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Mais les demoiselles y restent jusqu'à ce qu'on les marie; et quand elles sont femmes elles racontent à voix basse les histoires secrètes que tout le monde sait, et les singulières passions qui y régnent. Ce qu'il y a d'étrange et d'inconcevable, c'est que cette même mère ne manquera pas d'y mettre un jour sa fille, quoique bien instruite du danger que l'innocence y court.

Je ne sais si les pauvres religieuses étrillent tous les jours leurs dos et leurs épaules à grands coups de discipline; si elles s'éveillent constamment à minuit; si elles regardent leur directeur comme doué d'une science surnaturelle: mais je sais qu'on ne se jette plus aux pieds de ces vertus sublimes, et qu'on a cessé de les admirer.

Ainsi les monuments de l'extravagance humaine subsistent, lors même que la raison en a montré les abus et les dangers. Le vœu de virginité, loin d'être une perfection de la nature humaine, entraîne après lui tous les excès qui la déshonorent. Voyez d'un autre côté tous ces moines rubiconds, aux épaules larges, à la taille nerveuse; et jugez de la loi qui élève des grilles, des verroux, des portes pour condamner ces malheureux prisonniers des deux sexes à des plaintes et à des tourments qui se renouvellent à la naissance de chaque aurore.

Je n'ai jamais vu une religieuse placée derrière une grille de fer, sans la trouver souverainement aimable; il n'y a point d'ornement qui vaille cette guimpe. Ce voile, ces habits lugubres, la mélancolie de leurs regards, qui dément leur parole ordinairement vive et précipitée; l'impossibilité de changer leur état, le sentiment que tant de charmes sont perdus, et que le soupir de l'amour malheureux sera éternel dans leur cœur ; tout m'attriste devant la barrière impénétrable, que rien ne peut briser. Quand je m'éloigne, je sens avec amertume qu'il n'est point au pouvoir d'un mortel d'adoucir les maux de ces infortunées. Elles ont sans doute quelques jouissances qui leur aide à supporter le fardeau de la vie. Mais tout me dit qu'il n'y a plus de félicité pour elles; et je répète tout bas ce vers de Lucrèce,

qu'on est forcé de redire si fréquemment dans les états ca

tholiques :

Quantum religio potuit suadere malorum!

Si les vocations ne sont plus forcées, la séduction a toujours lieu dans les cloîtres, pour conduire l'inexpérience aux vœux monastiques et éternels.

Voici un fait singulier, arrivé à Paris en 1773.

Un père voulant marier sa fille qu'il avait mise dans un couvent pour y recevoir sa premiere éducation, éprouva l'opposition la plus décidée. Il reconnut sans peine l'inspiration des filles indiscrètes et pieuses qui l'avaient élevée. Il ne permit pas qu'elle retournât dans ce couvent, et se chargea du soin de guérir cette grande aversion pour le monde, et de lui faire perdre le goût pour le voile. Deux jours après il reçut la lettre suivante :

« Dieu, à qui tout appartient, Souverain de l'univers et de << toutes créatures, Juge des vivants et des morts.

« Écoute, impie, les paroles de ton Dieu. Si tu les méprises, « je commande à l'ange exterminateur de te frapper avant la fin « de l'année. Oses-tu préférer ta fortune au salut de ton âme, «<et satisfaire tes vues ambitieuses en allant contre mes volontés? <«< Ne sais-tu pas que tous les biens sont dans ma main puissante, <«<et que je les distribue selon qu'il me plaît? Ta fille est à moí, << sa volonté et son être m'appartiennent. N'es-tu pas trop heu<«< reux que je la range parmi mes épouses pacifiques, et que je <«< consente à ce qu'elle désarme, par ses prières, ma justice <«< irritée? Tes crimes ont mérité les plus grands châtiments, << et mon bras est encore suspendu. C'est son innocence et ses << larmes qui ont arrêté ma vengeance; c'est le lieu qu'elle << habite qui a fléchi mon courroux. Si tu oses balancer la voca<< tion qui l'appelle vers moi, tremble: mon bras va se baisser «<et te percer dans ma colère. »

Le père vit bien que Dieu n'avait pas écrit une pareille

lettre; il méprisa assez le fanatique qui l'avait forgée pour ne pas daigner en faire la recherche. Il maria sa fille à un militaire aimable, qui lui fit perdre le goût de la retraite. Le père vit encore et embrasse dans la joie de son cœur les enfants de sa fille qui, au lieu d'être l'épouse stérile de Jésus-Christ, fait une excellente mère de famille.

CV.

Le Temple.

Les religieux Templiers, le plus ancien de tous les ordres militaires, ont été détruits par le pape Clément V et le barbare Philippe le Bel. Leur ancienne demeure est devenue un lieu privilégié, qui sert d'asyle aux débiteurs qui ne payent point.

