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LES NOMS DES VENTS

DANS LA SUISSE ROMANDE

RECHERCHES ÉTYMOLOGIQUES.

I. Ubèr'.

Le mot «uberre» est très familier à tout Neuchâtelois. Il désigne généralement un vent un peu chaud venant du Sud pour les habitants du Val-de-Travers ou de la Montagne neuchâteloise, du Sud-est pour ceux du Val-de-Ruz. On croit pouvoir l'identifier avec une espèce de föhn adouci. Cette question regarde plutôt les naturalistes, auxquels nous laissons volontiers le soin de rechercher l'origine atmosphérique de ce vent. Nous nous bornerons à préciser l'emploi lexicologique de son nom et à en discuter l'étymologie la plus probable. Dans le langage ordinaire, l'« uberre» est l'opposé du « joran, » vent qui descend des pentes du Jura, tout comme le « vent » désigne la direction opposée à celle de la « bise.» On rencontre le mot « uberre » dès les plus anciens documents d'archives, où il sert à indiquer la situation d'une terre, etc. 1.

Tout essai étymologique doit se baser en première ligne sur les sons. Comme il s'agit d'un nom exclusivement neuchâtelois (voir une petite restriction plus loin), c'est dans le système phonétique de ce canton qu'il faudra chercher la solution de l'énigme. Nous diviserons donc le mot en ses deux éléments,

1 < Ab auberreria seu oriente dans un document de 1456 (Lausanne), dans d'autres documents le mot désigne plutôt le vent du Sud.

le radical ub- et le suffixe -erre. Comme tous les pou b latins entre voyelles ont donné un v dans tous nos patois, cf. rapa = rāv, faba = făv', etc., le b de notre mot doit venir d'un mot allemand ou d'un b appuyé, c'est-à-dire précédé en latin d'une autre consonne. L'allemand, ne possédant aucun mot semblable, est hors de cause. Nous nous demandons ensuite quelle peut être l'origine de l'u atone. Choisissons par exemple le vocabulaire de Savagnier dans le Val-de-Ruz et réunissons un nombre suffisant de mots présentant les mêmes conditions. Nous trouverons ainsi les sources du son u en syllabe antétonique. L'u peut provenir de la syllabe tonique, comme dans rudj' (rouge): rudjèt' (espèce de prune), ou d'un u long latin, comme dans djud jīa (juger), durā (durer), etc. Puis nous rencontrons u pour le groupe latin ul ou ol + consonne, comme dans addulcire adussī (adoucir), auscultare = akutā (écouter), sulphurare suprā (soufrer), ultra utr (outre, forme proclitique), bullicare bud ji (bouger), cultellu kuté (couteau), = collocare kutchi (coucher), pulveraria = pudri'r' (pou drière), etc. Le son u peut ensuite dériver de i devant labiale, comme dans sibilare = subya (siffler). Enfin, u tire son origine du groupe al + consonne. C'est le cas le plus fréquent et, de plus, cette évolution est spécialement neuchâteloise. Comme preuve, je citerai les formes suivantes: ad + article pour marquer le « datif », par exemple u fou = « au feu », saltare suta (sauter), faldare fudar' (tablier), salvaticu pour silvaticu suvādj' (sauvage), Salvani... pour Silvani... = Suvanyi (vieux nom de Savagnier), caldaria = tchudi'r' (chaudière), calceare = tchussi (chausser), calceonaria = tchussni'r' (faiseuse de bas), salsicia = sus' (pour *suss ssa, saucisse), calcare tchutchi (presser), falcariu futchi (« faucher »

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manche de la faux), ad illu turnu = utòr' (autour), etc. Avant de nous décider pour une étymologie de « uberre » contenant le groupe al, tâchons d'écarter les autres combinaisons de sons. La voyelle u n'est guère due à l'influence d'un u tonique, puisque nous n'avons pas de mot simple auquel cor

responde «uberre », les cas de u remontant à u ou i latins sont extrêmement rares. Comme le b indique qu'une consonne est tombée devant ce son, nous disposons encore des éventualités de ul, ol + consonne ou de al + consonne. La phonétique est un instrument de travail trop perfectionné pour nous laisser longtemps dans l'embarras. Tous les patois n'obéissent pas exactement aux mêmes règles. Ainsi à la Montagne neuchâteloise ul, ol + consonne aboutissent à ou, non à u, et l'on dit à La Brévine akoutā (écouter), kouté (couteau), koutchi (coucher), etc.; al + consonne y donne régulièrement ó: sótã (sauter), tchódi'r' (chaudière). Le vent dont nous cherchons l'origine s'appelle à la Montagne «uberre» comme dans le Val-de-Ruz. Par conséquent, l'étymologie ne contenait ni ul, ol ni al, ou le nom de ce vent a été introduit dans cette vallée par les habitants du Val-de-Travers ou du Val-de-Ruz, qui présentent tous deux l'évolution linguistique mentionnée plus haut. C'est pour cette dernière alternative que nous nous décidons, car cette dénomination est plus rare à la Montagne que dans les autres vallées, et, grâce à sa direction, le vent devait passer d'abord par les vallées situées plus à l'Est ou au Sud. Du reste, un des correspondants du Glossaire, habitant la Brévine, interrogé sur les vents, a passé l' « uberre » sous silence. Il n'y a donc rien à gagner de ce côté-là. Adressons-nous aux patois vaudois. Actuellement, notre vent est encore connu dans les parties de ce canton touchant au canton de Neuchâtel, c'est-àdire dans le Vully et sur la rive gauche du lac. Dans ces contrées, le groupe ul donne ou, u ou ou, ainsi cultellu = kouti, kuti, kouati; al donne é ou òou, ainsi caldaria tsòoudèra, etc. Notre vent s'appelle dans le canton de Vaud ubèra (forme empruntée) ou óbèra; il ne peut donc s'agir que de al + consonne. Ces réflexions nous amènent à penser que l'« uberre >> tire son nom du mot latin albus, blanc. Comme le vent du Nord, la bise, désigne à l'origine « le vent noir » ou « foncé » (cf. les expressions pain bis, et bise noire, ce qui équivaut à « vent noirnoir »), le vent du Sud aurait été désigné comme le vent blanc.

