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Mercier, nous l'avons dit, ne complait pas infiniment d'amis parmi ses confrères; l'apparition de ses deux premiers volumes jetés à tout hasard au monde de la publicité lui attira mille critiques plus ou moins acerbes. Rivarol, cet éternel railleur, qualifiait ainsi le Tableau de Paris: Ouvrage pensé dans la rue, et écrit sur la borne. » Il ajoutait : « L'auteur a peint la cave et le grenier, en sautant le salon. »

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Mercier sans doute allait peu dans le monde, dans ce grand monde surtout où pourtant ses pareils étaient caressés et choyés Diderot, Grimm, Duclos, Raynal, Marmontel, Morellet, Arnaud, Suard, Laharpe et mille autres. Il eût été inquiet de son personnage dans ces salons où le grand seigneur écrasait l'homme de lettres, malgré la supériorité réelle de celui-ci, par la seule autorité de ses manières. Travailleur infatigable, Mercier, s'il échappait pour un peu à lui-même, ne le faisait qu'au profit de ces petites sociétés murées, recrutées de littérateurs et d'artistes ses égaux et ses pairs.

Il était un des habitués des déjeuners philosophiques de Grimod de La Reynière, et rencontrait là son bon ami Rétif qui nous a laissé une description détaillée de ces réunions. nutritives à laquelle nous renverrons le lecteur. Grimod de La Reynière, beaucoup par goût, un peu pour chagriner ses orgueilleux parents, dans un coin de cet hôtel si vaste où toute la cour était reçue avec une magnificence royale par le somptueux financier, ne recevait, lui, que des artistes et des gens de lettres et, de ces derniers, ceux surtout qui étaient dissidents. Vous vous fussiez cru à mille lieues du monde et de ses usages. L'on pérorait, l'on discourait avec une pleine licence, l'amphitryon ne vous faisant violence

qu'à l'endroit du café dont chaque assistant, c'était une des conditions de l'admission, était tenu d'absorber tout au moins dix-huit tasses (1). C'était là le centre qui convenait à cette nature sauvage, susceptible à l'excès, et Mercier n'en a guère fréquenté d'autres. Aussi ne se reporte-t-il pas à ces petits cercles intimes sans une sorte d'attendrissement : « O l'heureux temps, et je me le rappelle avec transport, où les muses faisaient nos uniques délices, et où, dans des entretiens variés, nous communiquions toutes nos idées à cinq ou six amis ! nous cherchions la vérité avec le plus vif désir de la connaître; ce qui est plus rare qu'on ne pense. Jamais l'émulation ne dégénéra parmi nous en jalousie, passion vile qui tourmente sans éclairer; nous traitions un sujet sans cette précipitation qui étouffe les idées et les empêche de naître. La liberté de penser donnait souvent à nos expressions une tournure neuve et singulière, qui, dans nos innocents débats, faisait éclore le rire dans. toute sa naïveté.

« C'est là que j'ai commencé à me montrer un hérétique en littérature, et que je disais avec franchise: J'ai voulu lire plusieurs de ces écrivains si vantés, ils m'ont déplu; là je faisais l'aveu de mes paradoxes littéraires: on voulait me convertir, et le prêcheur était quelquefois converti luimême (2).

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Il est des natures qui ont le don de prescience, qui devinent ce qu'elles ne savent point et n'ont pas vu, et qui tombent juste. Tel fut Mercier, tel a été de nos jours l'auteur d'Eugénie Grandet. L'on a dit que le Tableau de Paris

(1) C'était le minimum. L'on pouvait aller jusqu'à vingt-deux. (2) Tableau de Paris.

était un excellent bréviaire pour un lieutenant de police (1); il offre, en effet, un panorama aussi mobile que complet de ce Paris du XVIIIe siècle, qui ne se sentait pas si malade. L'ouvrage était à peine achevé que l'édifice croulait et s'abimait dans des torrents de sang. « Je ne marche plus dans Paris, écrit-il dans le Nouveau Paris, que sur ce qui me rappelle ce qui n'est plus. Bien m'a pris de faire mon tableau en douze volumes; car s'il n'était pas fait, le modèle est tellement effacé qu'il ressemble au portrait décoloré d'un aïeul mort à l'hôpital et relégué dans un galetas. Personne ne s'était avisé avant moi de faire le tableau d'une cité immense, et de peindre ses mœurs et ses usages dans le plus petit détail; mais quel changement!

