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qui ont quelque penchant au libertinage; ensuite ils ont des cabarets où ils enivrent ceux qui aiment le vin; puis ils promènent, les veilles du mardi gras et de la Saint-Martin, de longues perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles, de levrauts, afin d'exciter l'appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure.

Les pauvres dupes, qui sont à considérer la Samaritaine et son carillon, qui n'ont jamais fait un bon repas dans toute leur vie, sont tentés d'en faire un, et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait résonner à leurs oreilles un sac d'écus, et l'on crie: Qui en veut ? qui en veut? C'est de cette manière qu'on vient à bout de compléter une armée de héros qui feront la gloire de l'État et du monarque. Ces héros coûtent, au bas du pont Neuf, trente livres pièce; quand ils sont beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d'artisans croient affliger beaucoup leurs pères et mères en s'engageant; les parents les dégagent quelquefois, et rachètent cent écus l'homme qui n'en a coûté que dix: cet argent tourne au profit du colonel et des officiers recruteurs.

Ces recruteurs se promènent la tête haute, l'épée sur la hanche, appelant tout haut les jeunes gens qui passent, leur frappant sur l'épaule, les prenant sous le bras, les invitant à venir avec eux, d'une voix qu'ils tâchent de rendre mignarde. Le jeune homme se défend, les yeux baissés, la rougeur sur le front, et avec une espèce de crainte et de pudeur; ce qui commande l'attention, la première fois qu'on est témoin de ce jeu singulier.

Ces recruteurs ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau armorié, qui flotte et qui sert d'enseigne. Là, ceux qui sont de bonne volonté viennent donner leur signature. Un de ces recruteurs avait mis sur son enseigne ce vers de Voltaire, sans en sentir la force ni la conséquence :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

J'ai vu ce vers bien imprimé pendant six semaines; puis le

vers a disparu sans qu'aucun des enrôlés sous cette devise l'eût peut-être compris.

Autrefois le gros Thomas, le coryphée des opérateurs, tenait ses séances sur le pont Neuf. Voici son portrait fidèlement tracé, pour la satisfaction de ceux qui ne l'ont pas vu.

<«< Il était reconnaissable de loin par sa taille gigantesque et << l'ampleur de ses habits. Monté sur un char d'acier, sa tête « élevée et coiffée d'un panache éclatant, figurait avec la tête << royale de Henri IV; sa voix mâle se faisait entendre aux deux << extrémités du pont, aux deux bords de la Seine. La confiance « publique l'environnait, et la rage de dents semblait venir ex«pirer à ses pieds. La foule empressée de ses admirateurs, «< comme un torrent qui toujours s'écoule et reste toujours «< égal, ne pouvait se lasser de le contempler; des mains sans «< cesse élevées imploraient ses remèdes, et l'on voyait fuir le <«<long des trottoirs les médecins consternés et jaloux de ses « succès. Enfin, pour achever le dernier trait de l'éloge de «< ce grand homme, il est mort sans avoir reconnu la Fa«< culté. >>

Un Anglais, dit-on, fit la gageure il y a cinq ans, qu'il se promènerait le long du pont Neuf pendant deux heures, offrant au public des écus neufs de six livres, à vingt-quatre sous pièce, et qu'il n'épuiserait pas de cette manière un sac de douze cents francs qu'il tiendrait sous son bras. Il se promena criant à haute voix Qui veut des écus de six francs tout neufs, à vingt-quatre sous? Je les donne à ce prix. Plusieurs passants touchèrent, palpèrent les écus, et, continuant leur chemin, levèrent les épaules en disant Ils sont faux, ils sont faux. Les autres, souriant comme supérieurs à la ruse, ne se donnaient pas la peine de s'arrêter ni de regarder. Enfin une femme du peuple en prit trois en riant, les examina longtemps, et dit aux spectateurs : Allons, je risque trois pièces de vingt-quatre sous par curiosité. L'homme au sac n'en vendit pas davantage, pendant une promenade de deux heures; il gagna amplement la gageure contre

celui qui avait moins bien étudié que lui, ou moins bien connu l'esprit du peuple.

Les marches du pont Neuf s'usent visiblement vers le milieu, et en peu d'années, sous les pieds des innombrables passants. Elles deviennent glissantes, et l'on est obligé de les renouveler.

Des marchands d'oranges et de citrons ont, au milieu du pont, des boutiques qui forment un coup d'œil agréable: car ce fruit est aussi sain qu'il est beau.

IV.

Le guet.

La sûreté de Paris, pendant la nuit, est l'ouvrage du guet et de deux ou trois cents mouchards qui battent le pavé, qui reconnaissent et qui suivent les gens suspects; c'est pendant la nuit que se font tous les enlèvements de police.

