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DANS LA SUISSE ROMANDE

Avec une carte 1.

La carte que nous présentons aujourd'hui aux lecteurs du Bulletin est destinée à illustrer, en ce qui concerne la Suisse romande, la question importante et très controversée des litnites des dialectes et de leur groupement naturel. Elle a été dressée au moyen des matériaux recueillis pour l'élaboration d'un Atlas linguistique de notre pays, et résume en un seul tableau synoptique les résultats partiels que fournissent les vingt premières cartes déjà établies de cet ouvrage. Voici en quelques mots comment il a été procédé :

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İ. Elaboration des cartes de l'Atlas. Les rédacteurs ont relevé sur place, en notant exactement la forme de mots types choisis à cet effet, la prononciation patoise d'environ 300 localités réparties sur tout le territoire des cantons romands. Chacun des mots types permet de dresser la carte des transformations subies dans les divers patois par un même son primitif du latin. Ainsi, pour prendre un exemple, on sait que les groupes latins rt, rd aboutissent dans une partie des parlers du Jura bernois à tch et dj (porta = potch', corda kódj, à Bourrignon, etc.); pour connaître l'extension de cette prononciation, on a demandé dans toutes les localités visitées les mots porte, courtil, verte, garder, corde, sourde, perdu. Ces mots, d'un usage courant, et appartenant au fonds primitif de la langue, nous montrent l'évolution spontanée du patois. Tous les autres exemples de mots populaires présentant les mêmes groupes de consonnes subiront le même traitement, ainsi cher-temps tchitchan, mardi medji, etc. C'est dans

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1 Reproduite d'après l'Archiv für das Studium der neueren Sprachen, CXI, fasc. 3, 4.

ce sens que nous appelons les mots porte, courtil, etc. de nos listes des mots types. La carte XII de notre Atlas, sur laquelle figurent les résultats actuels de rt, rd, montre que la prononciation tch, dj est surtout celle de l'extrême ouest du Jura bernois. Tous les villages étudiés de l'Ajoie et des Franches Montagnes, et, selon toute prévision, également ceux que nous n'avons pas pu visiter, ont tch, dj'1. Le district de Delémont est divisé; la ligne de démarcation passe à l'est de Bourrignon, Asuel, SaintUrsanne, Glovelier, Saint-Brais, Montfaucon, Les Breuleux, Les Bois. Tous ces villages ont encore la prononciation palatale, tandis que ceux de Soyhière, Courfaivre, Undervelier, etc., situés au delà de cette ligne, ont conservé l'r. La montagne neuchâteloise, ainsi que La Ferrière et une partie du vallon de Saint-Imier, présentent au lieu de rt, rd une espèce de tou d retirés, alvéolaires, résultant d'une fusion de l'r avec l'explo sive suivante. Le Cerneux-Péquignot marche avec le patois ajoulot. Dans tout le reste de la Suisse romande rt, rd ont été conservés intacts. La ligne de démarcation inscrite sur la carte n'a pas un caractère rigoureusement exact, parce que nous avons été obligés d'attribuer les localités non visitées, un peu arbitrairement, à l'un ou à l'autre des domaines phonétiques, et parce que le long de toute frontière pareille on constate un certain nombre de transfuges ou de prononciations hésitantes. Ce reste d'incertitude est inévitable; il n'infirme pas la valeur de nos conclusions scientifiques.

Toutes les autres cartes de l'Atlas reposent sur une base pareille.

II. Elaboration de la carte synoptique. Les limites très nombreuses et très variées qui coupent la Suisse romande en tous sens, si on applique le système indiqué ci-dessus, ont été reportées avec le plus grand soin sur une seule carte, qui est celle que nous reproduisons. Bien que l'état d'avancement de l'Atlas eût permis d'augmenter ce nombre, on s'est borné à 1 Sauf Damvant et La Ferrière.

faire la synthèse des vingt premières cartes, qui embrassent des caractères suffisamment divers pour donner une idée d'ensemble. Elles représentent le développement phonétique de plusieurs voyelles accentuées et atones (a, e, etc.), de différentes consonnes isolées ou groupées (cl, st, c devant a, etc.), la répartition de die lunæ et lunæ die, c'est-à-dire des mots pour lundi, qui apparaissent tantôt sous la forme de composition française lun-di, tantôt sous la forme provençale: di-lun, etc. 1. Il importe toutefois d'insister sur le caractère provisoire de notre carte synoptique. En ajoutant aux lignes inscrites celles qui restent à établir, on obtiendra un tableau plus compliqué que celui que nous soumettons aujourd'hui à nos lecteurs. Une grande partie des lignes nouvelles s'associeraient sans doute aux anciennes et amplifieraient encore les faisceaux de limites très curieux qu'on trouve sur la carte d'essai; d'autres lignes viendraient croiser celles qui existent déjà, elles diviseraient des contrées, comme la Montagne neuchâteloise, le Gros-de-Vaud, qui ont, d'après notre carte, un caractère linguistique très uniforme, en deux ou plusieurs fragments. Mais nous sommes persuadés que l'ensemble ne sera pas sensiblement modifié. Les résultats provisoires représentent environ un tiers de toutes les limites. En y joignant les deux autres tiers, on noircirait fortement le réseau actuel, sans l'effacer par un dessin très nouveau.

