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dont on avait reçu une pièce, eût par le fait même ses entrées dans la salle. Mercier se présente un soir; un employé lui barre le chemin. Mercier demande à celui-ci s'il ne le reconnaît pas ; il lui est répondu que c'est à cause de cela qu'on l'arrête au passage. Il insiste, fait clameur, s'y prend si bien que l'on est obligé d'appeler le sergent, qui lui notifie la décision de la comédie et lui donne le conseil amical de se retirer. Mais l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante n'était pas d'humeur à endurer paisiblement pareille avanie. Il fait venir un commissaire et les gens de police nécessaires pour constater le déni de son droit et en faire un nouveau chef de plainte contre ses adversaires.

Mais il avait affaire à une partie puissamment appuyée, à un corps tout entier, lui, pauvre écrivain isolé, mal noté, mal vu, et qui n'avait à opposer que son droit ou ce qu'il croyait son droit à cette réunion de femmes et d'hommes dont chaque membre avait ses amis, ses prôneurs, ses protecteurs déclarés: toutes les chances étaient donc contre lui. Il est mandé chez le nouveau lieutenant de police Albert, qui commence par le chapitrer et cherche à l'effrayer sur les conséquences d'un démêlé où il ne pouvait d'ailleurs avoir que le dessous. « Le gouvernement, Monsieur, sait que vous répandez un mémoire contre les comédiens; il vous défend de passer outre. Monsieur, répond Mercier d'un ton ferme, je ne sais ce que vous voulez dire par ce mót gouvernement; j'ai un roi, et je suis un de ses sujets les plus soumis lorsqu'il me donnera des ordres, je saurai obéir. Mais, encore une fois, j'ignore ce que vous entendez par gouvernement. Si vous persistez, il pourra vous arriver quelque chose de fàcheux. Monsieur, je n'ai fait que me servir de la loi; je me crois blessé dans mes droits de ci

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toyen, je réclame un tribunal admis par la nation pour recevoir les plaintes de tout homme quelconque; je ne crains que ses jugements (1). » Après cette réponse très-catégorique, il se retira. Mais il ne devait pas tarder à ressentir l'effet de la menace du lieutenant de police. Il est informé un soir qu'une lettre de cachet à été obtenue contre lui, et qu'il sera arrêté le lendemain à quatre heures du matin. Dans cette conjoncture, Mercier prend un parti extrême; il va se réfugier au parlement, et se met sous sa protection. L'ordre. avait été arraché au ministre, du moins c'était le bruit général, par le maréchal de Duras, gentilhomme de la chambre, et qui, à ce titre, était un peu la partie adverse de l'auteur de l'Essai sur l'art dramatique. Le duc avait été poussé à requérir cet acte de rigueur par madame Vestris, dont il était l'amant, et que la diatribe de Mercier avait blessée plus que pas une. Mais la lettre de cachet fut révoquée. Les collègues du maréchal furent les premiers à désapprouver une pareille violence. C'était bien assez déjà d'entraver la procédure sans attenter encore à la liberté de l'écrivain.

L'expulsion du duc de Lavrillière et l'arrivée de M. de Malesherbes au secrétariat d'État, ayant le département de Paris, donna à Mercier quelque espoir. Il présenta, au mois d'août, une requête au roi, contre MM. les premiers gentilshommes de la chambre de Sa Majesté demandeurs, concluant à être reçu opposant à l'arrêt du 24 juin 1775, à ce qu'il fût ordonné qu'il continuera de procéder au parlement de Paris sur les différends et contestations entre lui et la troupe des comédiens français; et que les inculpations et expressions peu mesurées répandues dans ladite requête seront et de

(1) Correspondance secrète.

meureront supprimées; et que les sieurs premiers gentilshommes seront condamnés en tels dépens, dommages et intérêts qu'il plaira à Sa Majesté arbitrer, et à tous les dépens.

La requête était au rapport de M. de Malesherbes qui, peu de temps auparavant, avait adressé ces paroles sévères aux comédiens venus lui demander, selon l'usage à l'installation d'un nouveau secrétaire d'État, sa protection: « Je vous l'accorde, à une condition cependant : c'est que vous respecterez plus que vous ne faites les gens de lettres, dignes des hommages de tous les êtres pensants, et surtout des vôtres...>> Mais quelles que fussent les bonnes dispositions de M. de Malesherbes, Mercier, au mois de septembre 1776, n'avait point fait un pas de plus; ses adversaires n'avaient pas trop présumé de leur crédit en se vantant d'éterniser le procès. L'affaire avait été évoquée au conseil où elle était enterrée.

