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Comment existe-t-il? dira-t-on. Comment! Il est distrait pendant qu'on lui parle, et il oublie tout ce qu'on lui dit ; il laisse à des commis le soin de répondre à tout le monde, et d'expédier son immense besogne; il signe les lettres, voilà à peu près tontes ses fonctions. Mais il se réserve quelque intrigue de cour qu'il ourdit avec adresse, qu'il suit avec constance et dont il prépare le dénoûment. Il songe toute sa vie, non au devoir de sa place, mais à rester en place.

Les gens en place sont d'un sérieux à glacer. Leur conversation est la sécheresse même ils ne s'expriment que par monosyllabes; mais toute cette démonstration extérieure est pour le public en particulier, comme ils n'ont plus la crainte de se compromettre, ils abjurent une morgue qui nuirait à leurs plaisirs, et l'on voit l'homme qui pour un instant n'est plus dupe de sa vanité.

Le valet de chambre d'un homme en place jouit quelquefois de quarante mille livres de rente; il a lui-même un valet de chambre, lequel en a un autre sous ses ordres. C'est le subalterne qui nettoie l'habit, qui apprête la perruque attifée de Monseigneur; le valet en chef la reçoit de la quatrième main, et ne fait que la poser sur la tête ministérielle, où reposent les grandes destinées de l'État. Après cette fonction auguste, c'est à son tour de se faire habiller par ses gens; il les appelle à haute voix, il les gronde, il reçoit son monde, protége et commande que l'on mette les chevaux à sa voiture. Le valet de chambre du valet de chambre n'a pas tout à fait un équipage, mais il est très-bien servi.

Tandis que le serviteur du roi va représenter utilement à Versailles, le serviteur de Monseigneur représente à Paris, et promet des grâces à ceux qu'il rencontre, comme se trouvant lui à la principale source.

Monseigneur est tout puissant à onze heures du matin; il donne audience, et son salon est rempli. D'un coup d'œil il distribue la faveur. Heureux ceux qu'il a regardés! Leur cœur

bondit d'espérance et de joie. L'homme puissant invite ses créatures à sa table; elles se prosternent, et son visage devient rouge de plaisir et de contentement. A une heure entre quelqu'un qui vient trouver Monseigneur, le fait passer dans son cabinet et lui redemande le porte-feuille. Monseigneur n'est plus rien. Il fait mettre à voix basse deux chevaux à sa plus humble voiture, quitte Versailles sans revoir le visage du maître qui le chasse, et va dîner seul à Paris avec son chagrin, et loin de la cohue brillante qui lui prodiguait les révérences et les adulations. Cette foule qui apprend la nouvelle, se disperse pour aller dîner ailleurs, et chacun dit à part soi : Demain j'irai voir le successeur et le féliciter.

Comment cette portion de royauté que l'homme puissant tenait entre ses mains lui échappe-t-elle tout à coup? Cela a l'air d'un songe, d'un acte de féerie. Les hommes en place ne sontils que des pantins, ainsi que l'a dit Diderot? Coupez le fil qui le faisait mouvoir, le pantin reste immobile.

Et que fait le pantin réduit à lui-même? Il cherche à culbuter à son tour celui qui l'a fait choir; il compose de nouveaux rêves de grandeur.; il ne peut se résoudre à n'être plus rien; il abhorre la tranquillité et le loisir dont il jouit : ce qui prouve qu'il y a une volupté exquise à régir la foule des humains, à leur inspirer tour à tour la crainte et l'espérance, et à recevoir en qualité d'homme puissant leurs louanges intéressées, leurs respects simulés et leurs courbettes mensongères.

Quelle vie, par exemple, que celle d'un lieutenant de police! Il n'a pas un instant à lui; il est obligé tous les jours de punir; il tremble de se livrer à l'indulgence, parce qu'il ne sait pas s'il ne se la reprochera point un jour. Il a besoin d'être sévère, et d'aller contre le penchant de son cœur; il ne se commet pas un crime dont il ne reçoive l'image honteuse ou cruelle. On ne lui parle que d'hommes vicieux et de vices; à chaque instant on vient lui dire, voilà un meurtre, un suicide, une violence! Il n'arrive pas un accident, qu'il ne lui faille ordonner le re

mède, et précipitamment; il n'a qu'un instant pour délibérer et agir, et il faut qu'il craigne également, et d'abuser du pouvoir. qui lui est confié, et de n'en pas user à propos. Les rumeurs populaires, les propos extravagants, les factions théâtrales, les fausses alarmes, tout le regarde.

Repose-t-il? un incendie le tire brusquement de son lit. N'y a-t-il pas d'incendie? des jeunes gens de qualité font tapage la nuit, infirment le prononcé du commissaire du quartier. On réveille le magistrat pour juger ces étourdis. La cour, la ville, la province lui font des interrogations multipliées : il faut qu'il réponde à tout, il faut qu'il suive à la piste le brigand, l'assassin obscur qui a commis un crime; car le magistrat paraît blâmable, s'il n'a pas su le livrer de bonne heure à la justice; on calculera le temps que ses préposés auront mis à cette capture; et son honneur exige que l'intervalle entre le délit et l'emprisonnement soit le plus court possible. Quelles fonctions redoutables! quelle vie pénible! et cette place est convoitée !

