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tre-vingt-quatorze livres dix-sept sols neuf derniers, dont ces mendiants ne paraissaient pas satisfaits, disant que la surveille leur recette avait passé cent vingt livres.

Ils remirent les fonds entre les mains d'un gueux qu'ils nommaient le trésorier. Un autre qui avait le titre de maître de garde robe, s'empara, après un inventaire fait, d'un nombre considérable de vieux bas, souliers, culottes, habits, jupons, et promit que le tout serait remis à leur fripier de l'abbaye Saint-Germain. On estima qu'il retirerait de ces guenilles au moins deux louis. Tel était le résultat d'une infinité de trocs particuliers faits en parcourant les rues et les carrefours.

Ces gueux demandèrent encore du vin, dont ils burent vingtdeux pots, plus quatre bouteilles d'eau-de-vie; ils consommèrent aussi deux livres de sucre, un quarteron de tabac à fumer, seize cotterets et fagots.

De ces femmes, plusieurs avaient des enfants qu'elles allaitaient et torchaient. Les chiens étaient de la partie, et c'était à qui leur ferait une pâtée abondante. Ces gueux me parurent aimer singulièrement leurs chiens; car ils les embrassaient et leur parlaient avec une affection sentimentale que n'a pas la plus jolie femme baisant son épagneul.

Je vis entrer un habit noir, qui paraissait le chef calculateur; il régla les comptes, distribua l'argent, et parla longtemps des affaires de la société. Il s'agissait de trafiquer des lambeaux d'étoffe, de vieilles hardes, et de les déposer chez tel gargotier qui les acheterait en masse.

Cette espèce d'hommes ne connaît ni la dissimulation ni l'hypocrisie. A la moindre contradiction, le visage de telle femme se tuméfiait; l'autre jurait avec emportement: mais les hommes cédaient constamment à la voix de ces femmes. Une rixe s'étant élevée, et une femme ayant pris au collet un homme et le secouant vigoureusement, son voisin calma tout à coup sa colère, en lui disant : assieds-toi, c'est une femme qui parle.

Les femmes criaillaient et les hommes écoutaient. La langue

n'était jamais rebelle à leurs expressions. Elles avaient un caractère de liberté absolue, et leur idiôme grossier rendait facilement toutes leurs idées.

Cette troupe formait un ramas de mendiants, de chiffonniers de ces revendeurs et revendeuses qui arpentent les rues. Les propos n'avaient point de suite; ils semblaient se deviner plutôt que de converser entre eux. Quoiqu'on fît dans ce tempslà la chasse aux mendiants, et qu'on les enlev ât par centaines, ils ne parlèrent point de cette persécution: ce qui m'étonna. C'étaient probablement des gueux privilégiés, leur profession étant mixte.

Il m'est impossible de redire une multitude de mots bizarres qui formaient leur argot; mais leur langage était précis, énergique, et aucun d'eux ne tardait à répondre : ils s'entendaient parfaitement et avec rapidité.

La religion et l'état n'auraient rien eu à reprendre à leurs discours. Ils juraient, il est vrai, ils employaient fréquemment le saint nom de Dieu; mais ce n'était chez eux qu'une mauvaise habitude, ainsi que chez plusieurs parisiens qui ne sont pas de la classe des gueux.

Leur souper était des restes froids. On leur apporta du cabaret des viandes, qui me parurent les débris d'une noce; ils mangèrent pendant plus de deux heures, non comme des affamés, mais comme gens qui s'amusent. Tout se consomme à Paris; la chimie a beau décomposer les aliments et nous parler de ses gaz, l'estomac robuste ne connaît pas tous ces nouveaux systèmes, vrais ou faux, utiles ou erronés.

Par la même raison que Winslow, ayant trop étudié l'anatomie déliée de nos fibres, n'osait se baisser pour ramasser une épingle, dans la crainte de se rompre une fibrille à lui connue ; de même le chimiste n'ose quelquefois manger, de peur de s'empoisonner. Le gueux qui ignore ce que révèlent le scalpel et le creuset, mange ce qu'il trouve, ainsi qu'il se charge du fardeau qui lui est offert.

La délicatesse ne régnait pas parmi eux, mais il y avait profusion. Ils se faisaient servir d'une voix assez impérative, eux qui me paraissaient ne devoir commander à personne. Le garçon du cabaret, en veste blanche, était tancé vertement quand il n'avait pas répondu à la demande d'un gueux, dont les habits tombaient en lambeaux.

Bientôt étourdi du bruit et suffoqué d'une odeur désagréable, je quittai la place. J'allai payer un écot auquel je n'avais pas touché; et prenant le garçon à part, je lui demandai où tout cela coucherait. Il me répondit: plusieurs demeurent dans les environs; mais le plus grand nombre n'use pas de draps blancs : car ils couchent tous ensemble sur la paille, faisant chambrée

commune.

