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sur une feuille volante l'histoire récente et fugitive des quatre parties du monde; on y parle du conclave et d'une bataille, d'un vizir étranglé, et d'un nouvel académicien; enfin jusqu'au singe el au perroquet de la maison, tout vous rappelle les miracles de la navigation et l'ardente industrie de l'homme.

En mettant la tête à la fenêtre, on considère l'homme qui fait des souliers pour avoir du pain, et l'homme qui fait un habit pour avoir des souliers, et l'homme qui, ayant des habits et des souliers, se tourmente encore pour avoir de quoi acheter un tableau. On voit le boulanger et l'apothicaire, l'accoucheur et celui qui enterre, le forgeron et le joaillier, qui travaillent pour aller successivement chez le boulanger, l'apothicaire, l'accoucheur et le marchand de vin.

II.

Le bourgeois.

Par la même raison que l'on ne donne à la Haye que le nom de bourg, parce que cette ville n'est point murée, on pourrait appeler ainsi Paris, qui n'a point de murailles.

C'est le pays de tout le monde : le Parisien natif n'y a pas plus de priviléges que le Chinois qui viendrait s'y établir: si je disais mon droit de citoyen, je ferais rire jusqu'aux officiers municipaux.

Le Parisien s'échauffe d'abord avec une espèce de frénésie; le lendemain il tourne tout en ridicule, parce qu'il ne cherche que l'amusement.

Il est tombé, depuis près de cent ans, dans une espèce d'insouciance sur ses intérêts politiques; poison moral qui gâte les cœurs, énerve les entendements, atténue et fait trouver trop fort tout ce qui est énergique : on y a peur de tout ce qui est sublime en tout genre.

On se borne au persiflage superficiel des ridicules, et l'on a rendu odieuse la censure utile des vices.

Le régent, ayant bouleversé toutes les fortunes il y a soixante ans, a produit le même bouleversement dans les mœurs : c'est à cette époque qu'a commencé l'oubli des vertus domestiques.

Le bourgeois est marchand, mais il n'est pas négociant: livré à une conduite mercantile, les spéculations grandes et généreuses lui échappent; il fait des affaires de tout. Il est vrai que la douane obstrue et fatigue horriblement le commerce.

Dès qu'on est sur le pavé de Paris, on voit bien que le peuple n'y fait pas les lois aucune commodité pour les gens de pied, point de trottoirs. Le peuple semble un corps séparé des autres ordres de l'État; les riches et les grands, qui ont équipage, ont le droit barbare de l'écraser ou de le mutiler dans les rues; cent victimes expirent par année sous les roues des voitures. L'indifférence cruelle pour ces sortes d'accidents fait voir que l'on croit que tout doit servir le faste des grands. Louis XV disait: Si j'étais lieutenant de police, je défendrais les cabriolets. Il regardait cette défense comme au-dessous de sa grandeur.

Que l'on dise à un tranquille habitant des Alpes, qu'il y a une ville où des citoyens poussent leurs chevaux à toute bride sur le corps de leurs concitoyens, qu'ils en sont quittes pour payer une légère somme, et qu'ils peuvent recommencer le lendemain: il taxera le Parisien de mensonge, et n'osera faire entrer dans sa mémoire l'image de cette barbarie.

Le peuple est mou, pâle, petit, rabougri; on voit bien au premier coup d'œil que ce ne sont pas là des républicains : à ceuxci appartient un autre caractère qu'au sujet d'un monarque. Que celui-ci soit poli, sybarite, sans mœurs fortes: il n'a d'autre consolation que les jouissances trompeuses du luxe. Ce n'est que le républicain qui déploie cette rudesse, ce geste tranchant, cet œil animé, qui conservent l'énergie des âmes et soutiennent le patriotisme.

Si le citoyen ne marche point sur le pavé, la tête haute, prêt

au pugilat, il perdra sa valeur réelle, tant les vertus orgueilleuses des États tiennent à une certaine rudesse! Elle peut offenser un œil efféminé, mais elle n'en est pas moins la sauvegarde des empires qui veulent rendre leurs forces respectables. Le nerf, et, s'il faut le dire, l'insolence du peuple, sera toujours le gage de sa franchise, de sa probité, de son dévouement. Dès que le peuple cesse d'être agreste et clamateur, il devient sérieux, vain, débauché, pauvre, et conséquemment avili.

J'aime mieux le voir, comme à Londres, se battre à coups de poing et s'enivrer à la taverne, que de le voir, comme à Paris, soucieux, inquiet, tremblant, ruiné, n'osant lever la tête, livré aux plus laides catins de l'univers, et incessamment prêt à faire banqueroute. Il est alors licencieux sans liberté, dissipateur sans fortune, orgueilleux sans courage; et la misère et l'esclavage vont le charger de leurs fers honteux.

