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ordurières? C'est qu'une poignée de comédiens ose dire qu'il n'appartient qu'à eux de représenter des pièces raisonnables; c'est qu'on les soutient dans cette ridicule prétention; c'est qu'à la suite de cette incroyable et honteuse législation, le peuple est condamné à n'entendre que l'expression du libertinage et de la sottise. Et voilà où aboutit la police des spectacles chez un peuple renommé par ses chefs-d'œuvre dramatiques.

Les parades qu'on représente extérieurement sur le balcon comme une espèce d'invitation publique, sont très-préjudiciables aux travaux journaliers, en ce qu'elles ameutent une foule d'ouvriers qui, avec les instruments de leur profession sous le bras, demeurent là la bouche béante, et perdent les heures les plus précieuses de la journée.

Les figures en cire du sieur Curtius sont très-célèbres sur les boulevards, et très-visitées; il a modelé les rois, les grands écrivains, les jolies femmes, et les fameux voleurs; on y voit Jeannot, Desrues, le comte d'Estaing et Linguet; on y voit la famille royale assise à un banquet artificiel : l'empereur est à côté du roi. Le crieur s'égosille à la porte: entrez, entrez, mes-sieurs; venez voir le grand couvert, entrez, c'est tout comme à Versailles (1). On donne deux sous par personne, et le sieur Curtius fait quelquefois jusqu'à cent écus par jour, avec la montre de ces mannequins enluminés.

(1) Ce petit bonhomme rabougri, qui annonçait le spectacle d'une voix chevrotante à la porte du théâtre de M. Séraphin, aura été le dernier crieur ou aboyeur. Pleine licence était accordée à l'aboyeur'dont la rédaction et le style ne péchaient point d'ordinaire par le manque de fantaisie et d'originalité. Le crieur de Nicolet n'était pas le moins prodigieux de ces tentateurs gagés. Voici l'une de ses annonces : « Entrez, Messieurs, voir le grand festin de Pierre; M. Constantin remplira le rôle de Don Juan, et sera précipité dans les enfers, avec toute sa garde robe. » Le moyen de résister à de pareilles séductions! Le théâtre de Nicolet ne désemplissait pas. (Note de l'éditeur.)

LXXXI.

Foire Saint-Germain.

Les spectacles des boulevards sont obligés d'aller à cette foire, à laquelle on devrait bien donner une entrée spacieuse; car il il n'y a qu'une porte étroite dont le terrain descend encore en pente. Il faut que toutes les voitures et les fantassins pêlemêle passent par ce dangereux sentier.

Là, des hommes de six pieds, montés sur des brodequins, coiffés comme des sultans, passent pour des géants. Une ourse rasée, épilée, à qui l'on a passé une chemise, un habit, veste et culotte, se montre comme un animal unique, extraordinaire. Un colosse de bois parle, parce qu'il a dans le ventre un petit garçon de quatre ans. Il faut la révolution de plusieurs années pour amener à l'œil du naturaliste quelque chose digne de son attention. La charlatanerie grossière est là sur son trône. Le saltimbanque effronté a obtenu le privilége de duper le public; il a payé ce privilége, qu'importe ensuite qu'il donne des gourdes au parisien? On le connaît si bonnace, qu'on sait d'avance qu'un faux merveilleux le transportera non moins que s'il était véritable.

Les salles des farceurs sont presque toujours remplies. On y joue des pièces obcènes ou détestables, parce qu'on leur interdit tout ouvrage qui aurait un peu de sel, d'esprit et de raison. Quoi, voilà un théâtre tout dressé, un peuple tout assemblé, et l'on condamnera les auditeurs à n'entendre que des sottises, tandis que notre théâtre si riche devrait être considéré comme un trésor national! Et pourquoi appartiendrait-il exclusivement aux comédiens du roi?

Quoi, Dugazon serait l'héritier de Corneille! Quoi, ces chefsd'œuvres que tout l'or des souverains ne saurait faire renaître, demeurerait en propre à une poignée de comédiens! Quoi, ils n'appartiendraient pas essentiellement à tous ceux qui se sentent l'âme et le talent de les faire valoir! Quoi, l'auteur aurait

pu avoir une autre idée que de répandre partout ses productions et sa gloire! Quoi, sacrifier l'art à l'intérêt passager de l'acteur, ne donner qu'un point resserré au génie, l'obliger à prendre tel organe, l'asservir à l'instrument qu'il anime; et quand j'ai composé, je donnais donc mes pièces à une seule troupe! Brûlons nos pièces.

Le grand duc de Toscane, qui possède le véritable génie d'un législateur, parmi une foule de lois utiles et conçues dans une haute sagesse, a donné à tous les théâtres la liberté absolue du choix des pièces; certain que la concurrence et l'émulation serviraient ce bel art beaucoup mieux que tous les règlements qu'un petit esprit de classification a établis parmi nous pour lui ôter son essor et sa grandeur.