III. Commentaire de la carte synoptique. 1o Ce qui frappe tout d'abord, en examinant notre petite carte, c'est qu'à côté de lignes capricieuses, comme on en trouve surtout dans le Bas-Valais, on aperçoit une tendance des limites à se grouper. Le réseau ne fait pas l'impression d'une irrégularité complète, mais d'un certain plan qui aurait présidé à la distri bution des limites. Beaucoup de limites suivent les frontières cantonales, voir par exemple la séparation assez nette entre

1 Voir l'énumération des cartes dans les Rapports de la rédaction pour les années 1900 et 1902.

Berne et Neuchâtel, Fribourg et Vaud, Vaud et Genève. Ce fait prouve qu'il doit y avoir un rapport entre l'évolution historique de nos cantons et celle de leurs patois. Les changements de prononciation survenus au cours des siècles ont commencé par saisir certaines contrées, et se sont insensiblement étendus, sans toujours franchir les barrières politiques. On imite et adopte la prononciation de ceux auxquels. des liens multiples nous rattachent, tandis qu'on ne se plie pas volontiers aux habitudes de ceux qui diffèrent de nous par les us et coutumes, les relations commerciales, etc. C'est une question d'affinités. Deux contrées voisines, comme celles représentées par les villages de Rossens et d'Avry-devant-Pont (Fribourg), qui ont dû parler une fois le même latin, se sont insensiblement différenciées, grâce au manque de relations. C'est là que passait en effet l'ancienne limite politique du pays d'Ogoz, qu'on peut suivre jusqu'au dixième siècle. Les limites dialectales les plus saillantes de notre carte sont probablement les plus anciennes. Entre Les Bois et La Ferrière (Jura bernois) il n'y a guère eu de rapports avant le dix-huitième siècle. Les différences de prononciation ont pu s'accumuler, entre ces deux contrées, depuis un temps immémorial. Les premiers colons arrivés dans ces lieux venaient de régions opposées, ils n'avaient pas le besoin ni l'occasion de se parler et de s'assimiler. Cette limite remonte selon toute probabilité à l'ancienne division entre les Francs et les Burgondes.

On entend raconter que la Montagne neuchâteloise a été peuplée par des habitants du Val-de-Travers. D'après notre carte, cette hypothèse manque absolument de fondement. Les deux parlers sont bien tranchés. Les deux vallées neuchâteloises ont donc été colonisées, très probablement, par des gens

1 Aucune limite n'a été inscrite le long de la frontière suisse parce que, dans cette carte provisoire, nous n'avons pas tenu compte des patois des régions limitrophes. Mais nous savons qu'une foule de limites linguistiques coïncident avec la frontière politique.

venus de France, à des époques diverses et indépendamment l'une de l'autre.

2o Les résultats ainsi acquis sont d'un intérêt particulier pour les recherches historiques. Le dialectologue et l'historien devraient unir leurs efforts pour expliquer les principaux de nos faisceaux de lignes. Ils sont instructifs pour la plus ancienne histoire du pays romand. Dans une étude générale sur les limites dialectales, leur caractère et leur origine, nous avons insisté sur cette nécessité d'une collaboration de la part des philologues et des historiens, pour arriver à mieux connaître la période de formation de notre peuple (Voy. Archiv für das Studium der neueren Sprachen, 1904, CXI, p. 365 ss.).

3o Ce qui frappe ensuite, dans notre carte, c'est l'irrégularité de certains domaines. Elle se remarque surtout dans les contrées montagneuses, favorables à l'isolement, où les communications sont difficiles. Mais l'unité des parlers des vallées d'Hérémence et d'Anniviers, qui sont pourtant séparées par une très haute chaîne de montagnes, démontre que les obstacles naturels ne jouent pas, dans la différenciation linguistique, le rôle qu'on leur attribue communément. La même irrégularité se produit par exemple à l'ouest du canton de Vaud, dans l'étroit passage qui le relie au canton de Genève. On y rencontre successivement plusieurs barricades de limites. En deçà et au delà, le caractère dialectal apparaît pur de tout alliage. L'irrégularité doit s'expliquer par le fait que quelques phénomènes linguistiques ont trouvé moyen de sauter les barrières politiques, en raison de la plus ou moins forte intensité des rapports mutuels. L'irrégularité se fonde sur la non-conformité des relations. Les habitants de la rive du lac pouvaient par exemple avoir des relations plus suivies avec Genève que ceux de la côte. Les viticulteurs sont plus en rapports avec les Savoyards, qui viennent travailler leurs vignes, que les paysans, etc. Le Bas-Valais était exposé aux influences de multiples patois savoyards et vaudois. Le

1 Ainsi Saint-Gingolph a nécessairement subi l'influence de La Meillerie, centre de la pêche.

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