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armes du siècle; avant l'invention de la poudre, c'étoient des lances, des hallebardes, des piques sans fer; ensuite on employa les armes à feu. Les assaillans prenoient ordinairement le château par escalade, après quelques heures de siège; ils y mettoient le feu, et la journée finissoit par des danses et des libations bachiques, dont la garnison prisonnière faisoit les frais. Quoiqu'on veillât à ce que ce simulacre de guerre et ce siège fictif n'entrainassent aucune suite fâcheuse, l'acharnement des deux partis causoit par fois des accidens funestes à Corcelles du Jura, un jeune garçon risqua de périr dans les flammes du château, incendié2 avant que la garnison l'eût évacué: dans un village du canton de Fribourg, un des assiégeans se cassa la jambe, et un autre fut grièvement blessé. Ces malheurs furent cause que la police proscrivit cet amusement comme dangereux, et que le gouvernement de Berne, par un édit de 1543, défendit sous l'amende de cinq florins de faire des charivaris et des laonneries. Cet édit apprend que l'ancien nom de cette fête villageoise étoit laonnerie. Ce mot vient du patois Lavon, Laon, Lan, qui signifie un ais ou une planche, parce que le château en étoit construit...

« Malgré ces défenses, la fête proscrite fut encore célébrée de temps en temps dans quelques villages écartés; et tout récemment elle a eu lieu aux environs d'Echallens, sans aucun accident, parce qu'on avoit pris pour les prévenir toutes les précautions possibles, dont la meilleure fut d'empêcher les acteurs de s'enivrer avant de monter à l'assaut.

« Le siège du château d'amour se faisoit aussi autrefois dans la ville de Fribourg, mais d'une manière moins dangereuse et plus galante: sur la grande place paroissoit une forteresse en bois, ornée de chiffres, d'emblêmes et de devises analogues à l'esprit de la fête : chargées de la défense

du château, les plus jolies filles de la ville et des environs montoient sur le donjeon. Les jeunes garçons, en costume élégant, venoient en foule les assiéger. La musique sonnoit la charge, en jouant les airs les plus tendres. De part et d'autre, il n'y avoit pour armes, que des fleurs: on se jetoit. des bouquets, des guirlandes, des festons de roses; et quand cette innocente artillerie étoit épuisée, quand le donjeon et les glacis étoient jonchés des trésors de Flore, on battoit la chamade. Le château arboroit le drapeau blanc: la capitulation se régloit; et l'un des articles étoit toujours, que chacune des amazones qui formoient la garnison prisonnière choisissoit un des vainqueurs, et payoit sa rançon en lui donnant un baiser et une rose: ensuite les trompettes sonnoient des fanfares. Les assiégeans montoient à cheval et se promenoient dans les rues; les dames, dans leur plus belle parure, du haut des fenêtres, les couvroient de feuilles de roses et les inondoient d'eaux parfumées: la nuit amenoit des illuminations, des festins et des bals. C'étoit vraiment une scène de l'ancienne chevalerie... La fête étoit d'autant plus agréable, que l'ordre le plus sévère y étoit scrupuleusement observé; et qu'elle se passoit sous les yeux des pères et mères, attentifs à maintenir la décence au milieu du bruit, et la courtoisie à côté de la joie. »

Dans les Etrennes Helvétiennes pour 1805, le doyen Bridel avait déjà fait mention du château d'amour, en parlant du fameux Chalamala (ou Chalama, comme il l'appelle), le fou du comte Pierre V de Gruyères, et de ce conseil qu'il << s'étoit choisi parmi les hommes les plus gais et les plus spirituels » et «< avec lequel il délibéroit gravement sur des bagatelles. » Ce conseil, dit-il, « qui ne s'assembloit que les jours des grandes fêtes... connoissoit du carnaval, des mascarades, des charivaris, des jeux militaires, et principalement

de celui qui se nommoit le siège du château d'amour3. » Vérité ou fiction, c'est de ces aimables récits qu'est sortie l'une des œuvres les plus charmantes qu'on ait applaudies sur une scène suisse, le délicieux Château d'Amour, dont les auteurs sont deux Genevois, le poète Daniel Baud-Bovy et le si regretté sculpteur et musicien Hugues Bovy. Par cette heureuse collaboration de deux beaux talents, issus d'une même souche féconde en excellents artistes, l'antique fête de la jeunesse et de l'amour et la Gruyère légendaire, à demi féodale, à demi pastorale, éprise de tournois, de danses et de chansons, ont été évoquées, sous nos yeux ravis, dans un vivant et inoubliable poème. Le Château d'Amour devait être représenté en 1896, à l'exposition de Genève, sur la place du Village Suisse, qui lui eût offert un décor à souhait, non loin de la maison de Chalamala et du joli chalet qui abritait les tresseuses de paille fribourgeoises. Hélas! la pluie persistante de ce maussade été de l'exposition nous a privés de la représentation en plein air, et c'est dans une salle close que, l'hiver suivant, ce beau spectacle s'est déroulé aux lumières, sur une scène trop petite et avec un recul insuffisant. Espérons que nous aurons un jour le plaisir de le revoir, soit dans le jardin de quelque intelligent amateur de l'art national, soit, de préférence, sur la place même de Gruyères, au pied du vieux château, parmi les verdoyants paysages de notre « Arcadie suisse ».