Là enfin on voit (et qu'importe le lieu?) le célèbre Comus, homme doué du génie le plus souple et le plus inventif, et qui, sans les études ordinaires, doit tout à la sagacité rare qu'il a reçue de la nature. Ce physicien fécond en découvertes, en étonnant nos regards, exerce et surprend notre intelligence. Il faut bien se garder de le confondre avec les faiseurs de tours dont il est environné. Quiconque l'aura vu, ne tombera pas dans cette erreur grossière: non-seulement il est l'émule de ceux qui étudient la nature; mais il a droit encore à un rang distingué parmi les plus habiles scrutateurs de ses phénomènes : les merveilles qui s'opèrent sous ses mains industrieuses, valent bien quelques pages systématiques écrites en beau style.

LXXXII.

Comédiens italiens.

Tout en conservant ce titre, ils ne représentent plus aucune pièce italienne, où, pour mieux dire, ces cannevas où Carlin a si souvent déployé un jeu assaisonné de tant de grâces naïves et piquantes. Ils sont rentrés dans le droit de donner au public

des pièces morales et intéressantes : droit dont ils n'abusent point, il faut l'avouer; mais les pièces à vaudevilles ayant pris faveur, ils ont obéi au goût momentané de la capitale. Ils se piquent de servir le public avec un zèle infatigable, on les voit ardents à le récréer de nouveautés, n'épargner ni soins ni peines. Leur désintéressement est rare. Ils ne lésinent point sur les décorations ni sur les habillements; jaloux de donner aux représentations le plus grand éclat. Ils ont un tact assez sûr pour la musique vive, légère, expressive; mais ne savent pas encore juger les comédies d'une manière aussi juste; cela viendra. Les pièces à vaudevilles occupent donc presque exclusivement ce théâtre depuis dix-huit mois. Comme tout succès touche à un excès, il est à craindre que ce théâtre ne s'infeste de rébus, de couplets trop libres, d'équivoques, etc. Pourquoi faire baisser les yeux aux grâces?

Ces jolis riens offrent des tableaux naïfs et ne sont pas dépourvus de gaîté; mais il est à craindre que ces bluets, nés dans un champ fertile, n'étouffent les épis nourriciers, substantiels et à la tête dorée.

Les auteurs avaient cru pouvoir établir sur cette scène un second théâtre national; ils n'ont pas réfléchi que l'art du chant excluait presque toujours celui de la déclamation, et que les pièces vraiment dramatiques avaient un caractère trop profond pour s'allier à la légèreté de ces petites pièces, la plupart vides de sens. L'ariette et le vaudeville tueront toujours Marivaux et

ses successeurs.

LXXXIII.

Tragédies modernes.

Les spectateurs du théâtre français commencent enfin à sentir l'uniformité et la ressemblance de ces plans étroits, de ces caractères répétés qui laissent un vide et impriment une

langueur sensible à nos tragédies modernes. L'immuable patron de la Melpomène française endort où révolte les esprits les plus attachés par l'habitude aux vieilles opinions littéraires. On est presque d'accord que cette Melpomène française, si excessivement vantée, n'a vécu que d'imitation; qu'elle n'offre que quelpar la ques portraits au lieu de ces tableaux larges et animés multitude des caractères qui appartiennent à un sujet historique. On a dit tout haut que notre petite scène n'était qu'un parloir, que nos vingt-quatre heures n'avaient servi qu'à accumuler grossièrement les invraisemblances les plus ineptes et les plus bizarres. On est convenu qu'un seul et même patron dramatique, pour tous les peuples, pour tous les gouvernements, pour tous les événements terribles ou touchants, simples ou compliqués, était une adoption puérile qui n'avait pu être consacrée que par les copistes d'un art qu'ils n'ont point eu le génie de modifier, tous adorateurs serviles de ce qui avait été fait avant eux, et absolument dépourvus d'invention.

On ridiculise donc avec justice cette gêne continuelle dans le choix des sujets et dans la disposition de la fable, cette foule d'entrées et de sorties vagues et forcées, qui resserrent une action étendue, dont la marche libre eût paru conforme aux faits, et pour tout dire, raisonnable.

Le poëte assujetti a coupé le tableau historique pour le faire entrer dans le cadre des règles. Quelle inconcevable maladresse! On rit quand on voit un auteur tragique prendre sans façon deux ou trois pièces grecques pour en composer une à sa fantaisie; abattre une tête qui lui déplaît pour en coller une autre sur le tronc de tel personnage; confondre les parentés des descendants d'Atrée et d'OEdipe, sans craindre l'animadversion de ces princes décédés; traiter indifféremment un sujet anglais, allemand, russe, turc, ou tartaro-chinois; ne daigner jamais lire son original, ni l'histoire du temps, ne vouloir que le titre, et débiter hardiment sa composition étrange sous l'enseigne de tragédie. On affiche le monstre sous cette dénomination, et le

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