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Le noble d'abord a quelque répugnance; mais l'or, ce puissant mobile des actions iniques, l'or le décide. On le mène chez un notaire, où il signe un contrat qui lui assure véritablement une pension, mais qui porte une séparation de biens préliminaire. Figurez-vous cet homme qui le lendemain trouve, dans une chapelle obscure, quatre témoins, et devant l'autel, une fille jeune et charmante qu'il n'a jamais vue: voilà sa femme, mais sous la condition expresse qu'elle ne sera jamais à lui.

Elle sort en ce moment des bras de la volupté, pour y rentrer après la cérémonie; l'époux lui touchera une fois la main, pendant que le prêtre prononcera les paroles sacrées. Passé cet instant, à jamais séparé d'elle, il ne reconnaîtra peut-être pas le visage de celle avec qui il aura contracté. L'anneau se donne, le oui se prononce de part et d'autre, ou, pour mieux dire, le parjure et le sacrilége s'accomplissent.

En sortant de la chapelle, l'épouse, sans saluer son mari, monte dans un équipage, et se retrouve dans le lit qu'elle avait quitté. L'époux fuit vers la province; on lui paye une année d'avance, et il a une femme dont il ne peut pas visiter l'appartement, ni même habiter la ville. Il a et il aura des enfants qu'il n'a point vus, qu'il ne verra point, et ils porteront son

nom.

Il se bannit, et va manger sa honteuse pension dans une petite ville, lorsque sa femme, déployant son contrat de mariage et l'acte de célébration, se pare publiquement du nom qu'elle a acheté. Un marbre offre ce nom en lettres d'or au frontispice d'un superbe hôtel, tandis que le mari n'ose articuler le sien dans sa profonde retraite.

Voilà ce qui se pratique sous l'œil de la législation et la loi outragée est réduite au silence; car on a tourné contre elle ses propres formes avec une coupable adresse : l'homme a paru se venger à son tour d'une loi inflexible et extrême.

N'aurait-il pas mieux valu ne pas abolir ces anciens mariages mixtes et faciles, où la femme n'était pas déshonorée, où les

enfants innocents n'étaient pas pressés entre l'abnégation et la honte?

Quelqu'un dira qu'il faudrait le style de Juvénal pour tonner contre cette licence; mais que ferait le plus véhément satirique? à quoi remédierait-il? La perte des mœurs vient le plus souvent de l'insuffisance des lois, de leurs erreurs et de leurs contradictions.

LVII.

Savoyards.

Ces honnêtes enfants,

Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie

Ces longs canaux engorgés par la suie.

VOLTAIRE.

i

Ils sont ramonneurs, commissionnaires, et forment dans Paris une espèce de confédération qui a ses lois. Les plus âgés ont droit d'inspection sur les plus jeunes; il y a des punitions contre ceux qui se dérangent: on les a vus faire justice d'un d'entre eux qui avait volé; ils lui firent son procès et le pendirent.

Ils épargnent sur le simple nécessaire, pour envoyer chaque année à leurs pauvres parents. Ces modèles de l'amour filial s trouvent sous les haillons, tandis que les habits dorés couvrent les enfants dénaturés.

Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu'au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l'air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et lugubre.

La rage de mettre tout en régie en a formé une du ramonnage de cheminées: les régisseurs ont chassé ces petits Savoyards, et l'on a vu dans des maisons neuves et blanches tous ces visages basanés et noircis qui étaient aux fenêtres en attendant de l'ouvrage.

L'établissement de la petite poste a fait tort aux Savoyards. Ils sont moins nombreux aujourd'hui, et l'on dit que leur fidélité, si longtemps éprouvée, commence à n'être plus la même; mais ils se distinguent toujours par l'amour de leur patrie et de leurs parents.

Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de huit ans, les yeux bandés et la tête couverte d'un sac, monter des genoux et du dos dans une cheminée étroite et haute de cinquante pieds; ne pouvoir respirer qu'au sommet périlleux; redescendre comme il est monté, au risque de se rompre le cou, pour peu que la vétusté du plâtre forme un vide sous son frêle point d'appui ; et la bouche remplie de suie, étouffant presque, les paupières chargées, vous demander cinq sols, pour prix de son danger et de ses peines. C'est ainsi que se ramonnent toutes les cheminées de Paris, et des régisseurs n'ont enrégimenté ces petits malheureux que pour gagner encore sur leur médiocre salaire. Puissent ces ineptes et barbares entrepreneurs se ruiner de fond en comble, ainsi que tous ceux qui ont sollicité des priviléges exclusifs!

