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coup d'enlèvements subalternes, en ce qu'ils sont crus ordinairement sur parole, et que, ne frappant d'ailleurs que la dernièrc classe du peuple, on leur concède facilement les détails de cette autorité.

Quelques-uns obéissent à leur humeur, à leurs caprices; mais qui sait si la cupidité n'entre pas aussi dans leurs démarches, et s'ils ne favorisent pas souvent celui qui paye aux dépens de celui qui ne paye pas ? Ainsi la liberté des misérables et derniers citoyens aurait un tarif, et l'on greverait de cette étrange imposition la portion nombreuse des prostituées, des joueurs de profession, des empiriques, des colporteurs, des escrocs, des chevaliers d'industrie, etc., tous gens qui font le mal et qu'il faut punir; mais qui en font encore davantage quand ils sont obligés de payer et d'acheter pendant un certain temps le privilége de leurs désordres.

Pourquoi telle malheureuse se vante-t-elle hautement d'avoir la protection de monsieur l'inspecteur de police? Pourquoi marche-t-elle tête levée au-dessus de ses compagnes, en les menaçant même de son crédit? Elle se tairait, si l'expérience ne lui avait pas appris, ainsi qu'au joueur, à l'escroc, que la balance de monsieur l'inspecteur a plusieurs poids et mesures, et qu'on faisait adroitement tomber l'exemple nécessaire sur son voisin, quand on avait su le détourner de dessus sa tête, en faisant à monsieur l'inspecteur un petit présent ou une petite délation particulière; car il se contente de cette dernière monnaie quand il ne peut en tirer autre chose et comme c'est la lime qui ronge le fer, de même c'est la canaille qui sert à dévoiler et à réprimer les turpitudes, les excès, les violences sourdes de la canaille.

Nous avons pris aux Anglais leur Wauxhall, leur Ranelag, leur wisk, leur punch, leurs chapeaux, leurs courses de chevaux, leurs jockeys, leurs gageures; quand leur prendrons-nous quelque chose de plus important à saisir, comme, par exemple, la loi habeas corpus?

XLVIII.

Lettres de cachet.

Je ne rechercherai point quand et comment elles ont commencé. Elles existent, qu'importe leur origine? Les nobles en reçoivent comme les roturiers. L'auteur d'une brochure se voit prisonnier par la même force qui arrêterait un prince du sang dans son palais. L'auteur aurait-il bonne grâce de se plaindre quand son Altesse Royale obéit tout aussi promptement que lui?

Clovis, Charlemagne, Hugues Capet n'ont point donné de lettres de cachet: cela est démontré. Louis XIV et Louis XV en ont distribué une belle quantité, et n'en soupaient pas moins de bon appétit. Cela n'est que trop vrai.

Blackstone les condamne ouvertement. Linguet, sorti de la Fosse aux lions, de la moderne Babylone, ne fera plus l'éloge des gouvernements qui les distribuent. Il prouvera clairement que les lettres de cachet sont contraires au droit naturel; que tout homme est né ici-bas avec l'entière propriété de sa personne; que le sieur Henri ne peut pas couper sa promenade légalement; mais tous les livres possibles ne détacheront pas une seule pierre des créneaux de la Bastille, n'abaisseront pas les ponts-levis d'un demi-pouce, et n'ôteront pas une ligne à la longueur ni à l'épaisseur des verroux. Le geôlier ne lira pas l'ouvrage éloquent ou déclamateur; il continuera ses fonctions silencieuses; et le philosophe qui aura dit un peu trop haut qu'il n'y a rien de plus illégitime au monde que les lettres de cachet, en recevra une le lendemain. Trois cent mille hommes, cinq cent millions de revenu, voilà de quoi enfermer, je crois, toutes les éditions et tous les auteurs dans cent bastilles différentes.

Ce qu'il y a de fâcheux, c'est qu'arrêté de la part de Sa Majesté, votre nom n'a pas toujours l'honneur de reposer dans sa

mémoire. La petite estampille (1) vous a fait passer rapidement les guichets, et la signature de la main auguste, qu'on lirait avec respect, serait du moins une consolation pour le pauvre prisonnier qui se dirait à lui-même : le roi de France sait que je suis ici; sa volonté soit faite!

Mais cette petite estampille désœuvrée, qui dans un moment de mauvaise humeur peut se promener un dimanche à Versailles dans un certain cabinet sur des feuilles de papier, et qui vous arrête le lundi au lever de l'aurore, tandis que vous méditez une promenade restaurante, ô voilà ce qu'on ne saurait digérer! Or, il faut avouer qu'on ne peut envisager qu'avec un peu d'effroi (quelque ferme que l'on soit) un estampilleur, d'ailleurs fort gracieux, point méchant, mais qui, d'un coup de griffe allongé par distraction, peut vous faire plus de mal que tous les ongles crochus et pointus de certains animaux qui marchent sur la terre ou qui planent dans l'espace des airs.

Combien délivre-t-on de lettres de cachet année courante? je n'en ai point la liste; ce que je puis affirmer, c'est qu'on n'en accorde pas autant qu'on en demande: on en refuse. Pesez bien ce mot, cher lecteur, et dispensez-moi du dangereux commentaire.

