Page images
PDF
EPUB

vere semel in semorali et semel in autumno » (Mém. et doc. soc. d'hist. Suisse rom., I, p. 182, en 1273), et il vit encore à Hérémence en Valais sous la forme de chòmòra, avec le sens précis de juin (Lavallaz, Essai sur le patois d'Hérémence, p. 70). Pour la phonétique, comparez calidu = tsā, à Hérémence ; tsố, dans les cantons de Fribourg et de Vaud (= *aul).

Le mot a été formé à l'aide du verbe sǝmòrā ou sòmòrặ, qui nous est attesté dans les patois de toute la Suisse romande, et qui signifiait à l'origine : labourer les terres qui sont en jachères. On retourne la terre provisoirement, pour la déchaumer, et faire disparaître les herbes qui ont poussé entre les éteules. Ce travail se faisait anciennement en juin. En automne, avant d'ensemencer, on labourait une seconde fois, plus profondé ment. Le verbe a été plus tard appliqué également aux labours préparatoires, après la moisson, des champs qu'on se proposait d'ensemencer au printemps. Toute une petite famille de mots se rattache à ce terme, dont nous possédons les traces les plus nombreuses dans les patois vaudois.

L'étymologie de sòmòrặ soulève un problème qui ne saurait être résolu qu'en étudiant simultanément les formes somarer1, labourer (pour la première fois), somart1, jachère, du vieux français, qui possède également le dérivé somartras, avec le sens de juin (voir Godefroy, Dict. VII, p. 465; Merlo, I nomi romanzi delle stagioni e dei mesi, p. 136; A. Thomas, Nouveaux essais de philologie française, p. 360).

Mentionnons encore l'identité parfaite de semoraul avec l'appellation allemande Brachmonat (brachen ou brechen = sòmòrā). En réto-roman, on rencontre pour le même mois le nom de zarcladur, mois où l'on sarcle, qui indique une fort ancienne communauté de culture de tous les pays romans situés entre le 46 et le 49° degrés de latitude. Le Midi ne paraît pas connaître le mot sòmòrā ni aucun terme équivalent. L. GAUCHAT.

2. Ancien neuchâtelois: entrèves.

A Neuchâtel, comme dans d'autres pays de droit coutumier, il était jadis d'usage que, dans les cas embarrassants, les jurés du plaid d'une localité envoient une délégation pour consulter

1 Avec les variantes importantes sombrer, sombre.

la cour de justice de l'endroit dont ils relevaient au point de vue des coutumes. (Voir Matile, Hist. des instit. judic. de Neuchátel et Valangin, p. 61-81.) Cette consultation juridique est généralement désignée dans les actes par le terme d'entreves, entreiwes, entrives, dont on a de fréquents exemples jusqu'au seizième siècle. Le plus ancien que nous connaissions se trouve dans un document de Valangin de 1446: lesdit juriez volloient avoir les entreiwes... laquelle cognoissance et entreiwes furent rapourtees par lesdit deux commis (Arch. de l'Etat de Neuchâtel, A 9, no 10). Le verbe entrever, = demander les entreves, apparaît déjà en 1352 dans un autre acte de Valangin (Matile, Monum. de l'hist. de Neuchâtel, II, p. 674, où il faut lire entrevelz au lieu de entreveler). Matile a voulu expliquer ce terme juridique, qui, croyons-nous, n'a pas été signalé ailleurs, en disant que le juge consulté, formulant sa sentence, « la trevait, treuvait, ou trouvait, selon la vieille expression du droit allemand et de la poésie française.» (Instit. jud., p. 61.) En réalité, entrever n'a rien à voir avec trouver, mais doit être identifié avec le verbe intrèvṛ, intèrvṛ, « s'enquérir, s'infor mer, » que connaissent encore la plupart des patois vaudois, fribourgeois et valaisans, et qui est issu du latin interrogare. Aller aux entrèves, c'était donc proprement: aller aux informations. Ce substantif verbal de entrever existe encore aujourd'hui dans quelques patois, mais comme terme tout à fait vieilli et restreint à de rares locutions traditionnelles. Ainsi, à Blonay (Vaud), on répond aux questions importunes des enfants: Qu'y a-t-il là-dedans? Qu'en fera-t-on ? etc., par: déi-z-intraivè, déi kouarne de laivre, des demandes, des cornes de lièvres. » De même à Liddes (Valais): dé-z-intèrvè da kourya,« des questions de curieux. A Champéry (Valais), on a aussi le dicton: pèr intervé, on va a Roma, « en demandant, on va a Rome. » Cf. Mistral, entrèvo, dauphinois entervas questions, informations. Raynouard, Lexique, V, p. 104, et Levy, Prov. Suppl.-Wörterbuch, citent un exemple du substantif enterva en ancien provençal avec le même sens. Godefroy ne donne pour le vieux français que le verbe enterver. J. JEANJAQUET.

