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XI.

La Courtille.

On ne sait ici-bas à qui la renommée promet ses faveurs éclatantes. Elle tire de la plus profonde obscurité des noms qu'elle proclame tout à coup, et rend illustres. Ces noms passent dans toutes les bouches, s'attachent à la langue nationale, et deviennent immortels. Tel est le fameux nom de Ramponeau, plus connu mille fois de la multitude que celui de Voltaire et de Buffon. Il a mérité de devenir célèbre aux yeux du peuple, et le peuple n'est jamais ingrat. Il abreuvait la populace altérée de tous les faubourgs, à trois sous et demi la pinte: modération étonnante dans un cabaretier, et qu'on n'avait point encore vue jusqu'alors!

Sa réputation fut aussi rapide qu'étendue. Une affluence extraordinaire rendit son cabaret trop étroit; et l'emplacement s'élargit bientôt avec sa fortune. Je ne parlerai point ici des princes qui le visitèrent. Le sourire du peuple, a dit Marmontel, vaut mieux que la faveur des rois.

Il fut question de le faire monter sur un théâtre, pour le livrer tout entier aux avides regards du public, qui ne voulait voir que lui. Il avait signé un engagement avec l'entrepreneur d'un spectacle; mais il se rétracta, alléguant sa conscience, qui lui reprochait d'avoir voulu monter sur un théâtre. Il en naquit un procès; mais Ramponeau triompha, et ses avocats adverses furent vertement chapitrés par leur ordre, tant le génie prédominant de ses heureux destins terrassait tous ses ennemis.

La fortune vint à la suite de la renommée il enrichit la langue d'un mot nouveau, et, comme c'est le peuple qui fait les langues, ce mot restera; on dit ramponer, pour dire boire à la guinguette hors de la ville, et un peu plus qu'il ne faut.

La réputation du père Élysée (depuis prédicateur du roi) commença vers le même temps, comme il le dit lui-même;

mais le père Élysée ne fut pas suivi comme Ramponeau. Le père Élysée est retombé dans l'obscurité, et le nom de Ramponeau est vivant. Tant que le peuple aimera à boire du vin à six sous, il se souviendra avec une tendre reconnaissance que Ramponeau le donnait à trois et demi.

C'est à la Courtille que s'agite, le dimanche, un peuple qui consacre ce jour-là à la boisson et au libertinage, que dans un étage au-dessus on appelle galanterie : il est presque sans voile dans ces tavernes, où cette populace étourdit sa raison sur le profond sentiment de sa misère. C'est la brutalité de la passion, qui, dans ce qu'on appelle le bas peuple, fait le grand nombre d'enfants; et le philosophe, après s'être promené à la Courtille avec ses yeux observateurs, ne pourra s'empêcher de dire : C'est là où la nature gagne, car elle perd avec les classes supérieures; et ce sont les inférieures qui la dédommagent des pertes qu'elle fait chez les grands et chez le bourgeois trop aisé.

Tandis que Ramponeau augmentait en célébrité, celle d'un contrôleur général des finances, monté à cette place avec la plus haute réputation, tomba précipitamment. Il fit plusieurs écoles, quoique doué d'esprit et de connaissances. Dès lors tout parut à la Silhouette, et son nom ne tarda point à devenir ridicule. Les modes portèrent à dessein une empreinte de sécheresse et de mesquinerie. Les surtouts n'avaient point de plis, les culottes point de poches, les tabatières étaient de bois brut; les portraits furent des visages tirés de profil sur du papier noir, d'après l'ombre de la chandelle, sur une feuille de papier blanc. Ainsi se vengea la nation. Quelque temps auparavant était tombée de même une grande réputation, celle du maréchal de Belle-Isle, grand paperasseur, qui, par un ton hardi et une grande suffisance, avait fait accroire à tout le monde qu'il était un homme d'État.

L'histoire du règne de Louis XIV et de Louis XV serait tout entière dans l'histoire des contrôleurs généraux. Fouquet, Colbert, Desmarets, Laws, Orry, Silhouette, Bertin, Laverdi, l'abbé Terray (sans parler des autres), fourniraient des observa

tions exactes et curieuses..... Mais nous sommes loin de la Courtille; rentrons dans notre sujet, malgré la pente qui nous porte incessamment à nous en écarter.

XII.

Les élégants.

Il n'y a plus d'hommes à bonnes fortunes; c'est-à-dire, de ces hommes qui se faisaient une gloire d'alarmer un père, un mari, de porter le trouble dans une famille, de se faire bannir d'une maison avec grand bruit, d'être toujours mêlés dans les nouvelles des femmes : ce ridicule est passé, nous n'avons plus même de petits-maîtres; mais nous avons l'élégant.

L'élégant n'exhale point l'ambre; son corps ne paraît pas dans un instant sous je ne sais combien d'attitudes; son esprit ne s'évapore point dans les compliments à perte d'haleine; sa fatuité est calme, tranquille, étudiée; il sourit au lieu de répondre; il ne se contemple point dans un miroir; il a les yeux incessamment fixés sur lui-même, comme pour faire admirer les proportions de sa taille et la précision de son habillement.