A moins de trouver un moyen de mettre de nouveau la Comédie en cause, l'auteur de Natalie n'avait plus qu'à s'avouer vaincu. Il tenta un dernier coup; il s'arrangea de façon à constater un nouveau refus de le laisser entrer dans la salle, et fit assigner les comédiens français au Châtelet, où il obtint une condamnation par défaut et deux mille écus de dommages et intérêts. Mais ceux-ci eurent recours aux mêmes moyens, ils s'adressèrent à leurs protecteurs, et les gentilshommes de la chambre obtinrent l'évocation au conseil de cet autre procès, comme incident et annexé au premier. Cette fois Mercier était à bout d'expédients, il dut s'envelopper comme César dans son manteau et se résigner.

Dans l'impuissance de se faire jouer, Mercier fit imprimer

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son théâtre don't s'empara la province. Jenneval ou le Barnevelt français, la Maison de Molière, l'Habitant de la Guadeloupe, la Brouette du Vinaigrier, Jean Hennuyer, sont les ouvrages les moins ignorés qu'il ait laissés. Son Jenneval, la première de ses pièces (elle date de 1769), fut toutefois représentée aux Italiens en février 1781. Elle fut accueillie par un orage épouvantable de bravos et de huées : « Une partie du public, racontent les Mémoires secrets, s'écriait : C'est horrible! une autre : Voilà qui est beau, parfait, sublime! Les uns disaient: Quelle superbe leçon de morale on peut puiser ici! les autres : Quel tableau affligeant pour l'humanité! jamais il n'aurait dû paraître aux yeux du public français! » Mais cette lutte, ces cris témoignent de la valeur d'un ouvrage. Mercier les préférait à l'indifférence et au silence. L'épigramme ne lui déplaisait point, elle était encore un hommage de l'envie. Et, puisqu'il est question d'épigrammes, en voici une sur son théâtre qui doit trouver tout naturellement sa place ici.

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Ce fut en 1781 que parurent les deux premiers volumes du Tableau de Paris; le succès en fut prodigieux à l'étranger. Mercier regrette, et il n'a pas tort, que cette idée de traduire la physionomie physique et morale de Paris

ne soit pas venue avant lui à quelque esprit observateur dont les investigations n'eussent pas été d'un mince secours pour son histoire : « Si, vers la fin de chaque siècle, dit-il, un écrivain judicieux avait fait un tableau général de ce qui existait autour de lui; qu'il eût dépeint, tels qu'il les a vus, les mœurs et les usages, cette suite formerait aujourd'hui une galerie curieuse d'objets comparatifs; nous y trouverions mille particularités que nous ignorons: la morale et la législation auraient pu y gagner. Mais l'homme dédaigne ordinairement ce qu'il a sous les yeux, il remonte à des siècles décédés; il veut deviner des faits inutiles, des usages éteints, sur lesquels il n'aura jamais de résultat satisfaisant, sans compter l'immensité des discussions oiseuses et stériles où il se perd. D

Du moins, Mercier fera pour son siècle un travail qui, par son utilité, l'importance du but, le piquant des recherches, sera un livre que la postérité consultera. Il prétend n'avoir tenu que le pinceau du peintre, avoir fait la part mince au philosophe, encore moindre au satirique; peutêtre se flatte-t-il un peu. Il était trop passionné pour apporter dans ses jugements cette froideur désintéressée qui se contente de constater, sans admirer ou s'indigner jamais. Mais, bien que Mercier nous offense à tout instant par ses emportements contre une société qui d'ailleurs n'en a pas pour longtemps à vivre, nous l'aimons mieux ainsi qu'indifférent et blasé. La part de l'exagération est aisée à faire, et vous avez un livre où les descriptions, les scènes, les tableaux se succèdent, tracés avec une vigueur, un nerf, un coloris, un sarcasme parfois sans lesquels le Tableau de Paris n'eût eu rien de bien différent d'un Guide dans Paris.

B

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