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deviendront dans quinze jours d'une indifférence absolue. A la paix, toutes ces trompettes confuses se tairont, ces chroniques journalières tomberont dans le plus profond oubli; l'historien n'y trouvera que des dates et cherchera ailleurs des mémoires que la pusillanimité, la passion et l'ignorance n'auront point altérés.

Que l'historien sera surtout embarrassé, quand il lui faudra peindre l'esprit des citadins au milieu de ces grands mouvements qui exprimaient le sang des nations, et quel degré d'intérêt prenait l'habitant des villes à ces chocs épouvantables! Comment tout Paris était-il insurgent, sans trop savoir pourquoi; ou du moins sans avoir su tirer la moindre conséquence de sa gratuite opinion?

Les noms des généraux Américains et les lieux de la guerre, sans cesse estropiés par un peuple ignorant; le grand mot de la liberté des mers dans la bouche de nos dames; nos élégants confondant les mâts et les cordages d'un vaisseau, comme s'ils l'eussent monté; l'Europe tout-à-coup transplantée en Amérique, et le globe couvert d'un pôle à l'autre de républiques naissantes, trouvant chacune leur Franklin avec la devise, eripuit cælo fulmen sceptumque, tyrannis; toutes ces créations délirantes faites à un souper libertin par des hommes qu'un exempt subitement entré aurait fait pâlir, oh, quel chapitre grotesque à tracer!

A la nouvelle du désastre que notre escadre éprouva sous les ordres du comte de Grasse, le Parisien jeta un cri de douleur et d'indignation; il ne se fit pas à l'idée de voir entrer le superbe vaisseau la ville de Paris dans les eaux de la Tamise. On eût dit que cette commotion allait imprimer aux esprits un caractère absolument nouveau; mais le Parisien, après les clameurs les plus hautes, retomba tout-à-coup dans le silence qui lui est ordonné.

Depuis sept à huit mois seulement, le fretin des nouvellistes, à certaines heures, compose des groupes devant les cafés et

autres endroits où se lisent les gazettes. Un orateur préposé par la police endoctrine la troupe écoutante; il est rarement contredit. Osez combattre le harangueur et les leçons dictées qu'il distribue, l'espion averti aura bientôt son oreille à votre bouche.

Ces groupes (que le fusil du guet aurait dispersés autrefois) ont reçu la permission de raisonner sur le pavé, le pied dans le ruisseau, au bruit des carrosses qui passent et qui interrompent le zèle et l'éloquence de l'orateur; car la roue écraserait tout comme un autre ce Démosthène nouveau.

Ce qui étonne le plus, c'est de voir de pauvres diables tout déguenillés se passionner pour une nouvelle récente, et s'en rassasier comme si c'était du pain.

Plusieurs se font aides-de-camp et servent à la correspondance des nouvelles qui circulent parmi ces groupes ardents à se nourrir de bavardage, et qui oublient l'heure du souper et leur famille, pour se livrer à la singulière manie d'écouter et de dire des sottises en plein air.

La police ne leur conteste pas ce rare plaisir; et c'en est un bien vif pour l'observateur, que d'examiner ces figures grotesques, et d'entendre les réflexions baroques qui enchérissent encore sur les préventions et les erreurs des gazettes les plus anti-anglicanes.

CXVII.

Babil.

Point de peuple qui égale le Français pour la volubilité de la langue. Le Parisien se distingue encore par une prononciation rapide. Il parle en général très-longtemps sans rien dire, ou plutôt en disant des riens. Écoutez une conversation de deux personnes qui se connaissent à peine; c'est une foule de compliments, puis de questions coup sur coup; tous deux parlent à la fois, et aucun ne se pique de répondre.

Au moindre marché dans une boutique, on entre en conversation sur un tas de choses étrangères à l'objet ; c'est un verbiage éternel pour terminer le plus petit achat, et la diminution de quelques sous use la poitrine des deux discoureurs.

On a déjà beaucoup parlé dans une chambre; mais ce n'est pas encore assez : il est d'usage de recommencer la conversation à la porte, sur le pallier et tout le long de l'escalier. On se répond encore quelques mots jusques dans l'éloignement, et tout cette abondance de paroles se réduit à des répétitions.

Dans les cafés, oyez les disputes criardes, bavardes et sottisières. Ici sont des rimeurs échauffés, qui se transportent pour ou contre des hémistiches; plus loin d'épais bourgeois qui commentent longuement une gazette inutile. Cette pétulance de langue est si familière aux Parisiens, que chaque table de café a son parleur. S'il est seul, il entretient le garçon affairé, la cafetière qui change la monnaie et à leur défaut, il cherche des yeux un écouteur.