Vérité ou fiction? En consultant quelques-unes des personnes les plus versées dans la connaissance de l'histoire locale, j'ai pu m'assurer qu'aucune allusion au Château d'Amour n'a été jusqu'à présent relevée dans les documents vaudois ou fribourgeois antérieurs au dix-neuvième siècle. Parmi les nombreuses ordonnances au moyen desquelles le

gouvernement paternel de Leurs Excellences de Berne s'efforçait de réprimer la licence des mœurs vaudoises, ni l'archiviste bernois, M. Türler, ni M. Alfred Millioud, aux archives de l'Etat de Vaud, n'ont pu découvrir aucune trace d'un édit de 1543, interdisant « de faire... des laonneries. » Cependant, la fréquente prohibition, aussi bien que la longue persistance de ces divertissements campagnards, nous est confirmée par un témoignage contemporain et indépendant de celui du doyen Bridel. D'un manuscrit « datant de 1815 » et « dû à la plume d'un de nos anciens professeurs, » le Conteur Vaudois a tiré naguère des Notes sur quelques anciens usages vaudois, recueillies, au dire de l'auteur, «< de diverses conversations avec des vieillards, surtout à Dommartin » (district d'Echallens) « et à Lavaux. »

« Les Lanneries, selon notre anonyme 6, sont des fêtes dans lesquelles on bâtit un château en planches. On l'entoure de palissades et de fossés et les jeunes gens s'exercent tant à l'attaque qu'à la défense de cette place forte. Divisés en deux bandes conduites par leurs officiers, ils imaginent toutes sortes de ruses de guerre et entrent en pourparlers comiques pour la reddition de la place, entreprennent des sorties ou des assauts, sont tantôt vainqueurs tantôt vaincus, et en sont quittes souvent pour quelques blessures très réelles; il est même arrivé de très grands malheurs dans ces jeux. Voilà pourquoi on a si souvent défendu les Lanneries, qui sont encore tellement du goût des communes du Jorat qu'il ne se passe guère d'années sans qu'il s'en fasse quelqu'une qui attire toujours un très grand concours de monde. C'est là aussi une des réjouissances du mois de mai. »

Ainsi, cet amusement guerrier était associé, dans les campagnes vaudoises, aux fêtes joyeuses par lesquelles, de temps

immémorial, on célébrait, le premier mai ou le premier dimanche de mai, le renouveau de la belle saison. La même coutume existait, sous un autre nom, dans le pays de Neuchâtel, au dix-septième siècle. J'ai sous les yeux les comptes7 d'une promenade du mois de mai qu'on fit à Cortaillod en 1686. Nous apprenons par le détail des dépenses que le 29 avril la fête avait été annoncée au son du tambour, que les 28 et 29 on avait travaillé à la construction d'un «< château », que le 1er mai on y avait mis une porte à clairevoie ou drayse, et qu'on avait « dellivré la poudre pour la promenade » ; que le grand jour, enfin, qui fut le dimanche 5 mai, on envoya « par ordre deux potz de vin et deux batz de pain au Chasteau », sans doute pour ravitailler la garnison, et qu'en outre cent vingt-six personnes reçurent chacune, en tout honneur, un pot de vin.

Juste Olivier, en parlant du Château d'amour et des laonneries, dans son Canton de Vaud, rappelle que « c'est une fête absolument semblable qui devint l'occasion de la révolution des lazzaronis dont Mazaniello fut le héros. » Ouvrons l'histoire de l'Insurrection de Naples en 1647 d'Angel Saavedra, duc de Rivas 9. « Suivant un ancien usage, à la fête de la Vierge du Carmel, » le 16 juillet, «< on élevait sur la place devant l'église un château en planches qui, défendu par une troupe de jeunes garçons habillés à la turque, était assailli par une autre troupe différemment costumée... » Si j'ai bonne mémoire, un jeu analogue est décrit dans un roman espagnol du commencement du dix-septième siècle, je ne sais malheureusement plus lequel. Ces divertissements populaires tirent sans doute leur origine d'un jeu militaire. du moyen âge, que Viollet-le-Duc, dans son Dictionnaire du mobilier français 10, a défini comme « simulacre d'attaque d'un fort ou tout au moins d'un ouvrage palissadé », en y

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