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s'honore d'une noble oisiveté; et des mets délicats, remplis de sucs quintessenciés, se succèdent pour réveiller un appétit sans cesse éteint et renouvelé.

Les guerriers (si toutefois ils mangent) effleurent l'aile d'un faisan ou celle d'une perdrix; quelques-uns d'entre eux ne vivent même que de chocolat ou de sucreries. On ne vide plus des outres, on goûte des liqueurs fines, poison délectable et chéri. Les hommes au poignet de fer, à l'estomac d'autruche, aux muscles nerveux, ne se montrent qu'à la foire.

C'est l'heureux siècle où l'on répand plus d'aisance dans le commerce de la vie, où l'on brillante tous les objets, où l'on imagine chaque jour de nouveaux divertissements pour chasser l'immortel ennui.

On voit naître enfin la bonne compagnie, terme parfait de la succession graduelle des choses; et la coiffure devient l'affaire importante et capitale.

L'amour n'est plus aussi cette flamme consumante qui faisait pleurer les Achilles, qui poussait les paladins à travers les monts et les forêts; c'est une affaire de vanité: et telle femme s'imagine l'emporter en mérite sur les autres femmes, à proportion de ses amants. Elles ont le cœur assez bon pour se croire obligées de faire un grand nombre d'heureux. Tout change, mais c'est pour le mieux. Fils! vous ne dépendrez plus servilement d'un père qui pensait bonnement que la nature lui avait donné quelque empire sur vous. Femmes ! vous vous moquerez de votre époux; plus de liens gênants, chaque individu est libre, et n'est soumis qu'au joug politique.....

O comme tout devient facile et naturel! Ce qui enflammait l'imagination de nos aïeux mélancoliques est à peine un sujet de plaisanterie. Ces idées sublimes, qui avaient égaré des têtes ardentes, qui leur avaient inspiré ce fanatisme opiniâtre qui tient à de fortes pensées et qui fait peut-être les grands hommes, ne paraissent plus que sur un stérile papier où elles sont jugées, non sur leur degré d'élévation et de force, mais sur l'ex

pression qui les habille et les décore. M. de la Harpe vous dira que Milton,Dante, Shakespeare etc., sont des écrivains monstrueux : il est vrai que M. l'académicien est éloigné de cette monstruosité.

Ce beau même qui, comme une statue inanimée et polie, n'avait parlé qu'à l'âme, ne semble plus qu'une image intellectuelle faite pour les rêveries des philosophes. Mais le joli est venu à son tour; le joli a touché tous les sens; le joli est toujours charmant, jusque dans ses caprices. Il prête en effet des attraits à la volupté, il est l'orateur des cercles, il attache la curiosité, il orne les talents de tous leurs avantages: toujours léger et différent de lui-même, il voit dans toutes ses attitudes le goût présider à sa structure délicate.

Il fallait toute l'étendue de nos lumières pour donner une forme à cet enchanteur qui revêt des couleurs les plus riantes les objets de la nature qu'il imite ou plutôt qu'il surpasse.

Qu'est-ce que la beauté? Un rapport, une juste proportion, une harmonie très-souvent froide et dénuée de grâces. Le joli n'a pas besoin d'être examiné; il inspire l'ivresse dès qu'il est aperçu un soupir involontaire rend hommage à sa perfection. Voyez ces petits chefs-d'œuvre gracieux, ces miniatures exquises, ces merveilles fragiles: elles en sont plus précieuses, l'œil s'y fixe avec complaisance, l'œil admire, et l'imagination, toute active qu'elle est, se trouve satisfaite, et ne conçoit rien au delà.

Transportons en idée dans nos villes un de ces hommes qui peuplaient jadis les forêts de la Germanie, et qui reparaissent encore sur notre globe sous les noms de Tartares, de Hongrois, etc. vous apercevrez une haute stature, une large et forte poitrine, un menton qui nourrit une barbe rude et épaisse, des bras charnus, une jambe fortement tendue, qui à chaque pas fait jouer un faisceau de muscles élastiques et souples. Cet homme est aussi agile que robuste. Il supporte la faim, la soif; il couche sur la terre, il brave l'ennemi, les saisons et la mort. Plaçons à ses côtés cet élégant que les grâces ont semblé caresser en le formant; il exhale au loin une odeur d'ambre; son sou

rire est doux, et ses yeux sont vifs; à peine son menton porte l'empreinte de la virilité, sa jambe est fine et légère; ses mains semblent créées, non pour les travaux de Mars, mais pour piller les trésors de l'amour. La saillie étincelle en sortant de sa bouche de rose; il voltige comme l'abeille, et ne paraît formé que pour reposer comme elle dans le calice des fleurs; il gronde le zéphyr, pour peu qu'il dérange l'édifice de sa chevelure. Impatient, à peine s'arrête-t-il sur une idée: son imagination est aussi prompte, aussi changeante, que son être est sémillant.