Il ne fait des visites que d'un quart d'heure. Il ne se dit plus l'ami des ducs, l'amant des duchesses, l'homme des soupers. Il parle de la retraite où il vit, de la chimie qu'il étudie, de l'ennui où il est du grand monde. Il laisse parler les autres ; la dérision imperceptible réside sur ses lèvres; il a l'air de rêver, et il vous écoute; il ne sort pas brusquement, il s'évade; il vous quitte, et vous écrit un quart d'heure après, pour jouer l'homme distrait.

Les femmes, de leur côté, n'épuisent plus les superlatifs, n'emploient plus les mots de délicieux, d'étonnant, d'incompréhensible; elles parlent avec une simplicité affectée et n'expriment plus sur aucune chose ni leur admiration ni leurs transports: les événements les plus tragiques ne leur arrachent qu'une légère exclamation; les nouvelles du jour, narrées sans ré

flexions, et les expériences chimiques, fournissent à l'entretien. L'accommodage des hommes est redevenu très-simple; on ne porte plus des cheveux en escalade. Ces hauts toupets, si justement ridiculisés, ont disparu.

Les femmes, même les bourgeoises, ne disent plus qu'elles sont laides à faire peur; qu'il n'y a rien de plus pitoyable que la manière dont elles sont ajustées : tous ces propos ne sont plus de mode, et nous en avertissons charitablement les dames provinciales qui les emploient encore.

La dame qui ne voulait jouer qu'avec des cartes parfumées, qui exigeait que ses femmes fussent à la bergamote, n'offrirait aujourd'hui qu'une fantaisie bizarre et particulière.

L'esprit est toujours commun; mais le bon sens est encore plus rare. On prend à la volée les connaissances dont on se pare; on raisonne à perte de vue, mais l'on se donne rarement la peine d'approfondir.

Le plus difficile pour un homme de lettres, aujourd'hui, n'est pas de parler d'érudition avec les savants, de guerre avec les militaires, de chiens et de chevaux avec les seigneurs ; mais de riens avec plusieurs femmes, qui ne veulent plus parler, à l'exemple des élégants.

XIII.

Nouvellistes.

Un groupe de nouvellistes dissertant sur les intérêts politiques de l'Europe forment sous les ombrages du Luxembourg un tableau curieux. Ils arrangent les royaumes, règlent les finances des potentats, font voler les armées du nord au midi.

Chacun affirme la nouvelle qu'il brûle de divulguer, lorsque le dernier venu dément d'une manière brusque tout ce qu'on a débité; et le vainqueur du matin se trouve battu à plate couture à sept heures du soir; mais le lendemain, au réveil des nou

vellistes, le conteur de la veille restitue à son héros une pleine victoire. Tous les jeux sanglants de la guerre deviennent un objet d'amusement pour cette vieillesse oisive et imbécile, et servent à leurs entretiens.

Ce qui a droit d'étonner un esprit sensé, c'est l'ignorance honteuse où sont plongés tous ces faiseurs de nouvelles, tant sur le caractère que les forces et la situation politique de la nation anglaise.

On ne raisonne pas mieux, il faut l'avouer, dans les salons dorés. Les Français en général traitent l'Anglais, quand il n'est pas présent, avec un ton de supériorité, un ton hautain, un ton de mépris, qui fait déplorer l'aveuglement des détracteurs : rien ne prouve mieux qu'aucun peuple n'est plus soumis aux préjugés nationaux que le Parisien. Il croit comme article de foi tout ce que lui dit la Gazette de France; et quoique cette gazette mente impudemment à l'Europe par ses éternelles omissions, le bourgeois de Paris ne croit aucune autre gazette, et il soutiendra toujours qu'il ne tient qu'à la France de subjuguer l'Angleterre : il affirmera que si l'on ne fait pas une descente à Londres, c'est qu'on ne le veut pas, et que nous pouvons interdire à cette nation la navigation, même sur la Tamise. Il faut écouter toutes ces impertinences qui se trouvent dans la bouche des hommes les moins faits pour les prononcer. On les entend raisonner assez juste sur d'autres objets; mais quand il est question de l'Angleterre, ils semblent n'avoir ni jugement, ni connaissances, ni lecture. Ils n'ont pas la moindre idée de la constitution de cette république, et ils en parlent à peu près comme un feuilliste, qui ne sait pas un mot d'anglais, parle de Shakespeare. Ces assertions gratuites ne méritent que la risée des hommes instruits; cependant les premiers de la nation, les gens de lettres eux-mêmes, sont peuple à cet égard.

Un bourgeois de la rue des Cordeliers écoutait assidûment un abbé, grand ennemi des Anglais. Cet abbé l'enchantait par ses récits véhéments; il avait toujours à la bouche cette for

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