=

[ocr errors]
[graphic][merged small]

EN PATOIS DE LUTRY, PUBLIÉ D'APRÈS UN ANCIEN MANUSCRIT INÉDIT

« Le Conte de la Lampe, ce petit tableau de genre de notre vie campagnarde, avec ses peintures d'intérieur si parlantes et d'une rusticité où le fou-rire fait tout excuser, avec sa figure principale enfin d'un comique si impassible et si candide, est un petit chef-d'œuvre de simplicité, de gaîté, de récit, de naturel et de nationalité. » C'est en ces termes que Juste Olivier parle, dans son beau livre sur le canton de Vaud1, d'une composition patoise de 218 vers qui a été publiée à la fin du XVIIIe siècle, probablement à Lausanne, et que Gaullieur appelle le << fondement de la littérature patoise du Pays de Vaud. » Cet opuscule est, en effet, le premier livre patois imprimé dans le canton de Vaud dont nous ayons connaissance 3. Il mérite déjà notre attention à ce titre-là. Et, sans partager tout à fait l'enthousiasme de Juste Olivier, il faut avouer que le poème, impro

1 T. II, Eclaircissements, p. XLVIII.

2 Etudes sur l'histoire littéraire de la Suisse française, particulièrement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, p. 290. Genève 1855. (Bull. Institut nat. genevois, t. III.)

3 Un de mes amis m'avait cité comme premier livre patois un petit traité de morale, qu'il n'avait jamais vu, intitulé La bouna via. Je n'ai pas réussi à en retrouver la moindre trace.

prement appelé conte ou coq-à-l'âne1, possède une grâce pleine de malice, une saveur, qui n'ont pas encore perdu leur charme. Le patois, langue dans laquelle on peut tout dire, atténue la crudité de certains passages. La situation est originale: un père raconte à un notaire, pour les faire juger par un tribunal de mœurs imaginaire, les mauvais tours qu'un polisson a joués à sa fille. Ce sont des plaisanteries de mauvais goût que l'amant malhonnête fait à sa belle, et que le père rend encore plus comiques par le grand cas qu'il en fait. Sous l'indignation feinte du plaignant transparaît le sourire de l'auteur, qui se plaît à énumérer les méfaits de son héros 2.

Le poème se compose d'alexandrins à rimes plates, groupés en sorte de strophes d'inégale longueur, terminées ironiquement par le refrain: « Si le souverain dit que c'est une action (permise), patience! >

L'imprimé du XVIIIe siècle ne porte pas de date et est anonyme. C'est une petite brochure in-8° de douze pages, qui a pour titre Lo conto d'au craizu. Coq à l'Ane dans le Patoi du Canton de Vaud 3. Il en existe un exemplaire à la Bibliothèque cantonale vaudoise (coté M 2059) et un autre à celle de Fribourg. Dans l'ouvrage cité, p. 290, Gaullieur lui assigne la date de 1785. Pierquin de Gembloux, Histoire littéraire des patois, Paris 1858, p. 249, celle de 1780. Mais ces dates sont peu certaines. Le doyen Bridel5, et d'après lui Pierquin

1 Cette appellation était autrefois un peu synonyme de poésie humoristique ou satire (voir Boissière, Poétique, p. 254). Dans le Recueil Corbaz on dénomme ainsi une énumération des instruments qui ont servi à faire un charivari, p. 80, et une gaie anecdote de chasse, en vers,

p. 121.

2 Il n'est pas impossible que le morceau repose sur des faits réels. D'après Ch. Berthoud (Musée neuchatelois, VII, p. 64), l'auteur aurait été avocat.

3 Comment concilier le terme de canton avec la date attribuée à la publication? Pouvait-on, avant l'émancipation, parler d'un canton de Vaud? 4 Actuellement égaré.

5 Etrennes helvétiennes et patrioliques, 1811, Avis littéraire (p. 119-123), reproduit dans le Conservateur suisse, 1re édition, t. VII, 404-407.

de Gembloux et Juste Olivier considèrent comme auteur un monsieur De la Rue, de Lutry. Le volumineux répertoire, de noms de famille de Piccard (exemplaire des archives cantonales, à Lausanne), mentionne un De Rue, seigneur de Montagny s/Lutry, dès 1627, et un De la Rue, de ou à Lutry, 1820 dont l'existence n'est pas certaine. Malgré les recherches que M. Millioud a bien voulu faire pour moi, il n'a pas été possible d'identifier le personnage. La mention de Montagny, vers 36 et 41, confirme cependant ces indications de provenance. A son tour, la langue montre que le poème a été écrit dans les environs de Lausanne 3. On y remarque par exemple une hésitation entre é et i pour la voyelle latine è devant s + consonne: veté, vers 38, revité, vers 169, věstit; être, vers 70; téta, féta, en rime, vers 123-124; téta, vers 144. Le groupe es cons. devient i dans le patois de Lavaux, é dans celui de La Côte; Lausanne forme la limite, et offre une inconstance bien naturelle dans le traitement de ce phonème. J'ignore sur quoi s'appuient Corbaz et Favrat, dans leurs éditions citées ci-dessous, pour donner notre récit comme spécimen du patois de Pully, qui sera du reste identique avec celui de Lutry.

=

Le Conto d'au craizu a été réimprimé plusieurs fois. Corbaz l'a placé en tête de son Recueil de morceaux choisis en vers et en prose en patois, paru à Lausanne en 1842. Son édition ne diffère de l'imprimé du XVIIIe siècle que par quelques détails insignifiants. L'orthographe est la même. Le texte de Corbaz a été ensuite reproduit, avec de simples divergences orthogra

1 Ouv. cité, p. 284-285.

2 Canton de Vaud, t. II, Eclaircissements, p. XLVI. Comp. aussi la table du Recueil de Corbaz, Lausanne 1842, où on lit: « Lo Conto d'au Craizu, par De la Rue, de Lutry. »

3 Le document gagne par là en valeur: il représente le patois dès longtemps disparu de la capitale vaudoise.

4 L'ouvrage a été publié par fascicules, dont le premier était en vente dès 1841.

« PreviousContinue »