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Un bon mot, qui n'est pas juste, peut un instant égayer, mais ne peut faire autorité; et l'épigramme de Rivarol, bien qu'incisive, est loin d'être l'équivalent d'un jugement. Il était tout naturel que Rivarol dit du mal de Mercier qu'il n'aimait pas, lui qui ne se faisait nul scrupule de frapper sur ses meilleurs amis, Champcenetz tout le premier. Il est encore un mot à l'endroit du dramaturge que nous citerons ici pour laisser là Rivarol ensuite. «Ma vie est un drame si ennuyeux, disait-il, que je soutiens toujours que c'est Mercier qui l'a fait. » Celui-ci s'est vengé de tous ces lardons en glissant dans son Tableau de Paris une anecdote cruelle Madame Du Deffand, aveugle, entrant dans une société, écoutait un de ces beaux parleurs que l'on cite, et qui vont répétant dans vingt maisons absolument le même thème: Quel est ce mauvais livre, dit-elle, qu'on lit ici? C'était un M. Rivarol qui parlait. »

(1) Correspondance de Grimm.

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Au reste, l'on pourrait opposer comme contraste à l'amère rigueur de ses zoïles, l'inconcevable enthousiasme. des Allemands à son égard. Un Français, voyageant vers le 60e degré, rencontra un professeur qui, suant dans ses fourrures, s'évertuait à traduire un chef-d'œuvre de notre langue. L'habitant de Paris demanda le nom de l'écrivain pour lequel il voyait faire tant d'efforts. « Je ne les regrette point; c'est pour le plus grand de vos écrivains, vous devinez pour qui? - Montesquieu, peut-être? - Vous n'y êtes pas. Voltaire? Oh! non.

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· Racine?

Ah! fi! vous vous éloignez toujours davantage. Eh bien, je vois qu'il faut vous le dire : c'est M. Mercier; c'est sans difficulté, le premier génie qu'ait votre littérature; il n'a qu'un seul défaut, celui des Français, il sacrifie trop souvent aux Grâces. » Qui s'en serait douté? ajoute l'abbé de Vauxcelles auquel nous empruntons textuellement l'anecdote.

Le Tableau de Paris parut sans nom d'auteur. Le libraire de Neufchâtel, qui lui avait acheté l'ouvrage, étant venu à Paris sans précaution et se trouvant muni d'un certain nombre d'exemplaires, fut arrêté, non pas tant pour le livre que parce que l'on comptait arriver par lui à l'auteur même. Mais celui-ci refusa obstinément de déclarer le nom de l'écrivain; à toutes les questions, il se bornait à dire qu'il tenait le manuscrit d'un quidam qui était venu le lui apporter et qu'il ne connaissait point. Mercier apprend et son arrestation et son généreux procédé; il vole aussitôt chez M. Lenoir, un exemplaire du Tableau de Paris à la main :

« Monsieur, lui dit-il, j'ai appris que vous cherchiez l'auteur de cet ouvrage : voici en même temps le livre et l'auteur.» Le lieutenant de police ne put se défendre d'un vif intérêt pour tous les deux; il entra en discussion avec Mercier et

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lui promit en le congédiant de présenter tout cela à M. de Maurepas, sous le jour le plus favorable. L'imprimeur fut relâché, l'on se contenta d'arrêter le livre. Quant à l'écrivain, on le laissa paisiblement faire les apprêts de son départ pour la Suisse, où il allait achever son ouvrage.

Sa rencontre avec Lavater est trop connue pour que nous insistions sur cette petite historiette qu'on a essayé de révoquer en doute. A l'inspection seule de cette physionomie intelligente, d'une sagacité et d'une finesse incontestables, le pasteur de Zurich lui dit nettement qu'il ne pouvait être autre que l'auteur du Tableau de Paris. Les incrédules ont insinué que la perspicacité de Lavater avait pu être singulièrement aidée par des rapports préalables mis habilement. à profit; et ce soupçon aurait bien quelque vraisemblance, n'était le caractère connu du fougueux, du romanesque, mais de l'honnête physiognomoniste. Mercier, qui a traité tous les sujets, projetait, lui aussi, des études physiologiques. Seulement, ce n'était pas le visage qu'il prenait à partie; ce n'était pas la main non plus, qu'il abandonnait à l'exploitation des diseurs de bonne aventure (1), c'était le pied: il voulait arriver à la connaissance de l'homme par l'inspection des pieds. Au reste, il n'eût fait que ressusciter le paradoxe scientifique d'un médecin du xvie siècle (2); quelques pages glissées dans son Nouveau Paris et ayant pour titre Dessins de Lebrun, sont tout ce qu'il a écrit sur la matière.

(1) Un homme de beaucoup d'esprit, M. D'Arpentigny, a fait un livre très-curieux sur cette branche de la science physiologique, la Chyrognomonie. Quoique peu connu, l'ouvrage est à lire, il est le résultat de longues, de sérieuses et d'ingénieuses observations.

(2) La Platopodologie, d'Antoine Fiancé, médecin de Besançon. Mercier, abbé de Saint-Léger, a publié une notice sur cet ouvrage.

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