Les prisons d'État sont désertes, en comparaison de ce qu'elles contenaient de prisonniers autrefois. Les atrocités, les privations barbares ou ridicules n'y ont plus lieu : enfin l'on revient d'une lettre de cachet européenne, et l'on ne revient pas du cordeau asiatique.

Le cardinal Fleury a signé trente mille lettres de cachet dans l'affaire de la Bulle. On a reconnu que c'était un peu trop dans toute affaire quelconque. Les jansénistes ne sont plus emprisonnés, et le trône de Pharamond ne paraît pas pour cela en grand danger.

(1) L'étranger ne manquera pas de demander qu'est-ce que l'estampille? Je lui ôterais tout son plaisir si j'allais lui expliquer tout de suite ce que c'est. Qu'il s'enquière. (Note de Mercier.)

Tant d'alarmes imaginaires ou gratuites ont beaucoup refroidi le zèle des estampilleurs, qui aperçoivent aujourd'hui les objets avec plus de lumières et de modération. Il faut leur en savoir gré.

Ces emprisonnements arbitraires et indéfinis ne peuvent tomber, à tout prendre, que sur un très-petit nombre d'hommes; c'est-à-dire sur les agents publics et secrets des affaires d'Etat quand ils prévariquent, ou sur ceux dont la plume ou la langue est trop indiscrète. Sur dix mille hommes, neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix ne sont pas dignes d'une lettre de cachet. Les trois quarts et demi des Parisiens ont plus peur d'un commissaire que d'un estampilleur.

Le temps n'est plus, il est vrai, où la vengeance et l'or commandaient ou achetaient des lettres de cachet, où il y avait un bureau ouvert à toutes les passions violentes, sourdes ou cupides, où l'on avait le tarif des emprisonnements. Ce temps que j'ai vu est absolument passé, Dieu soit loué!

La lettre de cachet enferme ou exile. L'exil est devenu depuis peu plus commun que l'emprisonnement; c'est d'abord une économie pour l'État. Ensuite ne vaut-il pas mieux respirer l'air au fond d'une province, même dans le lieu le plus sauvage, que d'entendre le cri lugubre des serrures, sous la rude main des porte-clefs, plus terribles que les muets, en ce qu'ils ne profèrent que des monosyllabes atterrants.

Le prisonnier d'État, seul avec l'imagination, son plus grand bourreau, envie le sort des portefaix, des fiacres et des décrotteurs du Pont-Neuf; et si la voix glapissante d'un porteur d'eau parvient jusqu'à son oreille, il voudrait avoir la sangle entre les deux épaules, monter deux seaux en équilibre à un septième étage, par un escalier obscur et tortueux.

Ce doit être un grand supplice que cette inaction forcée, et la solitude doit donner à toutes les idées que l'on enfante une couleur noire, plus désespérante encore que la perte de la liberté. Mais tel qui déclame contre les lettres de cachet, qui les ap

pelle abusives, tortionnaires, lorsque son neveu a commis un délit, qui va le livrer à la justice et l'exposer à la rigueur des lois, abandonne tout à coup ses propres principes. Que fait l'oncle? il va se jeter tout éperdu aux pieds du ministre; il implore un ordre, pour dérober son neveu à la mort, à l'infamie. Heureux d'obtenir cette lettre qui sauvera sa famille du déshonneur!

Un autre a en main la preuve d'un forfait caché c'est sa femme qui en est l'auteur; il ne peut publier le crime sans flétrir six enfants innocents dont le nom est encore cher à la patrie. Le crime restera impuni, et la vie même du mari est en danger, si l'autorité ne vient promptement au secours. Les lois ordinaires ne peuvent rien; la trahison est à son comble, ou sans la main du pouvoir suprême. N'est-il pas du devoir du gouvernement de prévenir le danger et d'arrêter le coupable!

Un père se rend accusateur de son fils près du ministre; c'est un vieillard déshonoré, si la justice qu'il implore est lente et contentieuse. N'a-t-on pas vu un écrivain, un philosophe, solliciter jusqu'à vingt lettres de cachet contre sa famille ? Sans un plus grand examen, il doit être par là même le plus infortuné des hommes (1).

Mais quel tribunal humain ne prêtera l'oreille à la voix accusatrice d'un père ! N'est-il pas un juge sacré? Nos formes juridiques sont trop grossières pour descendre dans le secret des familles; et si elles sont dissoutes tout à coup par des passions non réfrénées, que deviendra l'État, qu'il faut considérer comme un assemblage de plusieurs familles? Les ministres (il ne faut point chicaner ici sur les mots) ne sont-ils pas aussi des juges?

Dans les affaires d'Etat, dont les ramifications pénètrent et s'étendent de plusieurs côtés, qui descendent dans plusieurs

(1) Le marquis de Mirabeau, l'ami des hommes, le père du Mirabeau. On sait, malgré ses affiches de philantropie, quel tyran domestique ce fut et quelle persécution haineuse il fit endurer à cette nature énergique et non moins inflexible, qu'il pouvait opprimer sans la vaincre. (Nole de l'éditeur.)

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