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paru insoutenables. «J'y trouvais, avoue-t-il, une uniformité, une contrainte, une gêne, une forme monotone, un faux qui ne plaisaient pas beaucoup à mon esprit amoureux des beautés vastes et irrégulières (1). » Il était fortifié dans ses antipathies natives par l'auteur du Sopha, qui passait son temps à médire d'un genre illustré par son père. Mais Crébillon le fils n'avait point de préjugés, à en juger par ce qu'en rapporte Mercier « Un jour, il me dit en confidence qu'il n'avait pas encore achevé la lecture des tragédies de son père, mais que cela viendrait; il regardait la tragédie française comme la farce la plus complète qu'ait pu inventer l'esprit humain (2). »

Mercier se sentait tout à fait incapable de faire de la tragédie dans le goût de Lemierre ou de M. de Guibert, lors même qu'il n'eût pas éprouvé une répulsion, un mépris insurmontable pour ce genre conventionnel où l'on ne pouvait être ni simple, ni raisonnable, ni vrai. Le papillotage lui était tout aussi antipathique; il n'avait rien de ce qui convient pour cette comédie de mots dont la petite comédie du Cercle est l'un des modèles. Pour héros, il lui fallait le peuple; pour langage, le langage de tous les jours et de toutes les heures, la prose; pour fable, une action vraie, naturelle, morale, d'autant plus intéressante que le spectateur se sentirait plus voisin des passions ou des ridicules dont on le faisait le témoin; qui enseignât en divertissant, car Mercier était philosophe avant tout, il n'écrivait pas pour le plaisir d'écrire, et ce mot tout récent de l'art pour l'art n'eût jamais été sa devise.

A l'heure qu'il est, nous pouvons rendre justice à Mercier

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et reconnaître ce qu'il y a de vrai dans ses idées; à part le style et les qualités individuelles de nos tragiques, l'on est bien forcé de convenir que le moule a bon besoin d'être refondu, et du tout au tout, pour devenir possible à notre époque. Mercier, en rompant brusquement, brutalement, si vous le voulez, avec les traditions et les routines du passé, avait bien quelque excuse; il avait même son modèle. C'est dans la lecture de Shakespeare qu'il avait puisé avec le besoin d'une autre forme la haine et le dédain de notre théâtre. Shakespeare était sa grande admiration, Shakespeare était son dieu; il le savait par cœur, à une époque où les plus lettrés, à commencer par Voltaire, ne le connaissaient que de nom, où ni de Laplace (car Letourneur ne vint qu'après), ni Ducis n'avaient encore tenté de le naturaliser parmi nous, celui-ci par sa traduction en prose, celui-là par ses timides et pâles imitations.

L'éducation du public était encore à faire; Mercier, dont les premiers ouvrages avaient été accueillis froidement, dans l'intérêt du public et le sien propre, crut devoir s'en charger et publia en conséquence un Essai sur l'art dramatique où il brisait les vitres de toutes les manières. Il s'exprimait en toute franchise et en toute audace sur des idoles révérées jusque-là. Corneille et Racine, les génies de leur siècle, ne sauraient plus être des classiques et des modèles chez une société débarrassée de ses langes, qui avait fait un pas de plus vers le progrès, dont les exigences, les raffinements, l'idéal avaient dû grandir et reculer leurs frontières. En un mot, leur temps était passé pour ne plus revenir; il fallait qu'ils cédassent la place à une autre génération d'écrivains et de pcnseurs, parmi lesquels, à la tête desquels, vous le sentez bien, marchait l'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante.

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Mercier avait le sentiment et l'orgueil de sa force et il criait bien haut ce que d'autres, aussi peu modestes mais plus discrets, se contentaient de penser tout bas.

S'il se fût borné à mettre au jour cette poétique assez osée à l'égard des classiques de notre théâtre, il est probable que les comédiens français, quelque épouvantable que fût l'hérésie, n'eussent pas rompu avec lui par un éclat qui devint un scandale. Mais Mercier avait à se plaindre d'eux, il les persécutait vainement pour représenter son drame de Natalie reçu le 8 du mois d'août 1773; il profita de l'occasion pour dire leur fait à ces acteurs arrogants dont il était temps enfin de rabattre l'insolence: « Mangeant le blé des épis que d'autres ont moissonnés, écrit-il, ils s'endorment dans une oisiveté autorisée, visitent fréquemment leur maison de campagne, ou vont lucrativement rétablir leur poitrine sur nos théâtres de province; les doubles paraissent, et les pièces nouvelles reculent des années entières. Si Corneille revenait au monde, il lui faudrait quatre-vingt-dix ans pour faire jouer son théâtre, car il faut être très-heureux (pour ne rien dire de plus) pour savoir placer une pièce tous les trois ans....... » Le chapitre entier n'est qu'une longue et amère accusation contre les comédiens, qui ne justifiaient que trop, nous en conviendrons, ces plaintes et ces récriminations.