Les falots, répandus çà et là, ne laissent pas que d'intimider les brigands; de sorte que les rues de Paris sont sûres la nuit comme le jour, à quelques accidents près; accidents inévitables, quand on songe à la foule des hommes désespérés qui n'ont plus rien à perdre.

On rossait autrefois le guet, et c'était même un amusement que se procuraient les jeunes gens de famille et les mousquetaires; on cassait les lanternes, on frappait aux portes, on faisait tapage dans les mauvais lieux, on enlevait le souper qui sortait du four, et l'on claquait la servante; on déchirait ensuite la robe du commissaire. On a réprimé ces excès avec tant de sévérité, qu'il n'est plus question de pareils jeux : la jeunesse n'est plus réputée indisciplinable, et rien n'excuserait aujourd'hui la violente incartade d'une tête écervelée.

Ce n'est pas là un des petits avantages de la capitale. L'âge mûr n'a rien à craindre de l'âge bouillant. Un magistrat a dit

qu'il voulait que le pavé de Paris fût respecté comme le sanctuaire et le tabernacle : il a raison, et il a bien dit.

La civilisation est presque perfectionnée de ce côté-là; on n'a rien à craindre de l'insolence et de l'ivresse, parce que la mainforte n'est pas éloignée. On l'appelle à son secours, et on obtient ordinairement prompte justice.

Pierre le Cruel, qui passe pour avoir aimé la justice, en a donné une bonne preuve, à ce qu'a dit un historien espagnol. Il se plaisait à courir les rues la nuit. Une fois qu'il faisait tapage, un garde de nuit, croyant rencontrer un particulier, le battit vigoureusement; le roi le tua. La justice, le lendemain, fit des perquisitions contre l'auteur du meurtre. Une bonne femme, qui avait reconnu le roi, l'accusa. Les magistrats en corps allèrent lui porter des plaintes : le roi, pour satisfaire la justice, fit couper la tête à son effigie. On voit encore cette statue tronquée au coin de la rue où le meurtre fut commis.

Cartouche a fait trembler la ville de Paris, pendant un assez long espace de temps; un pareil chef de voleurs, eût-il encore plus d'audace et de ressources, n'aurait pas de nos jours un tel avantage.

Une correspondance non interrompue entre le magistrat et ses préposés opère la connaissance suivie de tout ce qui se passe; et l'on prévient des désordres autant qu'on en punit.

Les recherches, informations et vérifications aboutissent à un centre où se réunit tout ce qui intéresse la sûreté publique.

Indépendamment de ces soins, les lanternes et réverbères, les différents corps de garde distribués, et, comme je l'ai déjà dit, les falots errant de tous côtés, ont prévenu une infinité d'accidents.

On ne saurait trop multiplier les précautions, surtout à l'entrée des hivers. La machine est bien montée depuis cinquante ans; mais cette machine, comme toute autre, a ses moments de langueur. Si elle venait à s'arrêter, Paris serait en proie aux horreurs d'une ville prise d'assaut.

La garde monte à près de quinze cents hommes; on peut s'enrôler et vieillir dans ce corps sans craindre les blessures; on peut y pousser sa carrière aussi loin qu'un moine qui boit, mange et digère; on en est quitte pour dormir le jour, au lieu de reposer la nuit.

Quelquefois les soldats du guet maltraitent sans sujet ceux qu'ils arrêtent, et leur mettent les menottes d'une manière cruelle; on doit réprimer secrètement de pareils abus, et empêcher que les gardiens de la sûreté publique n'attentent impitoyablement au moindre citoyen, qui doit toujours être respecté, jusqu'à ce que les lois aient prononcé; car il peut être innocent avec toutes les apparences d'un homme coupable.

V.

Lieutenant de police.

Un lieutenant de police est devenu un ministre important, quoiqu'il n'en porte pas le nom; il a une influence secrète et prodigieuse; il sait tant de choses, qu'il peut faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, parce qu'il a en main une multitude de fils qu'il peut embrouiller ou débrouiller à son gré: il frappe ou il sauve, il répand les ténèbres ou la lumière; son autorité est aussi délicate qu'étendue.

On connaît ses fonctions; mais on ne sait peut-être pas qu'il s'occupe encore à dérober à la justice ordinaire une foule de jeunes gens de famille, qui, dans l'effervescence des passions, font des vols, des escroqueries ou des bassesses; il les enlève à la flétrissure publique: la honte en rejaillirait sur une famille entière et innocente; il fait un acte d'humanité, en épargnant à des pères malheureux l'opprobre dont ils allaient être couverts car nos préjugés, sous ce point de vue, sont bien injustes et bien cruels.

Le libertin est enfermé ou exilé, et ne passe point par la

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