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On dirait aussi qu'elles ont deviné que la police avait à Paris un besoin continuel de leur ministère, et que si elles ne pullulaient pas en arrivant des provinces voisines et éloignées, on les appellerait de tout côté pour approvisionner la ville qu'on ne laissera point chômer de cette denrée, et pour cause.

En effet, un pasteur s'étant plaint à un lieutenant de police que sa paroisse était infestée de femmes publiques, le magistrat lui répondit tranquillement : Monsieur le curé, il m'en manque encore trois mille.

Voilà un article assez étrange; mais il entrait nécessairement dans le tableau de la capitale. Je n'ai pu passer sous silence ce qui est, pour ainsi dire, de notoriété publique. J'ai dit ce qui se voit, ce qui frappe tout les regards. Le reste peut se deviner; ma main ne soulèvera pas le rideau.

Le désordre dont je viens de faire ici le récit est commun à toutes les grandes villes. Il existe de tous les temps; mais il est aujourd'hui monté à un tel point, qu'il doit attirer l'attention de ceux qui s'occupent du bien public.

Les hommes livrés à un libertinage trop ouvert s'énervent sans aucun fruit. Les femmes se dénaturent, et prennent un tour d'esprit mauvais et pernicieux, qui influe sur les hommes qu'elles fréquentent. Enfin, le spectacle révoltant et scandaleux de la prostitution non voilée devient une contagion doublement funeste.

L'original Rétif de la Bretonne a proposé dans son Pornographe un plan pour les courtisanes de toutes les classes, au moyen duquel le libertinage, levant la tête dans les carrefours, n'insulterait pas du moins sous l'œil de la mère et de la fille à la décence publique. Serait-il donc impossible de l'adopter au moins en partie, et, par des lois nouvelles adaptées à l'esprit du siècle, de corriger ces vices publics qui entraînent nécessairement la ruine d'une foule d'idées morales?

Il faudrait avant tout recourir aux travaux modernes de la chimie pour tuer, s'il se peut, le venin que lancent dans le

sang de la jeunesse ces femmes qui, sous l'air de Vénus, recèlent les feux empoisonnés de Tisiphone.

Cette réforme sera difficile; car elle demande un esprit juste, et un coup d'œil vraiment philosophique mais elle devient de toute nécessité.

Non, il ne faut pas qu'une créature séduisante et pourrie at taque dans la rue le jeune homme, en lui montrant des appas propres à échauffer un vieillard, ni qu'elle fasse perdre en un instant à son malheureux père le fruit de dix-huit années d'éducation et de soins. Non, il ne faut pas que l'époux, jusquelà fidèle, rencontre tous les soirs de ces femmes, marchant avec un air de volupté, qui ne fut jamais dans la respectable mère de famille. Voilez ces objets de tentation à tous les regards! Éloignez-les! La parole qui sort de la bouche de la prostituée, et qui va frapper à deux pas l'oreille de l'innocence, est encore plus dangereuse que ses appas. Sa parole affiche le mépris de la pudeur. Si le dernier acte de la débauche est caché, pourquoi le premier ne le serait-il pas également? Ce n'est pas le libertinage qui étouffe toute vertu, c'est sa fatale publicité. Administrateurs, lisez sérieusement le Pornographe de Rétif de la Bretonne.

'XXXV.

Le Paysan perverti, par M. Rétif de la Bretonne.

J'ai renvoyé pour ce que je ne pouvais pas dire à ce roman hardiment dessiné, qui a paru il y a quelques années. La force du pinceau y fait un portrait animé des désordres du vice et des dangers affreux auxquels l'inexpérience et la vertu sont exposées dans une capitale dissolue. Cet ouvrage doit être salutaire, malgré ses peintures trop nues et trop expressives, parce qu'il n'est pas un père en province qui, d'après cette lecture, ne fixe constamment son fils auprès de lui: et c'est un très

grand mal que cette manie récente d'envoyer tous les enfants à Paris, où ils viennent se perdre et se corrompre.

Les villes du second et du troisième ordre se dépeuplent insensiblement, et le gouffre immense de la capitale dévore nonseulement l'or des parents, mais encore l'honnêteté et la vertu native de leurs fils, qui payent cher leur imprudente curiosité.

Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie et d'expression, et dont si peu d'entre eux sont capables d'avoir conçu le plan et formé l'exécution, a bien droit de nous étonner, et nous engage à déposer ici nos plaintes sur l'injustice ou l'insensibilité de la plupart des gens de lettres, qui n'admirent que de petites beautés froides et conventionnelles, et qui ne savent plus reconnaître ou avouer les traits les plus frappants et les plus vigoureux d'une imagination forte et pittoresque.

