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billets de la loterie humaine ne sauraient être égaux; il y a des perdants et des gagnants.

Hors de Paris point de salut! Que me parlez-vous de liberté? C'est un mot vide de sens, comme tant d'autres que les enthousiastes prononcent. N'ai-je pas la liberté de me livrer à toutes mes fantaisies? Que faut-il de plus?

Paris est un pays délicieux pour quiconque cherche à jouir, et non à penser; et quoi de plus triste que de penser? que sont les plus sublimes pensées? Je vous le demande. Quand j'ai payé ma capitation, tout le pavé du roi m'appartient; je le broie à mon gré, pour voler précipitamment à mes plaisirs.

Si j'ai une rixe avec un homme du peuple qui retarde ma course, et que je le rosse un peu vivement pour lui apprendre à respecter un riche de ma qualité, si sa fille m'a plu, puis m'a déplu huit jours après, je me tire d'affaires avec un peu d'argent. Je ne me mêle point des affaires d'État; et que m'importe la manœuvre? Je suis passager dans le vaisseau, je ne veux pas gouverner le gouvernement. Oh, Dieu m'en garde ! qu'ils s'en tirent ceux qui en ont pris les rênes; j'admire leur intrépidité. J'aurais toutes les vérités politiques et les plus utiles dans ma main, que, semblable au sage Fontenelle, je n'ouvrirais pas le petit doigt pour en laisser tomber une seule.

On se plaindra que les denrées nécessaires à la vie sont un peu chères. Cela se peut; mais je ne m'en aperçois pas. Après tout, il n'y a qu'à être sobre, frugal, tempérant. Faut-il songer à son estomac ?

Les plaisirs véritables ne sont-ils pas ceux de l'esprit? Vous en conviendrez, monsieur le rigoriste. Eh bien, ceux-là sont à bon marché! Que de jouissances diversifiées qu'on ne rencontre pas ailleurs, même avec de l'or! Paris est la ville du monde qui fournit le plus d'amusements publics; opéra, comédies, farces d'Audinot, farces de Nicolet, Redoute chinoise, Colisée, Vauxhall, bois de Boulogne, Champs-Élysées, boulevards, cafés, maisons de jeu, et d'autres maisons plus plaisantes encore. Il

faut que vous soyez bien né pour l'ennui si vous ne vous amusez pas au milieu de ce tourbillon mouvant et rapide.

Vous faut-il pour cela beaucoup d'argent? Non; pour quarante-huit sous vous entendez pendant une heure et demie la musique sentimentale de Gluck; et l'ingénieuse Guimard et la philosophe Théodore (1) dansent pour le plaisir et le charme de vos regards.

Ensuite pour vingt sous vous jouissez d'un chef-d'œuvre dramatique de Corneille, de Molière, de Voltaire, à votre choix; leur génie est à vos ordres. Aimez-vous les pièces à ariettes, dont la musique est facile et riante? vous en entendrez trois le même jour encore pour vingt sous.

Vous aurez un équipage, des chevaux et un cocher fouet et bride en main, pour trente sous par heure; et si vous avez été éclaboussé la veille, vous pourrez vous venger et éclabousser à votre tour la voiture dorée, et le maître s'il marche à pied.

N'avez-vous point de bibliothèque? Pour quatre sous vous vous enfoncez dans un cabinet littéraire, et là, pendant une aprèsdînée entière, vous lisez depuis la massive Encyclopédie, jusqu'aux feuilles volantes.

Votre esprit une fois rassasié, des traiteurs vous donneront à dîner à toute heure du jour et à un prix modique, si par misanthropie ou par maladresse vous n'aviez point l'esprit d'aller vous asseoir à la table des riches. Leur dépense une fois faite, que leur importe qui mange les plats?

Enfin, auriez-vous le malheur de ne pas avoir une maîtresse? Eh bien, vous pourrez trouver à peu de frais sous l'humble sia

(1) Mademoiselle Théodore ne fût jamais montée sur le théâtre sans les supplications de son maître Lany. Cette rare jeune fille dévorait les ouvrages de J.-J. Rousseau; lorsqu'elle entra à l'Opéra, elle écrivit à celui-ci pour lui demander des instructions sur la manière de s'y conduire. Rousseau ne trouva pas au-dessous de lui de répondre à sa lettre. L'on comprend, dès lors, pourquoi ce qualificatif de philosophe, que Mercier donne à la jeune danseuse.

(Note de l'éditeur.)

moise des appas que couvrent plus rarement la mousseline et la soie. Demandez aux amateurs en ce genre: ils vous diront qu'on ferait vainement le tour du globe pour rencontrer des aventures aussi plaisantes, aussi rares, aussi singulières; des beautés très-austères dans un quartier, vous les trouverez voluptueusement faciles dans un autre.

Aussi ne vous étonnez pas de notre esprit, monsieur l'humoriste. Que de goûts, de sentiments, d'apercevances fines, de vues neuves, distinguent un homme de la capitale d'un gros campagnard qui ne vit qu'à trente lieues de nous! Il est d'une autre espèce assurément ce n'est plus notre compatriote; peut-il nous suivre, nous entendre? Voyez-le, bouche béante, œil étonné! il croit au bonheur, tandis qu'il n'y a de réel au monde que le plaisir ; c'est la monnaie courante de la félicité humaine, et les grosses pièces n'appartiennent à personne ici-bas. Je ne veux point du bonheur monotone des champs : c'est le premier des plaisirs insipides, disait Voltaire; je veux friser les superficies, et je m'arrête aux voluptés, toujours exquises quand elles sont variées. Or, où trouverai-je mieux que dans Paris?

