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ecclésiastique inconnu lui payait régulièrement sur le taux de quinze louis chacun. Nous disions plus haut qu'il n'apportait pas à son style, à sa forme toute la recherche qu'on est en droit d'exiger d'un auteur qui prétend se survivre; mais s'il était négligé, il rachetait parfois tout cela par l'élévation et le nerf de la pensée : « A travers les idées extravagantes et communes dont cet ouvrage est rem pli (1), fait observer Grimm, qui n'est pas tendre pour Mercier, l'on rencontre non-seulement beaucoup d'excellentes choses, mais encore d'utiles vérités exprimées avec une grande énergie, comme celle-ci : « Le mépris dans les grandes « villes, est comme l'air infect qu'on y respire; on s'y fait. » Tacite aurait-il voulu dire autrement? »

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Un autre grief, c'est l'affectation de néologisme que l'on rencontre à chaque page, presque à chaque phrase. Mais, chez Mercier, ce n'est pas un néologisme de hasard; il a érigé la néologie en système, et a publié même deux volumes trèscurieux sur la matière (2). Il faut lire d'un bout à l'autre sa préface, fougueux plaidoyer contre la douane grammaticale exercée par l'Académie et le dictionnaire: « On ne perd les États que par timidité; il en est de même des langues, s'écrie-t-il, je veux étouffer la race des étouffeurs; je me sens pour cela les bras d'Hercule: il ne faut plus qu'enlever le pédant en l'air, et le séparer de ce qui fait sa force. Quand Corneille s'est présenté à l'Académie avec son mot invaincu, on l'a mis à la porte; mais moi qui sais comment on doit traiter la sottise et la pédanterie, je marche avec une phalange de trois mille mots, infanterie, cavalerie, hussards; et s'il y a

(1) Mon bonnet de nuit.

(2) Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles.

beaucoup de morts et de blessés dans le combat, eh bien, j'ai une autre armée en réserve, je marche une seconde fois, car je brûle de culbuter tous ces corps académiques, qui n'ont servi qu'à rétrécir l'esprit de l'homme... Il n'y a rien. de tel qu'un peuple sans académie, pour avoir une langue forte, neuve, hardie et grande. Je suis persuadé de cette vérité comme de ma propre existence. Ce mot n'est pas français, et moi je dis qu'il est français, car tu m'as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l'imagination vive, et qui crée tous les mots, qui n'écoute point, qui n'entend point ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue, et l'enrichit d'expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s'abandonne à des plaintes que le vent emporte. J'en appelle donc au peuple, juge souverain du langage; car si l'on écoute les puristes, l'on n'adoptera aucun mot, l'on n'exploitera aucune mine, l'on sera toujours tremblant, incertain; l'on demandera à trois ou quatre hommes s'ils veulent bien nous permettre de parler et d'écrire de telle ou telle manière, et quand nous en aurons reçu la permission, ils voudront encore présider à la structure de nos phrases: l'homme serait enchaîné dans la plus glorieuse fonction qui constitue un être pensant. Loin de nous cette servitude : la hardiesse dans l'expression suppose la hardiesse de la pensée..... La langue est à celui qui sait la faire obéir à ses idées. Laissez la langue entre les mains de nos feuillistes, folliculaires, souligneurs, elle deviendra nigaude comme eux. Donnezvous la peine d'orienter la carte de la littérature, pour en désigner le midi et le septentrion, c'est-à-dire les gens de

lettres d'un côté, qui produisent des ouvrages, qui creusent les idées, qui vont en avant, et de l'autre, les jugeurs impuissants à créer, et qui sont les dignes objets de la risée publique. Que reste-t-il de toute la scolastique de l'abbé Desfontaines jusqu'à celle de nos jours? c'est du langage sorbonique littéraire, rien de plus.

