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J'ai remarqué dans ces bureaux d'oppression un tableau rcprésentant la charité, non loin la continence de Scipion; est-ce une ironie, est-ce une insulte? La charité au milieu du bureau des aides !

Le directeur général des aides et entrées de Paris ne manque point de sortir fréquemment de la ville pour voir s'il sera fouillé exactement; il s'amuse à passer de la contrebande, puis mande les commis, leur prouve leur invigilance ou leur maladresse, et les casse sans miséricorde; or, en créant dans sa minerve des plans extendeurs, il imagine en même temps l'inverse, c'est-àdire, toutes les ruses que peut inventer le désir ou le besoin de frauder les droits; il voudrait que le pape mit au rang des péchés capitaux, la contrebande, et qu'il indiquât à tous les confesseurs le refus d'absolution pour ce délit énorme. Il va au-devant des inventions ennemies de la ferme, afin qu'elles paraissent usées : il eût été le plus subtil contrebandier, s'il n'avait pas été le directeur; c'est lui qui a imaginé les tétons de fer blanc de la prétendue nourrice qu'on a emplis d'eau-de-vie, les jambes cylindriques du goutteux, récelant la contrebande, l'arbre creusé, la pierre de taille vide. D'après ces imaginations, on n'ose plus les employer, et les commis tâtent les jambes, les tétons, et ne s'arrêtent point à l'écorce. Enfin, c'est un chef de cette espèce qui a fait écrire ces petites brochures, où l'on prouve qu'il n'y a rien de si doux et de si désintéressé que la ferme générale, et que Frédéric ayant appelé dans ses États des commis dressés à l'école des fermes, c'était un hommage rendu à la beauté et à la grandeur de ce régime financier.

On vient de saisir deux cents pieds de tuyaux de fer blanc à l'aide desquels un marchand de vin passait invisiblement la liqueur vermeille sous les barrières et jusques dans les ton-. neaux. Quel triomphe pour la ferme ! Elle l'a rendu public par trois mille affiches qui annonçaient la confiscation des tuyaux de fer blanc, et l'amende de six mille livres; les commis réjouissent leurs regards en la lisant et en la commentant, ils

semblent l'indiquer du doigt et de l'œil à tous les pas

sants.

Eh! on en est venu aujourd'hui jusqu'à absoudre les traitants; on les plaint, on les justifie. Les pauvres gens (dit-on), ils ne gagnent que la moitié de ce qu'ils gagnaient. Mais ce qui est plus étonnant que ce discours, c'est qu'ils sont parvenus, je ne sais comment, à répandre ces idées dans le peuple.

CXIV.

Beaux parleurs.

Madame du Deffend, aveugle, entrant dans une société, écoutait un de ces beaux parleurs que l'on cite, et qui vont répétant dans vingt maisons absolument le même thème : Quel est ce mauvais livre, dit-elle, qu'on lit ici? c'était un M. Rivavol qui parlait.

Tel, comme lui, apprend le matin ses conversations du soir; tel s'entend avec une espèce de compère qui fait venir un sujet dont le bou mot est tout préparé dans la bouche de l'autre ; tel enfin entendant un trait heureux, sort vite, prend un fiacre, et va le colporter comme de son cru, à l'extrémité de la ville.

Le parlage est en grand honneur chez les hommes médiocres, mais le plus habile est toujours celui qui a lu les bulletins et qui en a fait un extrait; et vous voyez au bout de trois jours qu'il a de la mémoire, et rien de plus.

Les hommes qui ont le sentiment profond, n'ont pas le loisir de parler beaucoup; ils se recueillent, ils écoutent, mais peu de gens savent écouter : il y en a un plus grand nombre qui ne savent que précipiter la conversation; ils ne seront jamais que de très-mauvais contemplatifs.

Il ne faut point ranger parmi les beaux parleurs, ces hommes doués d'une imagination puissante, qui s'abandonnent à des récits pleins d'intérêts enfantés sur-le-champ, et qui s'exercent

de cette manière à des compositions vastes et touchantes. Tel était l'abbé Prévost; il tenait ses auditeurs jusqu'à quatre heures du matin suspendus entre l'attention et la crainte de l'interrompre. Ses confrères Bénédictins oubliaient la règle et pleuraient autour de lui.

Tel était encore Diderot; Diderot parlait comme les belles pages de l'Émile ou de l'Héloïse, et cependant il ne les à pas faites; mais je suis très-certain, que quand Rousseau écrivait, il avait toujours présent à l'esprit l'homme éloquent et rapide si éminemment doué du talent d'inspiration, et dont il était impossible de ne pas retenir l'accent et de ne pas prendre un peu la physionomie, lorsqu'on s'était trouvé à la source de ce beau fleuve, presque toujours égal en pureté, en force, en grâce et en majesté. Jamais le trait satyrique ou méchant ne se mêlait à cette éloquence qui tirait toute sa force d'elle-même.

