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monstre a son passe-port; mais les gens sensés vont voir par curiosité de quelle manière un poëte français défigure l'histoire, l'idiôme, le génie, le caractère de tous les peuples du monde, à l'aide de quelques vers ronflants.

Il est vraiment plaisant de voir ces conspirations d'écoliers, de prêter l'oreille à ces conjurés qui apprêtent le poignard ou la coupe empoisonnée; de voir un acteur en instruire un autre, en rimes très-sonores, de sa généalogie, de sa naissance, de l'histoire de ses parents; d'examiner ces rois tous agissant et parlant de même, n'ayant aucune physionomie distincte, dont, pour plus grande commodité, le poëte a fait des despotes altiers environnés de gardes, comme s'il n'y avait au monde que cette forme asiatique. Et voilà le fantôme que la nation, par une sotte habitude, adore sous le nom de goût. Elle affecte du mépris pour tout ce qui n'est pas de son crû littéraire; et dans ces faibles linéaments, où le français seul a reconnu la figure humaine, il a défié néanmoins ses voisins, et semblable au moucheron de la fable, il a sonné la charge et la victoire, en publiant que lui seul avait un théâtre tragique.

Tout philosophe, c'est-à-dire celui qui consulte la nature et les hommes au lieu des journalistes et des académiciens, sourit de pitié en démêlant le faux, le bizarre, et le ton mensonger de notre tragédie.

Quoi, se dit-il, nous sommes au milieu de l'Europe, scène vaste et importante des événements les plus variés et les plus étonnants, et nous n'avons pas encore un art dramatique à nous? Nous ne pouvons composer sans le secours des Grecs, des Romains, des Babyloniens, des Thraces? Nous allons chercher un Agamemnon, un OEdipe, un Thésée, un Oreste, etc.? Nous avons découvert l'Amérique, et cette découverte subite a fondu deux mondes en un, a créé mille nouveaux rapports? Nous avons l'imprimerie, la poudre à canon, les postes, la boussole, et avec les idées nouvelles et fécondes qui en résultent, nous n'avons pas encore un art dramatique à nous? Nous sommes

environnées de toutes les sciences, de tous les arts, des miracles multipiés de l'industrie humaine; nous habitons une capitale peuplée de neuf cent mille âmes, où la prodigieuse inégalité des fortunes, la variété des états, des opinions, des caractères, forment les contrastes les plus énergiques et les plus piquants; et tandis que mille personnages divers nous environnent avec leurs traits caractéristiques, appellent la chaleur de nos pinceaux, et nous commandent la vérité, nous quitterions aveuglément une nature vivante, où tous les muscles sont enflés, saillants, pleins de vie et d'expression, pour aller dessiner un ca ́davre grec ou romain, colorer ses joues livides, habiller ses membres froids, le dresser sur ses pieds tout chancelant, et imprimer à cet oeil terne, à cette langue glacée, à ces bras raidis, le regard, l'idiôme et les gestes qui sont de convenance sur les planches de nos tréteaux? Quel abus du mannequin!

Si ce n'est point là la plus nombreuse des farces, c'est assurément la plus ridicule, ou plutôt c'est l'oubli le plus impardonnable des plaisirs de nos nombreux concitoyens et des tableaux vivants et instructifs qu'ils demandent. Faut-il alors s'étonner si la multitude ne connaît seulement pas le nom de nos auteurs tragiques?

Il n'y a presque plus que les gens de lettres qui soient infatués de ces esquisses imparfaites, et qui s'en occupent avec un stérile déluge de paroles; mais tandis qu'ils sont fort habiles à multiplier d'oiseuses dissertations, l'art n'en fait pas un seul pas de plus. Nos tragédies continuent à n'offrir que des reflets pâles, une imitation servile; et la génération actuelle de nos auteurs attestera à la suivante, l'opiniâtreté du goût le plus faux et le plus déraisonnable.

Jeunes écrivains, voulez-vous connaître l'art, voulez-vous le faire sortir des bornes puériles où il est enchaîné? laissez-là les périodistes et leurs préceptes cadavéreux. Lisez Shakespeare, non pour le copier, mais pour vous pénétrer de sa manière grande et aisée, simple, naturelle, forte, éloquente; étudiez-le

comme le fidèle interprète de la nature, et vous verrez bientôt toutes ces petites tragédies étranglées, uniformes, sans plan vrai et sans mouvement, ne plus vous offrir qu'une sécheresse et une maigreur hideuse.

Les gens de lettres au-dessus de trente-cinq ans ont frémi de ces hérésies opposées à la saine doctrine, parce que les préjugés durcissent avec la tête qui les renferme. Ils ont lancé sur l'hétérodoxe leurs anathêmes singulièrement redoutables. Mais vous savez combien les braillards ont défendu le plain-chant français qu'ils nommaient musique. J'en appelle à la génération qui s'élève; on accueillera un jour avec transport le genre que notre sottise combat aveuglément; on sentira qu'on a fait en France tout le contraire de ce qu'il fallait faire; et l'histoire de notre musique deviendra celle de notre tragédie.

Alors nous apercevrons d'une manière distincte la difformité burlesque de nos pièces uniformes et factices, et nous adopterons une innovation salutaire qui tournera au profit de la vérité, du génie, des mœurs, et des plaisirs de la nation (1).

