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Ce mot me rappelle quelques idées qu'il me prend envie de placer ici, au risque de faire une digression. Lecteurs, nous retournerons ensuite au Palais-Royal.

Le goût des cercles, inconnu à nos pères, et copié des Anglais, a commencé à se naturaliser à Paris (1). Dans ces sortes d'assemblées, on s'instruit en s'amusant; l'histoire, la physique, la poésie s'y donnent la main : c'est une espèce d'académie composée de personnes de tout état, où le goût de toutes les sciences et de tous les arts y fait un heureux mélange qui doit contribuer à leurs progrès.

O l'heureux temps, et je me le rappelle avec transport, où les muses faisaient nos uniques délices, et où, dans des entretiens variés, nous communiquions toutes nos idées à cinq ou six amis! Nous cherchions la vérité avec le plus vif désir de la connaître, ce qui est plus rare qu'on ne pense. Jamais l'émulation ne dégénéra parmi nous en jalousie, passion vile, qui tourmente sans éclairer; nous traitions un sujet, sans cette précipitation qui étouffe les idées ou les empêche de naître. La liberté de penser donnait souvent à nos expressions une tournure neuve et singulière, qui, dans nos innocents débats, faisait éclore le rire dans toute sa naïveté.

C'est là que j'ai commencé à me montrer un hérétique en littérature, et que je disais avec franchise : J'ai voulu lire plusieurs de ces écrivains si vantés, ils m'ont déplu; là je faisais l'aveu de mes paradoxes littéraires : on voulait me convertir, et le prêcheur était quelquefois converti lui-même.

Je ne connais point de plus grande volupté que celle de causer librement avec des hommes qui vous entendent à demi mot, qui vous devinent, et avec lesquels on peut parcourir une

(1) Le génie français n'aura jamais, dans ses amusements, la liberté anglicane. Si le Français est atteint de folie, c'est quand il est presque isolé. Dès qu'il est réuni en cercle, il est grave et sérieux. Quelques roués n'ayant pu être admis dans les clubs du Palais-Royal, on leur proposa, par une lettre anonyme, de composer le club des (Note de Mercier.)

roués.

multitude d'objets. Souvent, lorsque l'on croyait une question épuisée, on était aussi surpris que charmé de découvrir de nouvelles épreuves d'une vérité qui semblait n'avoir d'abord qu'un faible degré de vraisemblance: on ne saurait croire combien un tel exercice donne de pénétration à l'esprit, le flux et reflux des idées qu'on discute ou qu'on combat, en fait naître qu'on n'avait pas même soupçonnées; ce choc d'une conversation animée fait jaillir une foule de brillantes étincelles. Non, quand on a joui du plaisir de causer dans le cercle monotone des hommes vulgaires, n'entendant point, ou dédaignant la langue sotte qu'on y parle, on y devient muet, et l'on s'en sauve le plus qu'on peut.

Je n'ai point la déplorable injustice de croire qu'on ne cause bien que dans la capitale; que le soleil des arts ne se lève que pour Paris, et que les villes de province ne jouissent que de la faible lueur de quelques étoiles errantes : qu'un académicien du Louvre dise une pareille sottise, sans y croire, à la bonne heure; mais il n'en est pas moins vrai de dire que l'esprit humain, pressé de tous côtés dans la capitale par mille objets, y rend plus qu'ailleurs. Là, les idées sont plus vives et plus fécondes, parce qu'elles y sont éveillées, appréciées ou combattues par la foule des événements journaliers, et par l'immense multitude de caractères, qui tous diffèrent entre eux d'une manière plus forte et quelquefois plus bizarre que dans les provinces, où règne une sorte d'égalité uniforme, qui ressemble au cours paisible d'un fleuve. La capitale est une mer bouleversée, chaque jour, par tous les vents qui y soufflent en sens contraires.

Les académiciens du Louvre ont la modestie de se réserver, pour eux seuls, le droit immortel de briller dans ce palais, où ils se vantent d'avoir élevé le trône de la littérature française; cependant on sait que ces despotes ont une foule immense de sujets rebelles, qui méconnaissent ou rient de leur souveraineté prétendue.

L'amour des arts a élevé plusieurs petites sociétés littéraires,

qui contribuent infiniment plus que la grande à exercer l'esprit et à perfectionner la raison. Les jeunes gens s'y font maintenant un plaisir d'apprendre à réfléchir et à raisonner, d'après d'excellentes lectures, dont le goût se répand partout.

J'ai de l'antipathie, je l'avoue, pour les corps académiques à lettres patentes et à jetons : au contraire, je me sens un penchant bien décidé pour ces conférences littéraires, où l'on peut être admis sans les cérémonies ridicules de graves enfants et par une autre voie que celle du scrutin, d'où enfin l'on n'est pas exilé, pour penser ou pour écrire comme l'abbé de Saint-Pierre. Conversons de littérature, mes amis; formons des conférences littéraires, et ne soyons jamais d'aucune académie : notre franchise aimable deviendrait du jargon; notre émulation, de la jalousie, et tout notre caractère se fondrait bientôt en orgueilleuse petitesse. J'ai beaucoup ri en voyant deux ou trois têtes, que je croyais au-dessus de ces misères, tourner au vent du ridicule et croire à la présence réelle du génie autour du tapis vert (1).