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« Songeons, dit-il ailleurs, que toutes ces magnifiques expressions, aujourd'hui admises dans notre langue, ont été mal accueillies dans leur origine; qu'il y a des milliers de volumes qui blâment le langage de nos grands écrivains, et que, sans le mépris dont ils ont justement frappé leurs ineptes adversaires, nous serions privés de leurs chefsd'œuvre. Constamment néologue dans mes écrits, et surtout dans mon Tableau de Paris, j'ai fait lire le Tableau de Paris à toute l'Europe: c'est que je sais mieux peut-être, que tel qui se dit mon adversaire, ce qui doit plaire aux hommes de tous les temps et de tous les lieux. Mais savez-vous ce qui rend les sots incurables? c'est la gravité pédantesque avec Jaquelle ils traitent des matières de littérature, qui sont toutes d'instinct et qui ne vont guère au delà de l'instinct. Vous ne vous en doutez seulement pas, sermonneurs du Mercure! Or, dites-moi, avec vos parallèles, qu'ai-je de commun avec le pédagogue Laharpe, ce fakir littéraire qui a passé sa vie à regarder des cirons au bout de son nez? Ce petit juge effronté des nations, qui ignore la langue de Milton et de Shakespeare, et qui ne sait pas même la sienne, est-il jamais sorti de la vanité collégiale, de la prévention ignorante ou de la pédanterie académique? Il est parfaitement inconnu chez l'étranger. Copiste éternel! c'est ce scolâtre cependant qui juge et calomnie tous ses confrères; il a remboursé la haine de tous. Mais comme je suis né sans fiel, je ne lui

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adresse que le dédain, disposé à l'éclairer sur la composition originale (1), s'il consentait à l'être, ou plutôt s'il ne lui était pas interdit à jamais de comprendre une idée haute. Je ne me serais pas permis ce ton envers lui, s'il n'avait pas indécemment attaqué une foule de gens de lettres recommandables; mais il faut remettre à sa place un auteur qui n'est au fond qu'un homme de collége, et qui s'arme d'une férule qu'on peut aisément lui arracher.

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Même fougue, même déchaînement à l'endroit de l'hémistiche et de la rime; en fait de vers, Mercier ne veut que de la prose. « Qui n'aurait pitié, s'écrie le Luther littéraire, de tous ces jeunes gens perdus, abîmés dans la versification française, et qui s'éloignent d'autant plus de la poésie? Je suis venu pour les guérir, pour dessiller leurs yeux, pour leur donner peut-être une langue poétique; elle tiendra au développement de la nôtre, d'après son mécanisme et ses anomalies. Médecin curateur, je veux les préserver de la rimaille française, véritable habitude émanée d'un siècle sourd et barbare; monotonie insoutenable, enfantillage honteux, qui, pour avoir été caressé par plusieurs écrivains, n'en est pas moins ridicule. La prose est à nous, sa marche est libre; il n'appartient qu'à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poëtes; qu'ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux... Assurons à nos écrivains la liberté d'enchaîner tout à la fois et des expressions toutes nouvelles, et des inversions hardies; nous en verrons naître un coloris plus

(1) Mercier a fait un traité sous ce titre : Vues sur la composition originale, 1770.

animé, une plus grande harmonie. Ne se plairait-on que dans le travail et la gêne? la difficulté vaincue sera-t-elle le premier mérite? Une singulière adresse tiendra-t-elle lieu des sublimes beautés de la poésie? chercherons-nous enfin un vain plaisir dans une admiration stérile? Quant à moi, je souris de voir s'accréditer des licences qui tourneront à la plus grande gloire de la langue; j'aime le style d'Atala (1), parce que j'aime le style qui, indigné des obstacles. qu'il rencontre, élance, pour les franchir, ses phrases audacieuses, offre à l'esprit étonné des merveilles nées du sein même des obstacles. Allez vous endormir près des lacs tranquilles ou des eaux stagnantes; j'aime tout fleuve majestueux qui roule ses ondes sur les rochers inégaux, qui les précipite par torrents de perles éclatantes, qui emplit mon oreille d'un mugissement harmonieux, qui frappe mon œil d'une tourmente écumeuse, et qui me rappelle sans cesse près de ce magnifique spectacle, toujours plus enchanté des concordantes convulsions de la nature. Allumez-vous au milieu de nous, volcans des arts ! »

Le théâtre devait tenter Mercier, qui se jeta dans la carrière avec l'enthousiasme et l'audace de sa nature. Il tirait son chapeau à Corneille pour la grandeur de la pensée et l'énergie de l'expression; mais il ne déguisait pas le peu d'estime que lui inspirait Racine (2). Quant à Voltaire et à Crébillon, il ne comprenait pas le courage d'inertie qu'exigeait l'audition de ces romans incolores qui, écrits en prose, cussent

(1) « Roman, disait Mercier dans une note, un peu imité de l'Homme sauvage, que j'ai publié il y a longtemps, mais qui porte e caractère d'un écrivain fait pour imposer silence à la foule des niais critiques dont notre sol abonde. »

(2) Mercier a fait une satire en prose rimée contre Racine et Boileau.

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