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comble; le président, en présence d'un pareil tumulte, prit le parti de lever la séance. Mais depuis lors, Mercier, qui jusque-là s'était montré très-assidu, ne reparut plus à l'Institut (1).

L'auteur de l'An deux mille quatre cent quarante était demeuré républicain de cœur. Il ne devait pas se montrer grandement favorable au régime impérial. Tant que Bonaparte n'avait été que l'héroïque capitaine qui conquit l'Italie avec une armée sans armes, sans munitions, sans souliers, il avait battu des mains à cette jeune gloire, et l'avait même offert comme modèle du véritable républicain. Dans le Nouveau Paris, après avoir crayonné avec complaisance cette figure historique, il termine le portrait de la sorte: «< Sérieux comme Caton, les Français vont apprendre de lui à être graves, à respecter leurs magistrats, leurs représentants, à mépriser les airs évaporés, les calembourgs qui ne conviennent que dans la bouche des farceurs et des remueurs de polichinelles.

«Que tous les républicains se modèlent sur Bonaparte, et puisqu'ils estiment en lui le sage et le guerrier, qu'ils imitent sa contenance et sa réserve, qu'ils prennent de sa gravité ce qu'elle a de simple et ce qu'elle comporte de dignité. Moins de paroles annoncera plus de réflexion, et le calme de la physionomie plus de grandeur et de raison. Le sacrilége équivoque qui déshonore plusieurs de nos sociétés et de nos théâtres, ne dénaturera plus le style de la grande nation; elle saura parler comme elle a su vaincre, sans efforts violents et sans exagération; elle sera l'exemple de la sagesse après l'avoir été de la victoire; et un bon mot créé par un

(1) Moniteur du 18 messidor an vi (6 juillet 1779).

folliculaire, ne ridiculisera plus chez nous la sainte expression des lois. »

Mercier, qui ne s'était pas aperçu que Napoléon perçât sous Bonaparte, comme le dit Victor Hugo, ne pardonna pas à l'empereur d'avoir escamoté la république à son profit, et pas davantage d'avoir mis en défaut sa perspicacité. Il n'était pas homme à veiller sur ses paroles, et tenait parfois des propos imprudents qui, un jour ou l'autre, pouvaient lui attirer quelques tracasseries. M. Laffitte, dans ses intéressants Mémoires de Fleury, a consigné une anecdote qu'il tenait de Laverpilière, et qui est bien dans le caractère de Mercier. Le ministre de la police, le duc de Rovigo, ayant eu vent des petits cancans frondeurs de l'auteur du Tableau de Paris, le mande à son cabinet; l'écrivain s'y rend. L'entretien s'engage dans les meilleurs termes; mais l'on s'échauffe insensiblement, la parole devient véhémente d'une part, menaçante de l'autre. Enfin, les choses vont à ce point que Savary, hors de lui, lâche le mot de Bicêtre. Mercier bondit comme un chacal et s'écrie, les yeux flamboyants : « Mercier à Bicêtre apprenez que je porte un nom européen et qu'on ne m'escamote pas incognito. » Ce fut la dernière parole de l'entrevue. Mercier n'alla point à Bicêtre.

Il avait assisté à tant de transformations politiques, que sa foi avait fini par vaciller devant les leçons répétées d'une expérience si chèrement acquise; il commençait à convenir que la liberté illimitée pouvait bien être pour une nation une faculté d'un exercice au moins périlleux : « Mon ami, disait-il à Delisle de Sales, je ressemble au Sicambre Clovis : aujourd'hui que mes rêves politiques se sont évanouis, je suis tenté de brûler ce que j'ai adoré, et d'adorer ce que j'ai brûlé. »

XLVI

MERCIER, SA VIE ET SES OEUVRES.

Mercier assista aux dernières convulsions de l'empire: « Je ne vis plus que par curiosité, disait-il quelque temps avant le retour des Bourbons. » La Restauration le trouva existant encore; mais, un mois après ce grand événement, le 25 avril 1814, il expirait à Paris, à l'âge de soixantequatorze ans, laissant un bagage énorme plus nuisible, il est vrai, qu'utile à sa gloire. Il s'était surnommé le plus grand livrier de France. La prétention était fondée, et personne n'eût pu honnêtement lui disputer un pareil titre, si ce n'est peut-être l'auteur des Nuits de Paris, son ami Rétif de la Bretonne.

GUSTAVE DESNOIRESTERRES.

PREFACE.

Je vais parler de Paris, non de ses édifices, de ses temples, de ses monuments, de ses curiosités, etc. : assez d'autres ont écrit là-dessus. Je parlerai des mœurs publiques et particulières, des idées régnantes, de la situation actuelle des esprits, de tout ce qui m'a frappé dans cet amas bizarre de coutumes folles ou raisonnables, mais toujours changeantes. Je parlerai encore de sa grandeur illimitée, de ses richesses monstrueuses, de son luxe scandaleux. Il pompe, il aspire l'argent et les hommes; il absorbe et dévore les autres villes, quærens quem devoret.

J'ai fait des recherches dans toutes les classes de citoyens, et n'ai pas dédaigné les objets les plus éloignés de l'orgueilleuse opulence, afin de mieux établir, par ces oppositions, la physionomie morale de cette gigantesque capitale.

Beaucoup de ses habitants sont comme étrangers dans leur propre ville. Ce livre leur apprendra peut-être quelque chose, ou du moins leur remettra, sous un point de vue plus net et plus précis, des scènes qu'à force de les voir ils n'apercevaient pour ainsi dire plus; car les objets que nous

voyons tous les jours ne sont pas ceux que nous connaissons le mieux.

Si quelqu'un s'attendait à trouver dans cet ouvrage une description topographique des places et des rues, ou une histoire des faits antérieurs, il serait trompé dans son attente je me suis attaché au moral et à ses nuances fugitives. Mais il existe chez Moutard, imprimeur-libraire de la reine, un Dictionnaire en quatre énormes volumes, avec approbation et privilége du roi, où l'on n'a pas oublié l'historique des châteaux, des colléges et du moindre cul-de-sac. S'il prenait un jour fantaisie au monarque de vendre sa capitale, ce gros Dictionnaire pourrait tenir lieu, je crois, de catalogue ou d'inventaire.

Je n'ai fait ni inventaire ni catalogue, j'ai crayonné d'après mes vues; j'ai varié mon tableau autant qu'il m'a été possible; je l'ai peint sous plusieurs faces; et le voici tracé tel qu'il est sorti de ma plume, à mesure que mes yeux et mon entendement en ont rassemblé les parties.

Le lecteur rectifiera de lui-même ce que l'écrivain aura mal vu ou ce qu'il aura mal peint, et la comparaison donnera peut-être au lecteur une envie secrète de revoir l'objet et de le comparer.

Il restera encore beaucoup plus de choses à dire que je n'en ai dites, et beaucoup plus d'observations à faire que je n'en ai faites; mais il n'y a qu'un fou et un méchant qui se permettent d'écrire tout ce qu'ils savent ou tout ce qu'ils ont appris.

Quand j'aurais les cent bouches, les cent langues et la voix de fer dont parlent Homère et Virgile, on jugera qu'il m'eût

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