CXXIV.

Suite du Palais-Royal.

Là, on peut tout voir, tout entendre, tout connaître ; il y a de quoi faire d'un jeune homme un petit savant en détail; mais c'est là aussi que l'empire du libertinage agit sur une jeunesse effrénée, qui, répandue ensuite dans les sociétés, y promène un ton inconnu partout ailleurs, l'indécence sans passion. Le libertinage y est éternel; à chaque heure du jour et de la nuit, son temple est ouvert, et à toutes sortes de prix.

Les Athéniens élevaient des temples à leurs Phrinés; les

(1) Tandis que j'écrivais ceci, le roi a fait fermer tous les clubs; il ne reste plus que ceux qui sont concentrés dans l'intérieur des maisons des particuliers, et qui, n'ayant aucune forme de corps, sont comme invisibles.

(Note de Mercier)

nôtres trouvent le leur dans cette enceinte, dont on a voulu, dans un moment de rigorisme, sans doute, les chasser dernièrement; mais cette légère disgrâce n'a fait que renforcer le triomphe de celles qui composent l'ordre le plus éclatant.

Les agioteurs, faisant le pendant des jolies prostituées, vont trois fois par jour au Palais-Royal, et toutes ces bouches n'y parlent que d'argent et de prostitution politique. Tel joueur à la hausse et à la baisse, peut dire, en parlant de la Bourse : « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis. » La banque se tient dans les cafés : c'est là qu'il faut voir et étudier les visages subitement décomposés par la perte ou par le gain; celui-ci se désole, celui-là triomphe.

Ce lieu est donc une jolie boîte de Pandore; elle est ciselée, travaillée, mais tout le monde sait ce que renfermait la boîte de , cette statue animée par Vulcain.

L'art des ragoûts est à côté des hautes sciences. Les brillants chiffons du libertinage pendent auprès des instruments de chirurgie qui lui deviendraient nécessaires. Tous les colifichets de la mode, qui durent un jour, sont dans la même boutique, avec les bijoux astronomiques les plus précieux qui durent des siècles. Un homme passe, et dit, en voyant cet éblouissant étalage Ah! si je pouvais jouir de tout cela! et il gémit; un autre homme passe et dit : Que de choses dont je sais fort bien me passer! et il rit.

Tous les Sardanapales, tous les petits Lucullus logent au Palais-Royal, dans des appartements que le roi d'Assyrie et le consul romain eussent enviés. On n'y entend jamais le bruit du marteau, ou de la grosse lime; jamais on n'y respire que la fumée des cuisines, ou l'odeur du café: il y a là de quoi tuer le génie de dix Cromwell, de vingt Guise, de trente Mazaniello.

Les cafés regorgent d'hommes dont la seule occupation, toute la journée, est de débiter ou d'entendre des nouvelles, que l'on ne reconnaît plus par la couleur que chacun leur donne d'après son état.

Quoique tout augmente, triple et quadruple de prix dans ce lieu, il semble y régner une attraction qui attire l'argent de toutes les poches, surtout de celle des étrangers, qui raffolent de cet assemblage de jouissances variées, et qui sont sous leur main : c'est que l'endroit privilégié est un point de réunion pour trouver dans le moment tout ce que votre situation exige dans tous les genres; il dessèche aussi les autres quartiers de la ville, qui déjà figurent comme des provinces tristes et inhabitées.

La cherté des locations, que fait monter l'avide concurrence, ruine les marchands. Les banqueroutes y sont fréquentes; on les compte par douzaines. C'est là que l'effronterie de ces boutiquiers est sans exemple dans le reste de la France; ils nous vendent intrépidement du cuivre pour de l'or, du stras pour du diamant, les étoffes ne sont que des imitations brillantes d'autres étoffes vraiment solides: il semble que le loyer excessif de leurs arcades, les autorise à friponner sans le plus léger remords. Les yeux sont fascinés par toutes ces décorations extérieures, qui trompent le curieux séduit, et qui ne s'aperçoit de la tromperie qu'on lui a faite, que lorsqu'il n'est plus temps d'y remédier.

Il est triste, en marchant, de voir un tas de jeunes débauchés, au teint pâle, à la mine suffisanté, au maintien impertinent, et qui s'annoncent par le bruit des breloques de leurs deux montres, circuler dans ce labyrinthe de rubans, de gazes, de pompons, de fleurs, de robes, de masques, de boîtes de rouge, de paquets d'épingles longues de plus d'un demi-pied: ils battent le camp des Tartares dans cette oisiveté profonde qui nourrit tous les vices; et l'arrogance qu'ils affectent ne peut dissimuler leur profonde nullité.

On appelle camp des Tartares, les deux galeries adossées qui sont encore en bois, et qui attendent un plan magnifique de colonnes; superbe décoration qui achèvera la beauté de l'édifice. C'est là que tous les soirs les femmes viennent deux à deux affronter le regard des hommes, chargées de toutes ces

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