Eh bien! prononcez, gentils Français, lequel des deux mérite la préférence? Avouez que le premier vous fera peur, autant que l'autre vous causera de plaisir à voir ou à entendre. Passons aux arts. On s'est donné, je crois, le mot pour admirer ces productions dramatiques, où les personnages sont agités de mouvements convulsifs, où les passions sont peintes sous leurs vraies couleurs cela peut être fort bon pour tempérer l'ennui majestueux qui règne dans nos grandes salles de spectale. Mais, lorsqu'à table on veut appeler la gaieté, encore plus nécessaire au bien-être que les vins les plus délicieux, récitera-t-on alors, comme faisaient les anciens, les morceaux tragiques de cet épouvantable Shakespeare ou de ce triste Sophocle? O que le temps est bien mieux employé! Le rimeur plaisant, le chansonnier aimable l'emportent même sur les maîtres du Parnasse. Un couplet de chanson, un vaudeville, un madrigal, un petit conte, tiennent tous les esprits attentifs; bons ou mauvais, on rit toujours, parce que le joli est le père de la joie, et qu'il mérite la couronne, lorsque l'homme rendu à lui-même et dépouillé de sa robe, ose avouer ses goûts ses caprices, et paraître ce qu'il est.

Légers Anacréons de nos jours, qui valez ou qui croyez yaloir le vieux chantre de Bathylle, accourez, aimables frivolistes, et faites disparaître le sublime Homère, le divin Platon, et tous ceux qui leur ressemblent.

Oui, le joli est le Dieu aimable, unique, qui met en mou

vement les facultés intérieures et leur donne un ressort, une vivacité qu'elles ne reçoivent pas toujours de la vue des plus beaux objets. Le grand, le sublime ne sont point rares; ils abondent dans la nature; nos yeux en sont fatigués. Le sublime est au sein de cette immense forêt, dans ce désert sans bornes, dans les augustes ténèbres de ce temple solitaire il se déploie sur la voûte radieuse du firmament; il vole sur les ailes des tempêtes; il s'élève avec ce volcan, dont la flamme rouge et sombre embrase la nue; il accompagne la majesté de ces vastes débordements; il règne sur cet océan qui joint les deux mondes; il descend dans ces cavernes profondes où la terre montre ses entrailles ouvertes et déchirées. Mais le joli, le joli qu'il est rare! il se cache avec un soin égal à sa gentillesse; il faut le découvrir, c'est-à-dire, savoir le reconnaître. Où se trouvent les yeux fins et exercés qui sont dans la confidence de ses grâces? C'est une fleur passagère qu'un rayon va brûler, qu'un souffle va détruire; c'est à la main de l'homme à la cueillir, sans flétrir son doux velouté; c'est à elle seule qu'il appartient de composer le bouquet fait pour le sein de la beauté.

C'est peu l'homme unit son industrie à l'ouvrage de la nature, et soudain le goût de l'un surpasse l'orgueilleuse création de l'autre. C'est alors qu'on voit naître ces parterres dessinés, ces bocages soumis à l'ingénieux ciseau, ces élégantes broderies, ces petits plats, ces estampes, ces ariettes et ces vers étincelants, qui moussent comme les perles liquides du Champagne.

Heureuse nation, qui avez de jolis appartements, de jolis meubles, de jolis bijoux, de jolies femmes, de jolies productions littéraires, qui prisez avec fureur ces charmantes bagatelles, puissiezvous prospérer longtemps dans vos jolies idées, perfectionner encore ce joli persiflage qui vous concilie l'amour de l'Europe, et, toujours merveilleusement coiffés, ne jamais vous réveiller du joli rêve qui berce mollement votre légère existence!

XLI.

Le bourreau.

L'exécuteur de la haute justice a pour gage dix-huit mille livres par an. Il n'en touchait que seize mille il y a six ans. Il avait le droit de porter ses mains immondes sur les denrées publiques, pour en prendre une portion. On l'a dédommagé en argent.

Il n'y a eu qu'un homme de décapité à Paris depuis quarante ans environ. Aussi le bourreau est-il inexpérimenté dans cette fonction.

La dernière classe du peuple connaît parfaitement sa figure; c'est le grand acteur tragique pour la populace grossière qui court en foule à ces affreux spectacles, par le sentiment de cette inexplicable curiosité, qui entraîne jusqu'à la foule polie, quand le crime ou le criminel sont distingués.

Les femmes se sont portées en foule au supplice de Damiens; elles ont été les dernières à détourner leurs regards de cette horrible scène.

Le petit peuple s'entretient fréquemment de l'exécuteur, dit qu'il a table ouverte pour les pauvres chevaliers de Saint-Louis, et va chercher chez lui de la graisse de pendu; car il vend les cadavres aux chirurgiens, ou les garde pour lui, à son choix : le criminel ne peut pas se vendre de son vivant, ainsi qu'il fait à Londres (1).

(1) En Angleterre, comme le dit Mercier, les criminels ont droit de vendre leur cadavre, et cette vente anticipée les met à même de se procurer de petites douceurs, de l'eau-de-vie et du genièvre. Un criminel, détenu dans les prisons de Londres et convaincu d'un crime atroce, fait venir un chirurgien. Après quelques débats, l'on s'accorde sur le prix : le chirurgien donnera deux guinées, et, l'exécution parachevée, il sera le libre possesseur de sa dépouille mortelle. C'était pour rien, et dans son for ntérieur l'homme de l'art se flattait d'avoir volé le voleur. Dans ces sortes de marchés, il faut, de toute nécessité, payer d'avance; il s'exécute donc, et donne l'argent.

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