On ne s'intrigue aujourd'hui (disait Duclos) que pour l'argent les vrais ambitieux deviennent rares. On cherche des places où l'on ne se flatte pas même de se maintenir; mais l'opulence qu'elles auront procurée, consolera de la disgrâce. Nos aïeux aspiraient à la gloire toute nue: ce n'était pas, si l'on veut, le siècle des lumières, mais c'était celui de l'hon

neur.

Un courtisan de nos jours disait: Il faut tenir le pot de chambre aux ministres tant qu'ils sont en place, et le leur verser sur la tête quand ils n'y sont plus. Or, les courtisans agissent comme ils parlent.

LI.

Rameau.

J'ai connu dans ma jeunesse le musicien Rameau; c'était un grand homme sec et maigre, qui n'avait point de ventre, et qui, comme il était courbé, se promenait au Palais-Royal, toujours

les mains derrière le dos, pour faire son aplomb; il avait un long nez, un menton aigu, des flûtes au lieu de jambes, la voix rauque. Il paraissait être de difficile humeur. A l'exemple des poëtes, il déraisonnait sur son art.

On disait alors que toute l'harmonie musicale était dans sa tête; j'allais à l'Opéra, et les opéras de Rameau (excepté quelques symphonies), m'ennuyaient étrangement. Comme tout le monde disait que c'était là le nec plus ultrà de la musique, je croyais être mort à cet art, et je m'en affligeais intérieurement, lorsque Gluck, Piccini, Sacchini, sont venus interroger au fond de mon âme mes facultés engourdies ou non remuées. Je ne comprenais rien à la grande renommée de Rameau : il m'a semblé depuis que je n'avais pas alors un si grand tort.

J'avais connu son neveu, moitié abbé, moitié laïque, qui vivait dans les cafés, et qui réduisait à la mastication tous les prodiges de valeur, toutes les opérations du génie, tous les dévouements de l'héroïsme, enfin tout ce que l'on faisait de grand dans le monde. Selon lui, tout cela n'avait d'autre but ni d'autre résultat que de placer quelque chose sous la dent.

Il prêchait cette doctrine avec un geste expressif et un mouvement de mâchoire très-pittoresque; et quand on parlait d'un beau poëme, d'une grande action, d'un édit, tout cela, disait-il, depuis le maréchal de France jusqu'au savetier, et depuis Voltaire jusqu'à Chabannes ou Chabanon, se fait indubitablement pour avoir de quoi mettre dans la bouche et accomplir les lois de la mastication.

Un jour, dans la conversation, il me dit: Mon oncle musicien est un grand homme, mais mon père violon était un plus grand homme que lui; vous allez en juger. C'était lui qui savait mettre sous sa dent! Je vivais dans la maison paternelle avec beaucoup d'insouciance; car j'ai toujours été fort peu curieux de sentineller l'avenir. J'avais vingt-deux ans révolus lorsque mon père entra dans ma chambre et me dit : Combien de temps veux-tu vivre encore ainsi, lâche et fainéant? Il y a deux

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années que j'attends de tes œuvres; sais-tu qu'à l'âge de vingt ans j'étais pendu, et que j'avais un état ?

Comme j'étais fort jovial, je répondis à mon père : — C'est un état que d'être pendu; mais comment fûtes-vous pendu, et encore mon père? — Écoute, me dit-il, j'étais soldat et maraudeur; le grand prévôt me saisit et me fit accrocher à un arbre; une petite pluie empêcha la corde de glisser comme il faut, ou plutôt comme il ne fallait pas; le bourreau m'avait laissé ma chemise, parce qu'elle était trouée; des houzards passèrent, ne me prirent pas encore ma chemise, parce qu'elle ne valait rien, mais d'un coup de sabre ils coupèrent ma corde, et je tombai sur la terre; elle était humide : la fraîcheur réveilla mes esprits; je courus en chemise vers un bourg voisin, j'entrai dans une taverne, et je dis à la femme: Ne vous effrayez pas de me voir en chemise, j'ai mon bagage derrière moi : vous saurez..... Je ne vous demande qu'une plume, de l'encre, quatre feuilles de papier, un pain d'un sou et une chopine de vin. Ma chemise trouée disposa sans doute la femme de la taverne à la commisération; j'écrivis sur les quatre feuilles de papier: « Aujourd'hui « grand spectacle donné par le fameux Italien; les premières << places à six sous, et les secondes à trois. Tout le monde en<< trera en payant. » Je me retranchai derrière une tapisserie, j'empruntai un violon, je coupai ma chemise en morceaux; j'en fis cinq marionnettes, que j'avais barbouillées avec de l'encre et un peu de mon sang, et me voilà tour à tour à faire parler mes marionnettes, à chanter et à jouer du violon derrière ma tapisserie.

J'avais préludé en donnant à mon violon un son extraordinaire. Le spectateur accourut, la salle fut pleine; l'odeur de la cuisine, qui n'était pas éloignée, me donna de nouvelles forces; la faim, qui jadis inspira Horace, sut inspirer ton père. Pendant une semaine entière, je donnais deux représentations par jour, et sur l'affiche « point de relâche. »

Je sortis de la taverne avec une casaque, trois chemises, des

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