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Voilà une femme, s'écrie-t-il avec transport, qui est vétue en telle couleur, de telle taille. Et tous les prisonniers alors se mettent à leurs barreaux, pour examiner la femme qu'ils ne voient que par réfraction; mais chacun croisant son miroir, tous la considèrent, et elle ne se doute pas que chaque prisonnier sourit et fait des nines à sa physionomie.

La lecture de la Gazette de France est une récréation permise aux prisonniers. Deux fois la semaine il se fait un grand silence; la plus forte voix passe sa tête aux barreaux et lit. A chaque nom, l'un s'écrie : Je l'ai connu; l'autre : Je l'ai vu; et les réflexions ne sont pas tacites; ces drôles ont des saillies.

On a songé à deux choses dans ces cachots: à procurer à chaque prisonnier un trou pour les besoins naturels, et une issue pour aller entendre la messe. La chapelle est au milieu; ils Y vont le dimanche.

Les mouchards de la police, quand ils ont manqué à leurs instructions, sont enfermés à Bicêtre; mais ils sont séparés des autres prisonniers, parce qu'ils seraient mis en pièces par ceux qu'ils ont fait emprisonner, et qui les reconnaîtraient. Ils inspirent moins de pitié à raison du vil métier qu'ils exerçaient. On voit avec surprise et encore avec plus de douleur que ces petits drôles sont très-jeunes. Espions, délateurs, à seize ans ! Oh! quelle vie perverse cela annonce! Non, rien ne m'a plus affligé que de voir des enfants jouer un pareil rôle... Et ceux qui les enrégimentent, qui les dressent, qui corrompent ce jeune âge !

Il y a des cachots souterrains, d'où l'on ne reçoit la lumière et le son que par quelques trous fort étroits. Là a vécu pendant quarante-trois années le complice et le délateur de Cartouche. Il avait ainsi obtenu sa grâce en le trahissant. Quelle grâce! Il contrefit parfaitement deux ou trois fois le mort, pour aller respirer au haut de l'escalier un peu d'air; et lorsqu'il mourut tout de bon, on avait peine à y croire. Le chirurgien fut long temps sans oser lui détacher son collier de fer. Il semblait qu'il

dût vivre éternellement dans ces cachots après le miracle d'une si longue et si rare existence.

Il y a de temps en temps des révoltes à Bicêtre. Le 1er février 1756, les prisonniers renfermés dans l'endroit de cette maison appelée la Petite-Fosse attendirent, pour exécuter leur coup, l'heure des vêpres, comme la plus propre à favoriser leur délivrance. Ils forcèrent la sentinelle, entrèrent dans le corps de garde, et se saisirent des armes; mais la sentinelle ayant eu le temps de donner un coup de sifflet, la garde se rassembla. Il y eut dans le combat deux archers tués, et quatorze des mutins. Plusieurs se sauvèrent; mais ils furent bientôt rattrapés, parce que l'habit, d'un drap grossier, qu'ils endossent en entrant dans cette maison, servit à les faire reconnaître.

Les prisonniers, interrogés sur le motif qui les avait portés à la révolte, répondirent qu'on avait retranché de leur nourriture ordinaire, quoiqu'elle ne consistât qu'en un peu de pain, et un peu de viande un seul jour de la semaine, qu'ils n'en avaient voulu qu'au supérieur et à l'économe qui les faisaient jeûner si cruellement, afin de rendre leurs tables plus abondantes, et que, las de la vie, ils n'avaient écouté que leur désespoir.

On les prit au mot; plusieurs furent pendus, les autres fouettés par la main du bourreau, et resserrés plus étroitement. Voici une fable imitée de l'allemand, qui pourrait être gravée à la porte de Bicêtre. Je voudrais que la populace apprît à la lire; on lui en ferait l'explication et le commentaire.

LES CRIMES ET LE CHATIMENT.

« Un jour les crimes enfermés dans les cachots du Ténarc brisèrent la porte de leur prison, et d'un vol affreux et précipité fondirent sur la terre et se répandirent en foule sur sa large surface. On vit l'herbe jaunir sous leurs pas, les forêts s'embraser, les villes se remplir de discordes sanglantes; ils marchaient se tenant tous par la main selon leur coutume; ils

marchaient tous ensemble dans une joie horrible et triomphante, quand l'un d'eux tournant la tête aperçut de loin le Châtiment qui, d'un pied boiteux et la béquille en main, s'était mis à leurs trousses. Ah! ah! s'écria avec un grand éclat de rire la troupe infernale. Pauvre dieu écloppé, si tu vas toujours de ce train, tu feras cent fois le tour du globe avant de nous attrapper. Courez, courez tant que vous pourrez, repartit le Châtiment, je serai peut-être fort longtemps sans vous atteindre; mais quelque agile que soit votre fuite, mauvais sujets, je suis sûr de ne vous point manquer. »

Mais s'il y a des coupables dans cet horrible lieu, il y a encore plus de pauvres qui m'arrachent les réflexions suivantes. Un Lapon, en naissant, a du moins pour apanage un renne; on lui assigne un second renne quand les dents lui percent. Mais je vois des enfants qui viennent au monde sans pouvoir dire avoir une pomme en propriété.

