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l'avant-garde d'un sudois pluvieux, car le vent blanc du matin se change ordinairement en vent de pluie dans la soirée ou le lendemain. Ce vent blanc, très chaud, est appelé par nos paysans maora-blyā, c'est-à-dire : mûris-blé. Je remercie vivement M. Forel de bien vouloir mettre sa science à notre disposition et de venir préciser les définitions nécessairement incomplètes d'un philologue.

II. Djoran.

Le vent appelé djoran ou dzoran, selon la phonétique locale (en français populaire joran), est l'opposé de l'uberre. Suivant la contrée, c'est un vent d'ouest ou du nord-ouest. Il peut être très violent, et se lève souvent brusquement, le soir. Il cause parfois de vraies tempêtes sur les lacs de Bienne et de Neuchâtel et a déjà fait beaucoup de victimes. Comme il descend des pentes du Jura et qu'il n'est connu que dans les cantons de Neuchâtel, Vaud et Fribourg 1, c'est-à-dire dans le voisinage plus ou moins immédiat de cette chaîne de montagne, il est évident que la base étymologique doit être (ventus) juranus

vent du Jura. Le nom de ce vent se rattache donc à celui de toute une partie de notre territoire. On me permettra d'exposer ici, très brièvement, ce que les sources que j'ai sous la main me suggèrent au sujet du mot Jura, ou Jorat, ce qui est la même chose.

Les auteurs anciens ont souvent eu l'occasion de mentionner le Jura. Les Latins l'appellent au singulier Jura, au pluriel Jures (ainsi César, Bell. gall., 1, 2, 3: altera ex parte monte Jura altissimo; 8, 1: ad montem Juram; Pline, Nat. hist. 3, 31 montibus Juribus; etc.). Il n'est donc guère possible de considérer la forme Jura comme un pluriel neutre; nous disons du reste le Jura, désignation qui peut être fort ancienne. Les pluriels neutres donnent ordinairement des féminins dans les langues romanes. La lettre u de Jura était-elle longue ou

1 On rencontre le terme isolément dans le canton de Berne, par exemple à Péry.

brève? Les formes latines Jorensia (Sid. Apoll., Epist. 4, 25, 5, Jorenses heremi (Greg. Tur., Vit. patrum, cap. 1, 1), ultraiorani (Fred., Chron. 4, 13), qui alternent avec les formes en u, prouvent qu'il s'agit d'un ù, c'est-à-dire d'un son qui s'est confondu avec ō dans l'histoire des langues romanes. Cette manière de voir est confirmée par les formes qu'emploient les auteurs grecs, où nous voyons également alterner o et ou (loupáσio;, Strabon 4, 3, 4 ; Ιόρα ὄρους, 6, 11, etc.).

L'u bref que nous venons de constater rend impossible toute parenté de notre mot avec le latin jūs, jūris. D'autre part, la racine jur, que reflète encore notre prononciation Jorat1, nous fait penser à un mot très répandu dans nos patois romands et qui doit avoir la même origine. C'est le mot qui signifie forêt de montagne ou simplement forêt 2, par extension, et qui apparaît sous les formes suivantes (je place à côté des formes de ce mot celles du mot JUGUM, le joug, pour bien montrer l'identité du développement phonétique) 3:

Berne: djou (djou); Neuchâtel, Montagne: dju (dju), Val-deRuz: djær (dja et dju); Fribourg: dzāo (dzāo, où le mot est conservé); Vaud, Alpes: dzer, dzór, dzao, dzœu (dzao, dzæu, etc.); Valais: dzæu, zòou, zour, etc. (joug n'est guère usité).

Dans les patois qui ont laissé tomber l'r finale, les dérivés : dzorèta, etc., font connaître le radical à un état plus archaïque. Les bois de la plaine sont désignés par les mots bou, fòrè, avec lesquels rivalise kót = côte dans les cantons de Neuchâtel et de Berne. Dans ces deux derniers cantons, le terme djou, dju, djar n'est plus employé que comme nom propre. Une foule innombrable de lieux-dits de toute la Suisse romande, correspondant au mot simple ou à un de ses dérivés, remontent à la même source. Nous rencontrons des quantités de Joux, Jeur,

1 La forme Jura, avec u, est influencée par les formes patoises de la Montagne neuchâteloise, voir plus loin.

bergigte waldweide. »

2 Kuenlin, Helv. Almanach, 1810, écrit « zau =
3 Je ne cite que quelques variantes caractéristiques.

Jor, Jorat, Joratel, Jorattaz, Joratys, Jorasse, Jorassaz, etc. Il est donc permis de dire que le mot Jura signifie forêt, ce qui cadre très bien avec les noms de Forêt Noire, Forêt des Ardennes, Bregenzer Wald, Thüringer Wald, etc., que portent les chaînes de montagnes de même configuration situées plus au Nord. Cette interprétation précise celle de montagne, à laquelle se sont arrêtés les celtistes. Le mot lui-même, n'étant ni latin ni germanique, doit être celtique, ou peut-être ligurien, comme le voudrait M. d'Arbois de Jubainville (voir Holder, Altceltischer Sprachschatz sous Jura). La voyelle a de Jura provient probablement d'un suffixe 1. Notre mot a laissé des traces comme appellatif dans les documents du moyen âge: je trouve dans Du Cange, sous jarria, la citation suivante, empruntée à une charte de 1157 provenant de la région des Alpes: pratis, pascuis, silvis, joriis, montibus, vallibus, où joriis désigne probablement les forêts de montagnes par opposition à silvis bois de la plaine2; nos vieux parchemins contiennent fréquemment l'expression Jures nigra = les joux noires dans le sens de « grande forêt de montagne. »

La chaîne du Jura n'aurait donc pas été baptisée d'après sa nature de montagne ni d'après ses formes extérieures, mais d'après son utilité, comme c'est aussi le cas des Alpes.

L. GAUCHAT.

1 Cf. les formes grecques Ιόρας, Ιουράσιος, Ἰουράσσος et nos lieuxdits Jorasse, Jorassaz.

2 Le même mot joria se retrouve dans des documents valaisans bien postérieurs (jusqu'au XVIIe siècle), comme équivalent du patois dzer, dzor.

Bulletin du Glossaire des patois de la Suisse romande, 3° année.

N° 2.

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