Le bâton règne à la Chine; c'est la populace la plus timide, la plus lâche et la plus voleuse de l'univers. A Paris, elle se disperse devant le bout d'un fusil, elle fond en larmes devant les officiers de la police, elle se met à genoux devant son chef: c'est un roi pour toute cette canaille.

Elle croit que les Anglais mangent la viande toute crue, qu'on ne voit que des gens qui se noient dans la Tamise, et qu'un étranger ne saurait traverser la ville sans être assommé à coups de poing.

Tous les chapiers de la terrasse des Tuileries ou de l'allée du Luxembourg sont des antianglicans qui ne parlent que de faire une descente en Angleterre, de prendre Londres, d'y mettre le feu, et qui, quoique jugés souverainement ridicules, n'ont guère sur les Anglais des idées différentes de celles du beau monde.

Nous ne pouvons, à Paris, ni parler ni écrire, et nous nous passionnons à l'excès pour la liberté des Américains, placés à douze cents lieues de nous. Il ne nous est jamais arrivé, au

milieu de ces applaudissements donnés à la guerre civile, de faire un retour sur nous-mêmes; mais le besoin de parler entraîne le Parisien, et les premières classes comme les dernières sont soumises à des préjugés déplorables et honteux.

Le Parisien a changé à bien des égards. Il était, avant le règne de Louis XIV, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui ; les descriptions des écrivains, fidèles dans le temps où elles furent écrites, ne peuvent plus convenir aujourd'hui : il a de l'esprit et des lumières; il n'a plus ni force, ni caractère, ni volonté.

Le Parisien a le singulier talent de faire poliment une question désobligeante à un étranger; il allie l'indifférence à la réception la plus gracieuse; il lui rend service sans l'aimer, et l'admire par mépris.

Le propos de ce danseur qui se nommait immédiatement après un monarque législateur, après un homme d'esprit universel, et qui disait : Je ne connais que trois grands hommes, Frédéric, Voltaire et moi, a été répété comme le propos d'un appréciateur, d'un distributeur de la renommée; et tout Parisien, jusqu'au faiseur de cabriolets, se croit en droit d'indiquer à la gloire les noms qu'elle doit couronner.

III.

Le pont Neuf.

Le pont Neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain le centre du mouvement et de la circulation. Le flux et le reflux des habitants et des étrangers frappent tellement ce passage, que, pour rencontrer les personnes qu'on cherche, il suffit de s'y promener une heure chaque jour.

Les mouchards se plantent là; et quand, au bout de quelques jours, ils ne voient pas leur homme, ils affirment positivement

qu'il est hors de Paris. Le coup d'œil est plus beau de dessus le pont Royal; mais il est plus étonnant de dessus le pont Neuf. Là, les Parisiens et les étrangers admirent la statue équestre de Henri IV, et tous s'accordent à le prendre pour le modèle de la bonté et de la popularité.

Un pauvre poursuivait un homme le long des trottoirs; c'était un jour de fête. Au nom de saint Pierre, disait le mendiant, au nom de saint Joseph, au nom de la sainte Vierge Marie, au nom de son divin Fils, au nom de Dieu. Arrivé devant la statue de Henri IV Au nom de Henri IV, dit-il. Le poursuivi s'arrête: Au nom de Henri IV? Tiens! Et il lui donna un louis d'or.

Un de ces hommes qui vendent des médailles de plâtre en portait deux, l'une devant, l'autre derrière : c'était le médaillon de Henri IV et de Louis XIV. Combien le premier? — Six francs, dit le vendeur. - Et l'autre, le vendez-vous de même ? · Je ne les sépare point, monsieur: sans le premier, je ne vendrais jamais le second.

On croit dans les provinces qu'on ne saurait traverser le pont Neuf, la nuit, sans courir risque d'être jeté à la rivière. On parle des attentats de Cartouche, comme si ce voleur subsistait encore. C'est le passage le plus sûr qui soit à Paris.

Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, se plaisait à voler des manteaux sur le pont Neuf, et la mémoire s'en est conservée.

Au bas du pont Neuf sont les recruteurs, racoleurs, qu'on appelle vendeurs de chair humaine. Ils font des hommes pour les colonels, qui les revendent au roi. Autrefois, ils avaient des fours où ils battaient, violentaient les jeunes gens qu'ils avaient surpris de force ou par adresse, afin de leur arracher un engagement. On a supprimé enfin cet abus monstrueux; mais on leur permet d'user de ruse et de supercherie pour enrôler la canaille.

Ils se servent d'étranges moyens : ils ont des filles de corps de garde, au moyen desquelles ils séduisent les jeunes gens

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