Les bêtes sauvages ont leurs tanières; et tel malheureux, pressé tyranniquement par les lois mêmes, qui ont fait des propriétés exclusives du moindre pouce de terre ou d'un misérable plancher, n'a pas de quoi reposer sa tête. Il ne pourra habiter un grenier entr'ouvert que sous le bon plaisir d'un maître superbe; des propriétaires le pousseront depuis l'extrémité de la ville jusqu'au milieu des champs; tout est pris, tout est envahi.

L'homme, dans nos gouvernements modernes, en recevant son corps de la nature, n'obtient point des lois civiles une place en propre pour y respirer. On lui accorde l'espace d'un tombeau ; mais celle d'un berceau lui est interdite.

Beaucoup d'hommes n'ont, à la lettre, que leurs bras pour le service du maître à qui ils sont vendus. Qui ne possède rien, est nécessairement l'ennemi de ceux qui possèdent.

Le pauvre n'a presque point de ressources; il faut qu'il soit malade pour qu'on ait soin de lui. On l'enterre pour rien lorsqu'il est mort, parce que son cadavre infecterait. On le recueille lorsqu'il agonise. Ne vaudrait-il pas mieux prévenir sa maladie,

au lieu de ne lui donner des secours que lorsqu'il est près de son terme?

La foule des nécessiteux augmente chaque jour. Le jeu de ces vastes et dangereuses machines qu'on appelle opérations du ministère, leur rouage dans leur épouvantable frottement écrase toujours et sans pitié la partie la plus faible...

Où est le remède à ces maux politiques et anciens? Les bons esprits s'occupent à le chercher; il ne peut être que le fruit du temps, des réflexions patriotiques, du génie et surtout du cœur des administrateurs. Y a-t-il du mal à les produire, ces idées de réformation? Dans cent idées outrées ou fausses, il s'en trouvera une juste et praticable; alors ne sera-t-on pas dédommagé du prix du volume où elle sera déposée?

XLVII.

Enlèvements.

Je marche tranquillement dans la rue; un jeune homme assez bien mis me précède. Tout à coup quatre estafiers sautent sur lui, le tiennent à la gorge, l'entraînent, le pressent contre la muraille. L'instinct naturel m'ordonne d'aller à son secours; un tranquille témoin me dit froidement : Laissez, ce n'est rien, monsieur, c'est un enlèvement de police. On met les menottes au jeune homme, et il disparaît.

Je veux entrer dans une petite rue, un homme du guet est en sentinelle. J'aperçois un ramas de populace qui regarde aux fenêtres. Qu'est-ce cela, monsieur? Rien, répond-il, c'est une trentaine de filles publiques qu'on enlève d'un coup de filet; et les filles, en fontanges de toutes couleurs, défilent, conduites par des soldats du guet, qui les tiennent galamment par la main, le fusil baissé.

Il est onze heures du soir ou cinq heures du matin ; on frappe à votre porte, votre chambre se remplit d'une escouade de sa

tellites: l'ordre est précis, la résistance est superflue; on écarte de vous tout ce qui pourrait vous servir d'armes, et l'exempt qui n'en vantera pas moins sa bravoure, prend jusqu'à votre écritoire pour un pistolet.

Le lendemain, un voisin, qui a entendu du bruit dans la maison, demande ce que ce pouvait être. Rien, c'est un homme que la police a fait enlever. - Qu'avait-il fait? - On n'en sait rien; il a peut-être assassiné ou vendu une brochure suspecte. Mais, monsieur, il y a quelque différence entre ces deux délits. Cela se peut; mais il est enlevé.

On vous a arrêté, mais on ne vous a point montré l'ordre. On vous a mis dans une voiture fermée; vous ignorez le lieu où l'on va vous conduire : vous irez visiter les murs et les cachots ou de la Bastille, ou de Charenton, ou de Pierre-en-Cise, ou du château du Ham, ou de Saumur, ou de Lourdes.

D'où part l'arrêt de proscription? Vous ne pouvez le deviner au juste.

Il n'est pas nécessaire de faire un gros volume contre les lettres de cachet. Quand on a dit, c'est un acte arbitraire, on en peut tirer sans peine toutes les conséquences possibles. Mais tous les enlèvements ne sont pas également injustes; il est une multitude de délits secrets et dangereux, qu'il serait impossible au cours ordinaire des lois de connaître, d'arrêter et de punir. Quand le ministre n'est ni séduit ni trompé, qu'il n'obéit pas à des passions particulières, à une prévention aveugle, à une sévérité déplacée, il a pour but souvent d'éloigner un perturbateur, un citoyen turbulent; et la police, telle que la machine est montée, ne saurait marcher aujourd'hui sans cette force prompte, active et réprimante.

Il serait seulement à désirer qu'il y eût ensuite un tribunal particulier, qui pesât dans une balance exacte les motifs de chaque enlèvement, afin qu'on ne confondit pas l'imprudence et le crime, la plume et le stylet, le livre et le libelle.

Les inspecteurs de police déterminent pour leur part beau

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