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LXXXIX.

Les petits soupers.

Ah ah! mes grands hommes d'état, mes graves plénipotentiaires, mes fameux ministres, je vous tiens; mais je serai discret. Êtes-vous les mêmes qui donniez audience ce matin? Quelle différence de l'homme en place et de l'homme qui soupe avec Fathmé! Cette bouche d'où sortait le bruit du canon, qui ordonnait les guerres et les manifestes, murmure agréablement de petits mots doucereux. Le ministre a raison; et pourquoi se fatiguerait-il tant la tête, si ce n'était pour jouir à son tour?

Vous vous adressez à sa personne, à ses commis hautains, à ses alentours, à ceux qui lui prêtent de l'argent. Eh! non : allez droit à sa maîtresse; c'est elle qui dans un souper, sous l'air de l'ingénuité, lui fera promettre ou signer tout ce qu'elle voudra.

Depuis le ministre qui arrange la perte de telle puissance, jusqu'à l'auteur d'un opéra-comique, chacun ne médite le matin que pour pouvoir jouir le soir. Le pauvre genre humain travaille pour les petits soupers.

Un Anglais, possesseur d'une immense fortune, voulant en jouir selon son goût, avait acquis une petite maison magnifique, où tout ce que le luxe peut imaginer de plus raffiné pour les plaisirs des sens, se trouvait réuni. Voici le récit qu'en fait un de ses compatriotes qui avait été témoin de son genre de vie.

«< M. B. s'était fait une règle de satisfaire chaque jour ses cinq sens, jusqu'au plus haut degré de jouissance dont ils. << étaient susceptibles. Une table exquise, des parfums, les <«< charmes de la musique et de la peinture; enfin tout ce que « l'art, aidé de la nature, peut créer d'enchanteur, flattait suc<< cessivement son goût, son odorat, ses oreilles et ses yeux.

« Quelque recherchés que fussent ces plaisirs, ceux du sixième «sens les surpassaient encore davantage. Dans un salon su« perbe où il me conduisit, étaient six jeunes beautés, habil«<lées d'une manière extraordinaire, dont au premier coup<< d'œil la figure ne me parut pas étrangère; il me semblait << avoir déjà vu ces physionomies-là plus d'une fois, et j'allais «<les aborder en conséquence, lorsque M. B. souriant de mon «< erreur, m'en expliqua la cause. J'ai dans mes amours, me « dit-il, un goût particulier; la plus rare beauté de Circassie << n'a aucun prix à mes yeux, si elle ne ressemble au portrait << de quelque femme célèbre des siècles passés; et tandis que « les amants font cas d'une miniature qui rend fidèlement les « traits de leur maîtresse, je n'estime les miennes qu'autant << qu'elles sont ressemblantes à d'anciens portraits.

<< D'après cette idée, j'ai fait voyager l'intendant de mes « plaisirs par toute l'Europe, avec des portraits choisis, ou des « gravures copiées d'après les originaux. Il a réussi dans ses << recherches comme vous le voyez, puisque vous avez cru << reconnaître ces dames que vous n'avez jamais vues, mais « dont vous aurez sans doute rencontré les figures. Leur ha<< billement doit avoir contribué à votre méprise elles ont toutes le costume du personnage qu'elles représentent; car je << veux que toute leur personne soit pittoresque; par ce moyen « j'ai regagné plusieurs siècles en possession des beautés que le >> temps avait placées bien loin de moi.

«On servit le souper. M. B. s'assit entre la reine d'Écosse et « Anne de Boulen; je me plaçai vis-à-vis, ayant à mes côtés « Ninon de Lenclos ct Gabrielle d'Estrées; plus bas étaient « Rosamonde et Nelly Gwinn; (1) il y avait au haut de la table <«< un fauteuil vide, surmonté d'un dais, destiné à Cléopâtre qui «< venait d'Égypte, et dont on attendait l'arrivée au premier « jour. >>

(1) Maitresse de Charles II.

(Note de Mireier.)

Les grands dans leurs petites maisons ou petits appartements ne sont pas si originaux dans leurs plaisirs : des priapées sont bientôt faites et bientôt entendues. Il semble néanmoins qu'on pardonnerait plus volontiers à un homme en place toutes les recherches de la volupté, lorsqu'il y mettrait quelque chose d'ingénieux, de neuf, ou du moins de singulier. Comment l'opulence n'a-t-elle pas su encore diversifier ses jouissances au milieu de tant d'arts qui ne demandent qu'à se perfectionner, en lui payant le tribut renaissant de leurs rares découvertes? Quoi! nous serons encore imitateurs jusque dans nos plaisirs?

XC.

Cuisiniers.