Ces Allobroges de tout sexe et de tout âge ne se bornent pas à être commissionnaires ou ramonneurs. Les uns portent une vielle entre leurs bras, et [l'accompagnent d'une voix nasale. D'autres ont une boîte à marmotte pour tout trésor. Ceux-ci promènent la lanterne magique sur leur dos, et l'annoncent le soir au moyen d'une orgue nocturne, dont les sons deviennent plus agréables et plus touchants parmi le silence et les ténèbres. Les femmes, étalant leur étonnante fécondité, sous le masque de la laideur, vous montrent des enfants, et dans leur hotte, et pendus à leurs mamelles, et sous leur bras; sans compter ceux qu'elles chassent devant elles, le tout pour attirer les aumônes dégoûtantes, maigres, noires, et paraissant âgées, elles sont toujours grosses, et à pleine ceinture.

Les vielleuses des boulevards portent sur une gorge souillée un large cordon bleu qui quelquefois a servi à une majesté.

Ce cordon déchu leur sert de bandoulière. Ainsi les marques de dignité périssent ou retournent à leur véritable emploi.

Mais sortons des boulevards, où une foule de travailleurs ient, comme l'a dit un poëte :

De cette belle route à grands coups de massue,
Eo cailloux incrustés parqueter l'étendue.

LVIII.

Enfants devant leur père.

Rien n'étonne plus un étranger que la manière leste et peu respectueuse avec laquelle un fils parle ici à son père. Il le plaisante, le raille, se permet des propos indécents sur l'âge de l'auteur de ses jours, et le père a la molle complaisance d'en rire le premier la grand'mère applaudit aux prétendues gentillesses de son petit-fils.

On ne saurait distinguer le père de famille dans son propre logis on le cherche; il est dans un coin, causant avec le plus humble et le plus modeste de la société. S'il ouvre la bouche, son gendre le contredit, ses enfants lui disent qu'il radote, et le bonhomme qui aurait envie quelquefois de se fâcher, ne l'ose pas devant sa femme : elle semble approuver les impertinences de ses enfants.

Un père appelle son fils monsieur, ne le tutoie point; et le petit bourgeois a l'imbécillité d'imiter en ce point le grand seigneur.

Ce singulier et déplorable abus vient de la coutume de Paris. Elle a ôté aux hommes ce que le droit Romain leur attribuait : les femmes en vertu de la loi deviennent presque maîtresses. La source de tout le mal, si l'on y prend garde, est donc dans nos lois civiles, et dans notre coutume qui accorde trop aux femmes.

Qu'un homme se marie, qu'il perde son épouse, le voilà ruiné les enfants viendront demander le bien de leur mère, poursuivront leur père en justice, le réduiront à la mendicité : les lois consacreront les indignes poursuites des enfants, et personne ne trouvera extraordinaire ce mépris de l'autorité paternelle. Comment a-t-on pu annuler à ce point le pouvoir du chef de la famille ?

Souvent donc la vie d'un bourgeois se passe à être tyrannisé par sa femme, dédaigné par ses filles, bafoué par son fils, désobéi par ses domestiques: nul dans sa maison, il est un modèle de patience stoïque ou d'insensibilité.

LIX.

De la langue du monde.

La langue du monde est la langue des compliments; mais on y oublie celle qui exprime quelque sentiment. Les mots y sont bien, on les prodigue même; mais ils n'ont point de sens. On parle enfin comme on s'habille, avec un certain luxe agréable, mais vide et superflu.

Les indifférents s'épuisent tellement en protestations, en assurances de services, que l'ami se trouve réduit à ne dire qu'un mot, pour n'être pas confondu avec eux.

Le monde polit plus qu'il n'instruit. Il ne faut point être dans son tourbillon, pour bien le connaître et surtout pour l'apprécier. Voulez-vous être spectateur? placez-vous à une certaine distance. C'est ainsi que pour bien voir la marche d'un régiment, il ne faut point porter le fusil, mais être sur la ligne où il défile.

Dans le monde il n'y a que deux classes d'hommes. Les uns songent à leurs affaires, et les autres à leurs plaisirs : les uns se tuent à travailler, les autres à jouir.

Les gens du monde, quand ils voient qu'ils ne peuvent avoir

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