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Le fait qu'un nom de couleur serve à dénommer un vent n'a rien de surprenant. J'ai déjà cité la bise, je pourrais encore mentionner par exemple les expressions suivantes tirées des patois du midi de la France, d'après l'excellent Dictionnaire français-occitanien de L. Piat (Montpellier, 1894, sous vent): auro bruno, auro rousso, marin blanc, biso rousso, biso negro, autan blanc, vent blanc, etc. Dans ces expressions, l'adjectif blanc indique ordinairement la direction est ou sud-est, c'est-àdire la direction du soleil levant ou du Midi (l'opposé du Nord qui nous envoie les vents noirs). Au reste, les Vaudois (rives du lac Léman, contrée de Montreux) connaissent un « vent blanc » qui vient du Sud1.

Reste à examiner la question du suffixe. Cette fois, c'est le Val-de-Travers qui nous guidera. Dans cette vallée, le suffixe -aria (qui a par exemple servi à former le nom du vent appelé dans le canton de Vaud: vòoudèra) offre deux résultats: -ér' ou -èr', etc., selon la prononciation locale, dans les types ordinaires, et -ir' dans ceux dont la fin du radical contenait une mouillure. Caldaria aboutit à la Côte-aux-fées à tsadér', fumaria (fumée) à fmér', tandis que extraniaria donne ètrindair', precaria (prière) prèyir'. D'après les lois de cette con

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Dans la Suisse allemande, on ne paraît pas connaître de << vent blanc. Les auberges qui portent le nom « zum weissen Wind (ville de Zurich, Einsiedeln) le doivent à l'emploi du mot Wind pour Windhund (chien-lévrier). L'expression n'était cependant pas inconnue à l'antiquité; Horace nomme le vent du Sud : albus notus (Odes, 1, 7, 15) et les Grecs l'appelaient souvent ἀργεστής, de ἀργής = éclatant (voir Forbiger, Handbuch der alten Geographie, 12, 614, note 37).

Malheureusement, les formes d'archives, au lieu d'éclaircir la question, ne font que l'embrouiller, par rapport au suffixe. Le radical apparaît généralement sous les formes aub, oub, ub, ce qui confirme notre étymologie. Les principales formes que présentent les archives du canton de Vaud sont, par exemple: auberra 1547, auberraz 1547, et auberreria 1437, 1456, 1471, 1476, etc. Auberreria nous paraît contenir deux fois le suffixe -aria, mais pourquoi ne traduisait-on pas simplement par auberia?

trée, albaria devait devenir ubér', ou ubèr'. Entre les deux résultats du suffixe -aria, qui restent distincts dans les patois des cantons de Vaud, de Fribourg et du Valais, comme généralement dans le Val-de-Travers, une longue lutte s'est engagée dans le reste de notre territoire, dans les cantons de Neuchâtel (autres vallées), de Genève et de Berne. Cette lutte s'est terminée en faveur de la forme du suffixe née après mouillure, toutefois non sans que par-ci par-là un mot ait échappé à l'action analogique. Au milieu du Jura bernois, les patois de Tramelan, Malleray et Court présentent encore quelques formes avec é (ƒmér', etc.). Ces faibles restes démontrent que l'état des cantons de Fribourg, etc., où le développement double s'est conservé jusqu'à nos jours, était autrefois général. Au Val-de-Ruz, il n'y a plus que le mot ubèr' qui maintienne la tradition. Pourquoi a-t-il réussi à se soustraire au mouvement analogique qui remplaçait -èr' par r'? Probablement parce que le mot était considéré comme une espèce de nom propre, et parce que la fonction du suffixe n'était plus reconnaissable. Le suffixe -arius désigne surtout des personnes agissantes (menuisier, charcutier, etc.), au féminin spécialement encore le lieu où se fabrique et où se trouve une matière quelconque (argentière, aumonière, gouttière, etc.). Albaria a donc signifié d'abord le vent qui émanait de la région blanche, ensoleillée; mais cela a été oublié, le sens du suffixe s'est effacé, surtout après la disparition de l'adjectif albus évincé par blancus dans nos patois, et ensuite de l'évolution alu qui a si bien masqué la provenance du mot qu'il a fallu toute cette petite investigation pour la retrouver.

L. GAUCHAT.

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