Un roi de Perse fit tirer un jour son horoscope. Ce roi qui se moquait assez du passé et même du présent, était fort inquiet. sur l'avenir. L'astrologue ayant bien examiné la conjonction des astres, déclara fort innocemment que le roi mourrait, à coup sûr, d'un long bâillement; ce qui, selon la traduction des mots persans, équivaut à mourir d'ennui. On s'appliqua donc très

(1) J'ai combattu le premier avec une extrême franchise les idées que plusieurs adoptent aujourd'hui. J'ai fait imprimer, en 1773, un livre intitulé : Du Théâtre, ou Nouvel essai sur l'art dramatique, Amsterdam, qui me valut alors de la part des journalistes (tous réunis contre moi) pas une seule raison, mais bien de grosses injures; et, d'un autre côté, une persécution presque sérieuse, que je détaillerai un jour. Pour toute réponse, j'ai étendu mes idées et mes réflexions, en les frappant d'une manière plus haute et plus décidée, laissant au temps, dont je connais les effets, le soin de mettre mes opinions à leur place. Je compte donc publier bientôt un ouvrage qui aura pour titre : «Examen philosophique de quelques pièces du théâtre « français, anglais, allemand, espagnol, elc., avec les observations de plusieurs a écrivains célèbres sur la nécessité de réformer le système actuel du théâtre francis. (Note de Mercier.)

soigneusement à prévenir tout ce qui pourrait provoquer ce signe fatal, lequel devait être, pour sa majesté, l'avant-coureur du trépas. Défense conséquemment à tout mélancolique de traverser les cours, ainsi que les escaliers des châteaux que le roi pourrait habiter. Ordre exprès à tout courtisan d'avoir incessamment le sourire sur les lèvres, et quelques bons contes dans la mémoire. On enleva des bibliothèques du prince tout les moralistes anciens et modernes, tous les dissertateurs, les jurisconsultes, les métaphysiciens; on tapissa les murailles de peintures pleines de feu et de gaieté. On ordonna que les gens de justice ne porteraient plus que des habits couleur de rose. On fit recrue de bouffons, et ils furent largement payés. Bal quatre fois la semaine, comédie tous les jours, mais point d'opéra en plain-chant. Aux portes du palais, des gens affidés versaient du café à tous venants; et quiconque lâchait un bon mot, obtenait sur-le-champ un passe-port pour aller partout. Rire et faire. rire était le propre d'un grand homme qui servait dignement son prince et l'État. Toutes les dignités appartinrent de droit aux plaisants qui narraient les plus joyeuses facéties.

Un poëte qui n'était ni triste ni gai, mais qui amusait assez ceux qui l'écoutaient parler de ses vers, était parvenu à la cour, on ne sait trop comment: mais enfin il s'y trouvait ; et comme l'on confond assez volontiers dans ce pays les poëtes avec les fous, il avait ses entrées. Il mit à profit cet avantage, et fit si bien qu'il obtint de lire devant sa majesté une tragédie toute entière, de sa composition; tragédie, selon lui, étonnante, pathétique, qui réunissait tout ce qu'Aristote exige, d'après les drames grecs, car il n'a vu que cela dans sa poétique. Cette tragédie était prônée d'avance avec un enthousiasme singulier, et chacun de s'écrier sans la connaître : c'est admirable! Le poëte vint et lut. Le roi bâilla et mourut.

L'auteur est soudain arrêté, comme coupable du crime de lèse-majesté au premier chef, et condamné à perdre la vie au milieu des supplices d'étiquette. Il se récria fortement, moins

sur la violence commise contre sa personne, que sur l'injustice horrible, abominable, que l'on faisait à son ouvrage tragique, admiré de toute une académie. Le goût avait présidé à la construction de chaque vers, et ils étaient si bien moulés sur les bons modèles, qu'en cas de besoin on les Y retrouverait presque tous. Voilà ce que le poëte avança pour sa justification.

Le tribunal suprême crut devoir procéder avec toutes les formalités requises; et comme on présente toujours au coupable l'instrument du crime, il fut ordonné au poëte de reprendre et de relire cette fatale tragédie devant tous les juges assemblés. Le poëte, la tête nue et dans la posture des criminels, environné de tous les ordres de l'État, lut sa pièce. Dès le second acte, voilà que tous les fronts sévères et rembrunis se déridèrent, et progressivement de longs éclats de rire, qu'on voulait étouffer, se firent entendre et percèrent de différents côtés. Ces cris bientôt dégénérèrent en convulsions: ils annonçaient la grâce du poëte. En effet, tous les juges, en se levant, déclarèrent d'une voix unanime que rien au monde n'était plus plaisant que cette tragédie, et le trépas subit de son auguste majesté avait eu certainement une toute autre cause. En conséquence, le poëte fut remis en liberté et renvoyé bien absous au cercle de ses admirateurs et de son académie.

LXXXIV.

Comédies modernes.

Pourquoi rit-on moins aujourd'hui qu'on ne riait dans le siècle passé? C'est peut-être parce qu'on a plus de connaissances et le tact plus fin; c'est parce qu'on démêle du premier coup d'œil ce qu'il y a de froid et de faux dans ce même trait qui faisait rire nos aïeux à gorge déployée. On rit moins dans le monde, parce qu'on y raisonne davantage sur tous les objets, et parce qu'après avoir épuisé toutes les plaisanteries, il a fallu

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