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se ranger en haie aux portes des spectacles, penchés mi-corps, pour critiquer plus à l'aise les jambes des femmes qui descendent des équipages. Aujourd'hui c'est le passe-temps des clercs de procureurs. Il faut leur dire aussi que les petites maisons n'ont plus l'air de mystère, et que les petits soupers se font tout bonnement chez soi.

Je regrette le temps où les gens du bel air ne savaient pas lire. Aujourd'hui ils parlent de tout; tel marquis converse, comme un bénédictin de la congrégation de Saint-Maure pourrait écrire.

Louis XIV disait à Philippe V son fils, partant pour l'Espagne : Ne paraissez pas vous choquer des figures extraordinaires que vous trouverez à Madrid; ne vous en moquez point. Voilà bien l'esprit de la nation fidèlement empreint dans les paroles du maître. N'était-ce pas dire, en d'autres termes : on ne sait s'habiller, marcher, converser qu'à Versailles; mais supportez un peu ces Espagnols, sur lesquels vous allez régner.

Du clinquant, des grâces, une nuance d'esprit sur un grand fonds d'arrogance, telle est l'essence du fat de nos jours. Il paraît dans telle société infiniment aimable, et dans telle autre infiniment sot. Il parle de l'extrêmement bonne compagnie avec un sérieux, un flegme remarquable; il se peint tout en laid, excepté son propre individu.

Le fat ne conçoit pas pourquoi l'on s'entretient journellement des artistes célèbres, de tous ceux qui se distinguent dans les sciences et dans les arts, et pourquoi l'on n'a presque rien à dire de lui.

Mais les fats les plus curieux sont parmi les abbés de cour; ils ont toujours des migraines, des rabats de gaze, des manteaux de soie, de petites grâces maniérées. Ils parlent d'un ton modeste de leur crédit; ils ne veulent paraître ni philosophes ni dévots; ils ont un amour-propre qui vise à toutes les sortes de distinctions ce sont néanmoins les êtres les plus inutiles qui végètent à Versailles.

Il est aussi des fats parmi quelques écrivains qui s'encensent d'abord réciproquement, et se font passer les uns les autres pour de ces génies dont la nature est avare, et qu'elle produit avec effort. Cela va bien dans la même maison pendant sept à huit mois : mais au bout de ce temps, une brouillerie survient; ces grands génies se tranchent l'un l'autre leur tête de colosse, et ne s'appellent plus que pygmée.

Quelle est l'ambition d'un fat de cette espèce? c'est le plus souvent de captiver la stupide admiration de quelque plat personnage.

Le philosophe, jeté dans cette foule d'hommes à prétentions, se croit quelquefois obligé de sacrifier aux bizarreries et aux usages de la société. C'est une erreur de sa part, et qui est même désavantageuse à cette société; car qui rompra le premier le torrent de ces folles habitudes, si ce n'est lui? Qui osera s'écarter de la route commune, si ce n'est l'homme distingué par ses lumières et par ses mœurs?

Pourquoi donc le courage manque-t-il à celui qui a le front de braver la tyrannie? c'est qu'il redoute le ridicule, arme légère et perçante du beau monde; mais lorsqu'enfin les hommes harassés de leurs propres préjugés auront consenti à secouer les plus tyranniques, ils seront tout étonnés que personne n'ait osé le premier porter la main à un édifice aussi fantastique. Jusqu'à quel point peut-on braver la mode? C'est une grande question.

Notre politesse a pris la teinte d'une ironie malicieuse : on substitue le compliment à la pensée. Il est convenu qu'on pourra nuire, pourvu qu'on ne dise rien en face que d'agréable et de flatteur. Cette méthode est le ton de la bonne compagnie ; et il est presque permis d'être pervers, lorsqu'on est trèspoli.

On dissimule les propos désagréables qui sont venus à notre connaissance, parce que ce n'est plus le temps où un mot équivoque, un geste d'inadvertance exigeait du sang. On n'a

plus la même attention dans ses paroles, et l'on se venge ouvertement avec les mêmes armes qui nous ont blessés.

Quand la logique scolastique jouissait encore de quelqu'hon- ' neur, on raisonnait de suite en discutant le pour et le contre. Aujourd'hui que le style épigrammatique a pris faveur, on passe de branche en branche, et une conversation raisonnée et suivie paraîtrait insoutenable.

On disait autrefois, menteur comme un laquais. Cela voulait dire que les hommes d'une certaine condition ne mentaient pas. Aujourd'hui, avec quelle effronterie ne prodiguent-ils pas de vaines promesses!

Si la vraie politesse consiste dans l'intention, qu'est au fond la nôtre ? Mais dans son mensonge elle met du liant dans le commerce du monde, et personne pour son intérêt ne s'avise de pénétrer au-delà de la surface.

Il nous est venu depuis peu une clarté fatale; on s'est aperçu que le désir d'une grande réputation était un préjugé. Et qui nous a donné cette idée destructive? c'est le ridicule que le fat moderne a su jeter sur une vertu, et le plus souvent ce ridicule a été l'ouvrage d'un bon mot.

CXIX.

Roué.