Dans d'autres bouchons, j'ai eu occasion de voir ce qu'on appelle boire pinte, ou chopine. La pinte est sur une table de bois informe à deux pieds de distance d'un ménétrier qui fait danser une populace de déguenillés ; c'est un soldat et une servante qui boivent ensemble; c'est le rire et la misère qui s'accollent près de ce vase de plomb enduit d'une crasse rouge.

S'il survient une rixe à la suite des fumées du vin frelaté, le jurement et la main partent ensemble; la garde accourt, et sans elle cette canaille qui danse allait se tuer au son du violon. La populace, accoutumée à cette garde, en a besoin pour être contenue, et se repose sur elle du soin de terminer les fréquents débats qui naissent dans les cabarets.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette soldatesque, ce guet qui met le holà, est composé de savetiers habillés de bleu, qui le lendemain quand ils auront déposé leur fusil, seront arrêtés à leur tour s'ils font tapage, après avoir vidé la pinte de plomb. Ainsi c'est le petit peuple qui agit sur le petit peuple; les recrues du guet ne manqueront point on appelle ces soldats, les soldats de la Vierge Marie, parce qu'ils n'iront pas plus à la guerre que les soldats du pape. Quand on leur voit faire l'exercice, on rit involontairement. Toute la troupe est

assurée d'une longue vie; ils ne risquent que quelques taloches quand le délinquant est ivre et récalcitrant; et alors serrant les menottes à celui qui a résisté, ils s'en vengent cruellement. Les coups de crosse de fusils, qu'ils n'épargnent pas à la populace, font plus de mal que le bâton des Chinois. Autrefois la troupe qui représente le guet, n'avait que des houssines, ce qui ne blessait pas comme le canon du fusil, ou comme les cordes tranchantes qui coupent les mains. Ils appellent cela, par dérision, ganter un homme. Quelquefois ils passent les bornes de la sévérité, et cela devient révoltant.

Les vins, la bierre et les liqueurs sont toujours frelatés par ceux qui tiennent ces cabarets et tabagies où s'abreuve la multitude, et je ne sais pourquoi la loi répugne à les traiter comme des empoisonneurs. Un conseiller au parlement, dans ce siècle, opina à la mort contre un cabaretier falsificateur, soutenant que cet artifice meurtrier exterminait peut-être plus de citoyens dans Paris que tous les autres fléaux réunis ensemble.

Ces perfides distributeurs qui altèrent un breuvage fait pour restaurer le peuple condamné aux rudes travaux, ignorent eux-même sans doute les funestes accidents qui doivent résulter de leurs mélanges. Plus instruits, ils ne s'exposeraient pas à commettre de pareils forfaits. Voilà pourquoi un écrit simple et raisonné, qui instruirait tout à la fois le cabaretier et le peuple, qui ferait sentir d'un côté l'énormité du crime, et de l'autre le danger, serait très-utile, surtout s'il indiquait encore le remède contre les accidents de la boisson frelatée.

Qui fera donc un catéchisme à l'usage du peuple pour lui donner à la fois quelques idées saines de morale et de physique?

CVII.

Carrabas, pots de chambre.

Qui connaît le majestueux carrabas, attelé de huit chevaux, lesquels font quatre petites lieues en six heures et demie de temps? Il mène les gens à Versailles; il renferme dans une espèce de longue cage d'osier vingt personnes qui sont une heure à se chamailler avant que de pouvoir prendre une attitude, tant elles sont pressées; et quand la machine part, voilà que toutes les têtes s'entrechoquent. On tombe dans la barbe d'un Capucin, ou dans les tétons d'une nourrice. Un escalier de fer, à larges degrés, oblige vieille et jeune à montrer au moins sa jambe à tous curieux passants.

Ce carrabas, deux fois par jour, voiture lentement, mais non doucement, les valets des valets de Versailles. (1) Tous les enfants qui vont sucer le lait des nourrices Normandes, font leur entrée le lendemain de leur naissance dans le carrabas de Poissy; c'est un choc dur et perpétuel à casser la tête raffermie des adultes.

Quand le carrabas chemine sur la route royale, le leste équipage, passant comme l'éclair, le regarde en pitié. Ce carrabas n'a pas l'air de conduire les gens à une cour brillante. S'il fait soleil, vous y arrivez grillé; s'il pleut, vous êtes trempé comme une soupe. C'est dans cet état qu'on débarque les Parisiens empressés de voir la majesté du trône, devant le château magnifique et la grille dorée du riche souverain.

Quand cette lourde et vilaine cage croise un équipage royal, il n'y a plus d'expression pour rendre le contraste qu'offre le

(1) On connait le mot de Duclos. « Quand je cine à Versailles, je crois manger à l'office; je n'entends que des valets qui parlert incessamment de leur maître. »

(Note de Mercier.)

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