Est-ce que le règne de l'imagination serait totalement éteint parmi nous, et qu'on ne saurait plus s'enfoncer dans ces compositions vastes, morales et attachantes, qui caractérisent les ouvrages de l'abbé Prevost et de son heureux rival, M. Rétif de la Bretonne? On se consume aujourd'hui sur des hémistiches, nugæ canorœ: on pèse des mots; on écrit des puérilités académiques : voilà donc ce qui remplace le nerf, la force, l'étendue des idées et la multiplicité des tableaux! Que nous devenons secs et étroits!

Il reste à une plume douée de cette énergie un tableau neuf à tracer. Une mère malheureuse, qui se trouve pressée entre la famine et le déshonneur, qui ne peut échapper à la mort qu'en livrant sa fille, qui combat longtemps, qui triomphe et qui expire au milieu des hommes cruels, calculateurs de ses souffrances, et qui attendaient d'elle ce sacrifice horrible et forcé. Elle meurt avec la conscience de la vertu, il est vrai; mais sa mort est sans fruit. Le lendemain de son trépas, sa fille tombe dans les embûches du vice, ou plutôt elle cède au malheur et à l'inexpérience.

Si quelque homme opulent me lit, s'il est du nombre de ceux

qui avancent l'or pour corrompre, il aura trouvé, sans doute, des mères faciles et criminelles, et à un tel point, que je n'ose ici l'écrire; mais il saura en même temps qu'un pareil tableau ne mériterait pas d'être relégué dans la classe des fictions imaginaires.

XXXVI.

Les demoiselles.

Rien de plus faux dans le tableau de nos mœurs que notre comédie, où l'on fait l'amour à des demoiselles. Notre théâtre ment en ce point. Que l'étranger ne s'y trompe pas: on ne fait point l'amour aux demoiselles; elles sont enfermées dans des couvents jusqu'au jour de leurs noces. Il est moralement impossible de leur faire une déclaration. On ne les voit jamais seules; et il est contre les mœurs d'employer tout ce qui ressemblerait à la séduction. Les filles de la haute bourgeoisie sont aussi dans des couvents; celles du second étage ne quittent point leur mère, et les filles en général n'ont aucune espèce de iberté et de communication familière avant le mariage.

Il n'y a donc que les filles du petit bourgeois, du simple marchand et du peuple, qui aient toute liberté d'aller et de venir, et conséquemment de faire l'amour à leur guise. Les autres reçoivent leurs époux de la main de leurs parents. Le contrat n'est jamais qu'un marché, et on ne les consulte point. On appelle grisettes les filles qui peuplent les boutiques de marchandes de modes, de lingères, de couturières.

Plusieurs d'entre elles tiennent le milieu entre les filles entretenues et les filles d'Opéra. Elles sont plus réservées et plus décentes; elles sont susceptibles d'attachement on les entretient à peu de frais, et on les entretient sans scandale. Elles ne sortent que les dimanches et fêtes, et c'est pour ces jours-là qu'elles cherchent un ami, qui dédommage de l'ennui de la se

maine; car elle est bien longue quand il faut tenir une aiguille du matin au soir. Celles qui sont sages amassent de quoi se marier, ou épousent leur ancien amant. Les autres vieillissent l'aiguille à la main, ou se mettent en maison.

Or, un auteur comique devrait être fort attentif sur toutes ces convenances, et savoir qu'une déclaration d'amour ne se fait jamais à une demoiselle que lorsqu'on y est autorisé par le vœu des parents; et le mariage alors est ordinairement arrêté. Ainsi nos auteurs modernes, en faisant de toutes les amoureuses de théâtre des filles de qualité, n'ont peint que les amours des grisettes.

Ils doivent dorénavant n'admettre que de jeunes veuves, s'ils ne veulent pas aller directement contre les usages. Mais aussi, pourquoi, dans toutes les comédies des filles de qualité, ainsi que des comtes et des marquis, tandis qu'un étage plus bas la scènc devient plus variée, plus plaisante, plus animée? Mais comme il y a le jargon conventionnel de la tragédie, de même on a créé un autre jargon pour la comédie et ni les rois, ni les gens de qualité ne reconnaissent là leur idiome. C'en est un que l'au teur s'est fait avec une étude infinie, et pour manquer péniblement toutes ses pièces.

:

XXXVII.

Des femmes.

La remarque de Jean-Jacques Rousseau n'est que trop vraic, que les femmes à Paris, accoutumées à se répandre dans tous les lieux publics, à se mêler avec les hommes, ont pris leur fierté, leur audace, leur regard et presque leur démarche.

Ajoutons que les femmes, depuis quelques années, jouent publiquement le rôle d'entremetteuses d'affaires. Elles écrivent vingt lettres par jour, renouvellent les sollicitations, assiégent les ministres, fatiguent les commis. Elles ont leurs bureaux, leurs registres; et à force d'agiter la roue de fortune, elles y

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