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C'est un mot créé par l'extrêmement bonne compagnie, ainsi qu'elle s'intitule elle-même. Mais comment a-t-elle pu adopter une expression qui réveille une idée de crime et de supplice, et l'appliquer si légèrement? On va jusqu'à dire un aimable roué. Qu'est-ce donc qu'un roué aimable? deinandera un étranger qui croit savoir la langue française. C'est un homme du monde, qui n'a ni vertus ni principes; mais qui donne à ses vices des dehors séduisants, qui les ennoblit à force de grâces et d'esprit.

Voilà donc une idée complexe qui a donné lieu à un terme nouveau. Tous les roués dit-on, ne sont pas sur la roue.

On dit d'un homme en place qui se permet tout, c'est un grand roué son effronterie, son audace, justifieront ses vices et son ambition : s'il triomphe, s'il abat ses rivaux, il porte l'épithète honorable; s'il succombe, on la lui retranche.

Si les étrangers s'étonnent qu'un pareil mot ait pu se naturaliser dans notre langue, qu'ils apprennent que de détestables plaisanteries de bourreaux, ont circulé longtemps et circulent encore dans toutes les bouches.

Un abbé fut pendu, il y a trente ans, pour de faux billets de banque le malheureux, au pied de la potence, s'accrochait à l'échelle; le bourreau lui dit : allons; montez donc, monsieur l'abbé; vous faites l'enfant. Tout Paris a répété ce mot affreux.

Un ivrogne sort d'un cabaret, place de Grêve. On avait fait une exécution; il était nuit : le patient hurlait sur le roue, la douleur lui arrachait des jurements et des imprécations; l'ivrogne levant la tête vers l'échafaud, prend pour lui ces injures, et dit tout haut, ce n'est pas tout que d'être roué, il faut encore étre poli. Paris s'amouracha de ce mot insensé'; il fit fortune dans tous les cercles (1).

Lors du supplice de Damiens, un académicien fendit la presse avec beaucoup d'efforts, pour voir de plus près les tortures ingénieuses des bourreaux; le maître exécuteur, dit des hautesœuvres, l'aperçut; il dit laissez passer monsieur, c'est un amateur. Encore un mot qu'on cite en riant, et à tous propos.

Madame du Châtelet voyant M. de Voltaire triste, et ne disant mot depuis plusieurs jours, dit à la compagnie, qui lui demandait ce qu'il pouvait avoir : vous ne le devineriez pas, mais je le

(1) Le lieutenant-général de police Sartines en adressait un tout pareil à Beaumarchais, après l'arrêt flétrissant du Parlement, qui avait été bien plutôt un triomphe pour le formidable adversaire de Goëzman: « Ce n'est pas tout que d'être blâmé, il faut encore être modeste. » (Note de l'éditeur.)

sais. Depuis trois semaines on ne s'entretient dans Paris que de l'exécution de ce fameux voleur, mort avec tant de fermeté ; cela ennuie M. de Voltaire, à qui l'on ne parle plus de sa tragédie; il est jaloux du roué.

Il faudra donc que l'académie française admette ce mot dans son dictionnaire, comme un des termes les plus familiers à cette bonne compagnie, qui veut donner le ton à toute l'Europe c'est une gentillesse que l'on se prête et que l'on se rend. Les mots traître, perfide, méchant, ont pâli; on n'ose point dire de prime-abord, c'est un scélérat; le terme paraîtrait trop fort on dit, c'est un roué; et chacun aperçoit les vices brillants et les vices voilés de celui dont on parle.

O peuple Français, si ces preux et loyaux chevaliers vos ancêtres revenaient au monde, que diraient-ils en voyant leurs petits-fils employer ce langage?

Ainsi les expressions deviennent outrées à mesure que la sensibilité s'émousse. Mais comment nos voisins, qui n'ont pas ces brillantes idées, traduiront-ils ce mot?

Que diront-ils encore, lorsqu'ils apprendront que l'on cite comme un trait unique, une naïveté, le trait suivant. Une femme est accusée d'avoir empoisonné son mari qui dépérissait de langueur; elle s'écria: qu'on l'ouvre, on verra que rien n'est plus faux (1).

(1) Voisenon raconte cette singulière plaisanterie dans une de ses lettres au ménage Favart: « Il y avait hier à souper une table de trente couverts et une de vingt; je n'y ai pas vu deux jolies femmes, ni lâcher un trait je crois que la Garonne a pris la place de la Seine, et que la Seine est venue ici ; que les neveux du bon Montaigne sont dégénérés! Je remarquai cependant une espèce de beauté qui me paraissait plus sotte que jolie. M. l'intendant me confirma dans cette idée, et me raconta une histoire sur elle, toute récente. Son mari que j'eus l'honneur de voir, serait le modèle à Paris des maris les plus bêtes; elle a pour lui l'aversion la plus distinguée. Cet homme tomba malade il y a un mois, et convaincu de la bonne amitié de son épouse, il dit qu'elle l'avait empoisonné : cette tendre moitié, comptant être veuve dès le jour même, déclara qu'elle voulait qu'on ouvrît son mari pour la justifier. Il survint une crise qui le tira d'affaire; il m'importe, messieurs, je veux absolument qu'on l'ouvre, cela est nécessaire pour ma justification. Elle insista si fort que

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