Et tout pour la tripe, a dit Rabelais. Ce délicat parasite, sybarite efféminé, si voluptueux, si sensuel, dont la table est chargée des productions de tous les climats et les plus propres à flatter et réveiller le goût; qui va au-devant de toutes les sensations agréables, qui s'environne du charme profond des arts pour prévenir l'ennui, est-il à votre avis, de même espèce que le Lapon qui boit, en place de vin de Tokai, l'huile puante qu'il exprime de la graisse des poissons? Et cette belle femme parée, traînée dans un char transparent qu'emportent six nobles coursiers, habite-t-elle la même terre que la Samoyede aux mamelles noires et pendantes, errante sur la mer Glaciale, ou respirant l'air humide et étouffé d'une tanière?

Après cela verrez-vous sans étonnement sur le même Globe le maître-d'hôtel apportant le menu à Monseigneur ? Celui-ci le jette avec dédain: toujours les mêmes plats! mais vous n'avez poin d'imagination, voilà des répétitions qui me donnent des nausées. - Mais on variera les sauces, monseigneur. - Tout cela est détestable, vous dis-je, je ne puis plus manger. - Eh bien, mon

seigneur, je vous préparerai un sanglier à la crapaudine. Quand? Demain : il aura bu soixante bouteille de vin de Champagne. Je veux vous faire manger ensuite une tortue de la Jamaïque. A la bonne heure! Et quand? où est-elle ? A Londres.-Qu'on prenne la poste; qu'on aille la chercher.

On prend la poste et l'on apporte la tortue. Grand conseil pour savoir comment on l'apprêtera : on prodigue autant de paroles qu'il en faudrait pour former une Encyclopédie. Enfin, la tortue est servie; c'est un plat qui revient à un millier d'écus : sept ou huit gourmands s'en gorgent; et tandis qu'ils boivent le vin de la Romanée, ils examinent ce qu'il faut à un paysan pour vivre. Ils décident que trois sols par jour lui suffisent; on accorde dix-sept sols aux bourgeois des villes. Monseigneur et ses adhérents ont décidé qu'au-delà c'était un vrai surperflu.

Qui pourrait nombrer tous les mots de la nouvelle cuisine; c'est un idiôme absolument neuf. Les Languedociens sont les meilleurs cuisiniers; on leur donne le quadruple des appointements d'un précepteur.

On ne mange pas le quart de ce qui est servi; et ce n'est pas sans raison que les domestiques sont gros et gras, ils font bien meilleure chère que l'ordre de la bourgeoisie; ils le savent, ils en sont fiers. Le domestique d'un seigneur rencontrant un de ses camarades qui venait d'écrire une lettre, et qui avait encore sur sa veste un peu de poudre à mettre sur le papier, lui dit d'un ton avantageux: secoue donc cette poudre; on te prendrait pour un commis.

Un sanglier à la crapaudine ! s'écrie-t-on ? oui je l'ai vu de mes yeux sur le gril; celui de Saint-Laurent n'était pas d'une plus belle taille. On l'environne d'un brasier ardent; on le larde de foie gras, on le flambe avec des graisses fines, on l'inonde avec des vins les plus savoureux; il est servi tout entier avec sa hure devant monseigneur, qui sourit à l'énorme service.

On attaque tantôt la hure, tantôt les côtes, et l'on disserte savamment sur la partie la plus fine et la plus délicate.

Les rois de France ont rendu des ordonnances sur le potage, la régalaḍe; ils voulaient réprimer le luxe des repas.

Dans le dernier siècle on servait des masses considérables de viande, et on les servait en pyramide. Les petits plats, qui coûtent dix fois plus qu'un gros, n'étaient pas encore connus. On ne sait manger délicatement que depuis un demi-siècle. La délicieuse cuisine du règne de Louis XV fut inconnue même à Louis XIV; il n'a jamais tâté de la garbure.

Un entremets était autrefois un spectacle entre les services qui coupaient le repas ou le festin. Qui s'en douterait aujourd'hui ? Si l'on pouvait détailler au juste de quelle manière se nourrissaient le paysan, le simple citoyen, le noble campagnard, le grand seigneur, le clergé et les moines, on verrait peut-être par la table quel était alors le degré de l'aisance particulière; et cela serait bon à savoir.

On a trouvé depuis peu qu'il était ignoble de mâcher comme le vulgaire. En conséquence on met tout en bouillies et en consommés. Une duchesse vous avale un aloyau réduit en gelée, et ne veut point travailler comme une harengère après un morceau de viande. Il ne lui faut que des jus qui descendent promptement dans son estomac sans l'effort ni la gêne de la mastication. La viande de boucherie n'était déjà bonne que pour le peuple'; la volaille commence à devenir roturière; il faut des plats qui n'aient ni le nom ni l'apparence de ce qu'on mange; et si l'œil n'est pas surpris d'abord, l'appétit n'est plus suffisamment excité. Nos cuisiniers s'occupent donc à faire changer de figure à tout ce qu'ils apprêtent.

Dans la semaine sainte, il y a un repas chez le roi, où l'on imite avec des légumes tous les poissons que l'océan fournit. On donne à ces légumes le goût de ces mêmes poissons que l'on imite.

J'ai goûté des mets accommodés de tant de manières et préparés avec tant d'art, que je ne pouvais plus imaginer ce que ce pouvait être.

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