Les cochers et charretiers, après les jurements usités, commencent entr'eux une rixe de paroles grossières; les gourmades n'arrivent qu'à la suite du bavardage, et le bavardage reprend après les coups de poing.

Dans les coches d'eau on ne s'entend point; c'est une rumeur confuse, perpétuelle. Les mariniers ont peine à se communiquer les mots de la manoeuvre. Quand deux coches viennent à se rencontrer, il s'élance de chaque tillac quelque voix forte en gueule, qui devient excitative pour tous les passagers. Alors c'est une bordée d'injures précipitées; c'est à qui réduira son voisin aux abois. Les voix tonnantes et aigres se répondent ; et les coches sont à deux cent toises, qu'une clameur prolongée vient encore porter à l'oreille une sottise modulée sur un ton particulier.

Il est donc impossible au gouvernement de lier la langue du Parisien. Affilée, aiguisée, babillarde, pétulante, elle s'exerce sur tout et partout. On babille dans le salon doré, comme dans

la tabagie enfumée; on s'arrête dans les rues pour causer. Les voitures séparent les dialogueurs qui, malgré le danger et la remontrance du cocher, se rejoignent aussitôt pour achever leur phrase futile.

Est-ce dans l'organisation du Parisien qu'il faut chercher la source de ce déluge verbeux, intarissable? Les vers de Voltaire et les notes de Gluck ont occupé les babillards pendant des années entières, et les journalistes ont reversé ensuite dans les feuilles périodiques ce débordement de paroles.

Les journalistes ne sont-ils pas des espèces de babillards, qui entassent par jour, par mois, par semaine, des mots vides de sens, et qui, pour démontrer le vice d'une période et la mauvaise structure d'un hémistiche, emploient à cette grande réformation plusieurs feuilles de papier? Si l'Intimé des Plaideurs remonte audelà du déluge, tout journaliste ne commence-t-il pas son rapport par vous parler du siècle d'Auguste et du siècle de Louis XIV, et le tout pour infirmer la naissante célébrité d'un auteur? N'a-t-on pas imprimé dix mille brochures sur la prééminence de Corneille ou de Racine? N'a-t-on pas répété fastidieusement dans toutes les sociétés leur ennuyeux parallèle, et les jeunes rimeurs savent-ils dire encore autre chose?

Phocion appelait les babillards, larrons de temps. Il les comparait ensuite à des tonneaux vides, qui rendent plus de son que les tonneaux pleins. Orateurs des cafés, orateurs des salons, orateurs des journaux, orateurs des foyers, vous n'êtes que des futailles!

Vainement voudrait-on étouffer dans le Parisien un babil indiscret ou présomptueux qui lui est naturel ; ce penchant est irrésistible. Depuis la tête du ministre jusqu'à la jambe du danseur, il faut qu'il dise son mot sur tout; il faut qu'il répète l'épigramme du jour; c'est pour lui un triomphe. Mais son caquet est aussi inconstant que ses idées. Attendez huit jours, et ce parler bruyant qui semblait devoir tout renverser, quit

tera un édit ou un ministre, pour tomber sur une ariette ou sur un demi-poëte.

CXVIII.

Fat, fatuité.

Le magistrat, quand il est fat, l'est beaucoup plus que l'homme d'épée.

Qui croirait que le fat de nos jours est une espèce de misanthrope qui fronde tout, affiche un grand fonds de mépris pour tous les hommes, et serait infiniment caustique s'il avait le talent de l'être? Sa mémoire n'est plus meublée d'un amas de mots nouveaux, de noms d'étoffes, de ragoûts, de vins, de chevaux, de chiens, de bijoux, d'équipages; il est silencieux et froid. Il veut qu'on le croie profondément occupé de quelque grand objet.

La fatuité prend sa source à la cour, et n'y existe pas, parce que le courtisan ne prononce pas même l'orgueil qu'il a dans le cœur ; mais le fat veut imiter le courtisan, et les manières fausses, affectées, naissent en foule. De là vient qu'un fat de cette espèce dit à la ville: J'arrive de la campagne. — Voilà donc pourquoi vous êtes d'une rareté si singulière; quelle manie avezvous de vous invisibiliser? — C'est que nous avons chassé la grosse béte.

Les sottises parisiennes sont ordinairement si fugitives, qu'on ne peut plus les considérer que comme des ombres légères, qui doivent fuir dans le vague du tableau. Le persiflage a disparu avec les agréables du jour; le ton des halles, illustré pendant un moment par Vadé, n'est plus en vogue nulle part. Les pages des auteurs ne sont plus divines.

Il faut avertir les Allemands qu'on ne voit plus les petitsmaîtres papillonner de loge en loge, faire les singes par le trou de la toile, traverser le théâtre, tracasser les actrices dans les foyers. Ils ne tapagent plus avec des fiacres. On ne les voit plus

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