût d'épargner à la nation le spectacle d'un roi traîné à l'échafaud.

a C'est ainsi que, dans les grandes affaires politiques, le raffinement et la dissimulation vous font toucher au but contraire. Je crus, de mon côté, qu'il ne fallait pas ruser, et, supérieur à la crainte, ferme dans mes principes, je me séparai, dans cette occasion, des Girondins, que j'avais toujours aimés et estimés. Je votai contre l'appel au peuple, en m'énonçant avec la même franchise contre la peine de

mort.

« L'examen de cette question me donna une fièvre de quarante-huit heures, et je fis passer par ma tête des volumes de réflexions. J'en tombai malade; et ayant rencontré (à ce qu'il m'a toujours semblé) le point véritable, je ne me cache point de dire que ceux qui ont voté différemment ont commis à mes yeux une bévue politique. Probablement qu'ils n'avaient pas fait les mêmes efforts pour parvenir à la solution de ce grand problème, qui cependant ne sera bien jugé, et en dernier ressort, que par la plume du Tacite qu'adoptera la postérité. Quant à moi, j'ai fait mon devoir d'homme et de législateur; et je le fais encore ici comme écrivain indépendant et libre (1). »

« J'ai fait, dit-il autre part, ce qui était en moi pour sauver le dernier roi du supplice et de la mort; il n'est plus;

(1) Le Nouveau Paris.

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