C'est à qui n'acquittera pas ses dettes. L'un demande du temps, l'autre obtient un arrêt de surséance; celui-ci un sauf-conduit. Il est des hommes habiles qui, connaissant le dédale des formes, font naître des incidents, déclinent des juridictions, croisent des oppositions. Ceux qui ne connaissent pas cette ressource, se réfugient dans l'enclos du Temple.

Là, l'exploit de l'huissier devient nul, l'arrêt qui ordonne la prise de corps expire sur le seuil de la porte. Le débiteur peut entretenir ses créanciers sur ce même seuil, les saluer, leur prendre la main. S'il faisait un pas de plus il serait pris on fait tout pour l'attirer au dehors; mais il n'a garde de tomber dans le piège.

Il paye chère une petite chambre étroite, toujours préférable à la prison. Du fond de cette retraite il arrange ses affaires ; il traite, il négocie. Si les créanciers sont intraitables, il reste dans l'asile que lui ont ménagé les religieux Templiers, qui ne s'en doutaient guère.

Il n'y a point d'inconvénient à laisser subsister ce lieu privi

légié, parce que les créanciers s'arrangent toujours beaucoup mieux avec le débiteur présent qu'avec le débiteur absent.

La visite des jurés des communautés n'a plus lieu dans le Temple; toutes les professions y sont libres : en voici un exemple récent.

Un épicier ruiné ayant trouvé la recette d'une tisanne purgative et confortative, la débite aujourd'hui dans le Temple avec un prodigieux succès. Elle fait beaucoup de bien; et le peuple, las du charlatanisme des médecins, des drogues empoisonnées des apothicaires, à trouvé dans cette tisanne un remède vraiment salutaire du moins l'expérience confirme chaque

jour sa bonté et son utilité générale.

Le débit de cette tisanne monte jusqu'à douze cents pintes par jour; et comme l'efficace d'un remède n'est constatée que par l'expérience, tous les raisonnements contre l'empirisme deviennent fautifs, quand l'empirisme guérit encore mieux que la médecine qui raisonne. Il se pourrait faire qu'il n'y eût au fond qu'une seule et même maladie, et qu'un seul remède conséquemment pût détruire le germe des maladies chroniques. La colère des guérisseurs de profession contre l'épicier chez qui tout Paris accourt, est une des choses qui m'ont le plus réjoui.

Il est bon qu'il y ait dans une grande ville un asile ouvert aux victimes de cette foule de circonstances qui agitent si diversement la vie humaine; il est bon que les petites tyrannies des corps qui immolent tout à leurs intérêts particuliers, disparaissent, pour laisser à l'homme ou à l'art la liberté trop souvent ailleurs gênée et fatiguée.

Ainsi le terrain du Temple devient précieux. On parlait d'y établir un second théâtre; il servirait à donner à l'art dramatique une plus grande étendue, et à détruire ce privilège incroyable qui a tué Melpomène et Thalie aux pieds de messieurs les gentilshommes ordinaires de la chambre.

Monseigneur le duc d'Angoulème, fils de monseigneur le comte d'Artois, frère du roi, est grand prieur du Temple.

On enterre dans l'église du Temple tous les commandeurs et les chevaliers de l'ordre de Malte qui meurent à Paris.

Ainsi les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem habitent la maison qu'occupaient les Templiers, dont la destruction forme dans notre histoire une époque qui exerce et qui trompe notre vive curiosité.

CVI.

Cabarets borgnes.

Autrement dit tavernes. Vous n'y viendrez pas, délicats lecteurs; j'y suis allé pour vous. Vous ne verrez l'endroit qu'en peinture, et cela vous épargnera quelques sensations désagréables.

C'est là un réceptacle de la lie du peuple. Mais la vie des gueux a une franchise qui mérite d'être observée; car les passious qui sont à nu, ont une originalité piquante.

Curieux de voir ce monde, (placé dans le monde élégant) je me couvris un jour d'une redingote brune, et je m'enfonçai dans un faubourg. J'entrai au lieu désigné, et je demandai à souper. Il me fut servi sur un bout de table; je fis mine de manger. Tout à côté était une salle où était une longue table qui pouvait contenir soixante couverts.

Sur les dix heures du soir, je vis tout à coup entrer tumultueusement dix-neuf pendards, seize créatures et dix enfants, qui s'emparèrent de la table, la chargèrent de débris de viande, poissons, légumes, morceaux de pain; puis l'on fit venir du vin, qui ne fut pas servi dans des pintes de plomb mais dans des vases de grès.

Je fis semblant de sortir, et me jetai dans un petit cabinet, d'où je pouvais tout voir et tout entendre.

Cette horde qui devenait plus nombreuse, jeta tout à coup sur la table, tant en monnaie qu'en liards, une somme de qua

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