C'était Diderot qu'il aurait fallu entendre au Lycée ! J'ai souvent entendu Diderot et Rouelle. Qui n'a pas entendu Diderot et Rouelle, ne connaît pas l'empire de l'élocution ni la force entraînante de l'enthousiasme; il ne sait pas ce qu'un homme obtient sur un autre. De tous les hommes que j'ai entendus dans ma vie, les plus éloquents furent Rouelle et Diderot. J'ai écouté Diderot des heures entières, et il parlait pour moi seul.

Quand Rouelle parlait, il inspirait, il foudroyait; il me fit aimer un art dont je n'avais pas la moindre idée; Rouelle m'éclaira, me subjugua; c'est lui qui m'a rendu partisan de cette science qui doit régénérer tous les arts l'un après l'autre, et depuis ce temps la chimie m'inspire de la vénération; sans Rouelle, je n'aurais su voir au-delà du mortier de l'apothicaire.

CXV.

Cercle.

Ou plutôt demi cercle. Je me suis trouvé dans un cercle composé de dix-huit personnages; je vais m'amuser à les peindre.

Le premier : il est friand et vermeil, prend soin de son teint; il dit que Racine est supérieur à Corneille, et après avoir prononcé cette belle phrase, il se croit en état de juger la littérature entière, et de dire que tout dépérit; il pourrait prendre l'inverse, il ne saurait pas mieux ce qu'il dirait.

Le deuxième c'est une femme de vingt-six ans qui parle de l'aisance qu'on doit avoir dans le monde, et qui est maniérée; elle dit avoir des vapeurs, parce que souvent elle rougit sans le vouloir.

Le troisième : prieur qui prêche quelquefois; il est tout étonné qu'on ne connaisse pas ses sermons, et, pour s'en venger, il affecte de méconnaître tout ce qui se fait de nouveau.

Le quatrième demoiselle âgée de vingt-sept ans, de son aveu; elle trouve que le siècle est horriblement dépravé; qu'il n'y a plus d'homme au monde fait pour être son époux; elle condamne le célibat, et n'approuve point le mariage; il paraît qu'elle cherche un régime qui tienne lieu de l'un et de l'autre.

Le cinquième militaire qui se tient droit, qui vous regarde fixement, qui ne vous dit mot; il semble vouloir vous faire entendre qu'un militaire est dispensé de tout, quand il daigne avoir pour ses voisins un peu d'égard et de politesse.

Le sixième : baronne âgée de trente-quatre ans, de son aveu; elle parle de son château, de sa terre, de ses vassaux, et si elle ne va jamais à l'Opéra, c'est qu'elle est à peu près sourde; elle a cela de raisonnable, qu'elle ne parle point de musique, quoiqu'elle sache par cœur tous les mots nécessaires pour en mal parler.

Le septième c'est un comte qui fait le misanthrope; il a cessé d'aller à la cour, parce que l'esprit militaire n'y règne plus comme autrefois. Il préconise le siècle de Louis XIV, et il blâme très-haut la criminelle témérité d'examiner et de juger les opérations ministérielles : il ne refuserait pas la place de gouverneur de la Bastille.

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Le huitième financier qui éloigne toutes les réflexions qui pourraient toucher à son état; il s'est enrichi par ses gens d'affaires, et non pas par lui-même ; il est borné, mais il aime les femmes, et pour leur plaire, il leur offre des loges; comme il a été anciennement commis, il les a pris en horreur, et il s'informe toujours si celui qui entre n'en serait pas un.

Le neuvième : c'est mademoiselle***, qui croit avoir de l'esprit, parce qu'elle a de l'imagination; elle donne dans tous les rêves modernes, croit tout ce qui est extraordinaire, aime le singulier; elle se distingue au point qu'elle défend le jansénisme dès qu'elle en trouve l'occasion; à l'entendre, on dirait qu'elle croit aux intelligences célestes.

Le dixième prélat qui affecte d'être étranger aux affaires de ce monde, mais qui regarde le bas clergé à peu près comme un colonel regarde de nouveaux enrôlés à l'exercice. Il veut qu'on laisse dire les hérétiques et les philosophes, parce qu'il juge l'édifice de la religion inébranlable, tant que le clergé sera riche.

Le onzième c'est un académicien; il voudrait qu'on ne fit plus de livres, vu qu'il n'en lit aucun. Il crie à la décadence absolue des arts, et il se plaint de la multitude d'écrivains qui empêchent qu'un poëme exact et froid, fruit unique de ses veilles, ne soit encore préconisé.

Le douzième c'est la veuve d'un président; elle est attaquée d'une manie de bon ton, elle trouve que personne ne sait s'asseoir, marcher, saluer; elle met un tel apprêt dans ses discours, qu'on réfléchit pour savoir ce qu'elle a voulu dire. Comme elle trouve le ton du jour insupportable, elle s'en est composé

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