Je suis à tout sans peine et sans gêne. Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-il prendre la couleur du jour caca-dauphin que prune-monsieur. C'est une suprême folic, vous écrierez-vous; mais tout le monde à la cour est ainsi, il n'y a point de réponse à cela. Il ne faut jamais disputer des goûts ni des couleurs. Je quitte mon habit opérabrúlé, mon frac tison, et je m'habille ce soir en caca-dauphin, d'après l'échantillon véritable et reconnu. Je saurai bien distinguer les nuances, et je dirai alors tout comme un grand seigneur, c'en est, ce n'en est pas.

Allez, monsieur le misanthrope; il y a des choses très-profondes sous l'habit caca-dauphin. Je le porte en triomphe aux trois spectacles, et je m'en ferai gloire; car apprenez que je ne veux point m'écarter de la plus légère nuance des modes régnantes, ni de la capitale et de Versailles, d'une lieue seulement.

Hors de là, Hottentots, Caffres, Esquimaux, peuplades barbares et sans goût, je vous le certifie.

Que répondre à ces admirables objections? Rien. Continuons.

XL.

De l'idole de Paris, le joli.

J'entreprends de prouver que le joli, dans tous les genres, es la perfection du beau et même du sublime, que l'avantage d'être aimable l'emporte sur tous les autres, et que le peuple qui peut se dire la plus jolie nation, doit passer, sans contredit, pour le premier peuple de la terre. J'écris pour les hommesfemmes de Paris.

On a eu jusqu'ici une fausse opinion de ce qui méritait l'hommage universel des hommes. La nature a besoin d'être corrigée et embellie par l'art. Si on la mutile, c'est, comme on sait, pour la rendre plus gracieuse. L'agrément est le dernier trait que l'on puisse donner aux belles choses. Finit-on un édifice, un tableau, un instrument? On lui prête des ornements qui seuls le font valoir. Il en est de même des mœurs; on ne commence à jouir que lorsqu'on commence à raffiner.

Lorsqu'une nation est encore barbare, elle peut facilement rencontrer le sublime. C'est ainsi que l'œil avide de l'Arabe découvre l'ombre d'un arbuste au milieu des déserts brûlants où il s'égare. On fait alors de grandes choses, mais c'est sans le savoir: on n'agit que par instinct. Qu'est-ce, en effet, que le sublime, sinon une exagération perpétuelle, un colosse que l'ignorance construit et admire? Le génie, dans ses bonds impétueux, extravague en nous étonnant. Les peuples mêmes les plus sauvages ont créé sans effort ce sublime tant admiré : la rudesse des passions suffit pour l'enfanter.

C'est une nature brute qui n'a pas besoin de culture. Alors on peint les tableaux communs du lever et du coucher du soleil ;

on s'extasie à la vue d'un ciel étoilé; on se promène à pas lents sur le bord de la mer, et l'on admire ces flots mugissants qui battent majestueusement ses rives.

On idolâtre le fantôme de la liberté, et l'on a la sottise de combattre et de mourir pour elle. On rejette un riant esclavage qui n'en mérite pas le nom, et qui doit vous créer une foule de plaisirs enchanteurs état délicieux, où des chaînes d'or et de soie ne vous captivent que pour vous faire parcourir un cercle d'amusements variés, où l'on vous ôte une force dangereuse, pour vous laisser une faiblesse fortunée! On refuse dans ces temps grossiers d'élever des rois sur sa tête, et l'on se prive stupidement de l'aspect d'une cour brillante, qui réunit et les galanteries les plus ingénieuses, et les chefs-d'œuvre heureux des arts et du goût. On vit sans peintres, sans statuaires, sans musiciens, sans coiffeurs, sans cuisinièrs, sans confiseurs. Il règne dans les mœurs un courage gigantesque, une vertu sévère et pédante : tout est grand et ennuyeux. Les maisons sont vastes comme des cloîtres; tous les divertissements publics et particuliers portent avec eux l'empreinte d'un caractère mâle. Les femmes sont séquestrées de la société, et n'allument le feu de l'amour que dans le cœur de leurs époux. Elles ne se disputent point les hommes, elles se bornent à donner des citoyens, à les élever, à gouverner un ménage. L'autorité paternelle, l'autorité maritale (noms si judicieusement devenus ridicules parmi nous), jouissent de tous leurs tristes droits. Les mariages sont féconds; et une manière de vivre uniforme et sérieuse est le caractère dominant de ce peuple, qui ne diffère guère des ours.

Mais dès qu'un rayon vient l'éclairer, dès qu'il sort de cette gravité imposante et taciturne, il commence d'abord à entrevoir le beau; il taille, il façonne, il se crée des règles : le goût et la délicatesse viennent et enfantent le joli mille fois plus séduisant. On ne voit plus sur les tables le dos énorme d'un bœuf, d'un sanglier ou d'un cerf. On ne voit plus des héros grossiers dévorer des moutons, des princesses filer ou faire la lessive. On

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