Mercier, après cette diatribe, ne fut pas bon à jeter aux bêtes, il fut mis, tout d'une voix, au ban de l'empire. Il avait écrit à ceux-ci une dernière lettre où il réclamait derechef la représentation de son drame et l'audition d'une autre pièce consentie après neuf mois de démarches, et pour laquelle il était enregistré dès le 22 décembre 1773. Il reçut cette réponse :

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Monsieur, votre lettre datée du 4 mars, et adressée à

MM. les comédiens français ordinaires du roi, a été lue hier à leur assemblée. Voici l'avis qui a réuni le plus grand nombre de voix, et qu'elle m'a chargé de vous communiquer :

« Qu'il court dans le monde un libelle intitulé: De l'art dramatique; que ce libelle attaque directement la Comédie française ; que M. Mercier n'a point désavoué cet ouvrage injurieux, et que la Comédie ne peut avoir rien de commun avec un auteur qui a cherché à la couvrir de ridicule et d'infamie; qu'elle mériterait les odieuses imputations de M. Mercier, si elle avait la faiblesse de joindre jamais ses intérêts à ceux de cet auteur, et qu'enfin elle ne peut se charger d'aucun de ses ouvrages, ni les recevoir, ni même les entendre, qu'il ne soit justifié du libelle que tout le monde lui attribue, qu'il se vante lui-même d'avoir fait, et que le désaveu ne soit aussi notoire que l'injure a été publique.

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La lettre datée du 7 mars était expédiée comme conforme à l'original, par le sieur de Laporte, secrétaire de la Comédie française.

La réplique de Mercier ne se fit pas attendre ; il présenta une requête à la grand'chambre où il demandait :

1° Que la délibération de la troupe du 6 mars fùt biffée en la forme ordinaire, comme indécente et injurieuse; que défenses fussent faites aux comédiens de plus à l'avenir en prendre de pareilles, et que pour l'avoir fait, ils fussent condamnés à des dommages-intérêts envers lui, applicables de son consentement au pain des pauvres prisonniers de la Conciergerie.

2° Que l'article 55 du règlement du 23 décembre 1757 fût exécuté; en conséquence, que les comédiens fussent tenus de jouer sa pièce, reçue le 8 août 1773, suivant l'ordre dans lequel elle avait été présentée. A l'égard de celle enregistrée

le 22 décembre 1773, et de celle adressée à la troupe le 4 mars dernier (car il en avait présenté une troisième), comme ces deux dernières n'étaient reçues ni même jugées, et qu'il ne lui était plus possible de compter sur l'impartialité des comédiens, il requérait que le jugement de ces pièces fût renvoyé à des gens de lettres, à l'Académie française, par exemple, si elle voulait bien se charger de cette commission.

3° Qu'il fût reçu opposant au règlement du 23 décembre 1757, en ce que le règlement contient de contraire à l'honneur des lettres et à l'intérêt des auteurs, sauf à M. le procureur général à prendre telles conclusions qu'il aviserait bon être.

C'était le premier avocat général Séguier qui était chargé des pièces. Le mémoire était signé par un avocat de talent, maître Henrion de Pansey, auteur d'un éloge de Mathieu Molé prononcé à la première assemblée de l'ordre, dans la bibliothèque des avocats, lors de la rentrée du parlement, et dont, entre parenthèse, le chancelier n'avait pas voulu permettre l'impression. Ce mémoire, que l'on ne présentait que comme une introduction à de plus amples et de plus volumineux renseignements, ne pouvait manquer de chiffonner la Comédie dont on citait les mauvais procédés envers différents auteurs, et notamment Louvay de La Saussaye, qui, les ayant actionnés en justice, avait été lié par un arrêt d'évocation. Dans une note, il leur était prêté un mot qui accusait de leur part plus de confiance en leurs parrains que de certitude dans leur droit : « Nous avons assez de crédit, auraient-ils dit, pour faire évoquer l'affaire au conseil, et elle y restera dix ans accrochée. »>

Il était d'usage, alors comme maintenant, que tout auteur

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