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Voici maintenant les deux principales formes de notre poème, d'après les leçons des Nos 25 et 32b du recueil de la Chaux-de-Fonds. Je laisse de côté les leçons des autres représentants de la famille A et du Patois neuchâtelois qui n'offrent que des variantes orthographiques.

FAMILLE A, N° 25.

La boua.

Assetoue que vo fatait la boua

On peu konta su on neva.
Se vo povie vo z'a passa

Sa sarait grau bein djobia.

5. Ma peinso bin que vo n'ie pieu Ne paneman, ne liasseu, Ne pannemor, ne manti Ne muodchu, ne gaudillon Ne tchaussait, ne galeçon 10. Ke ne saia to cointchi,

15.

Voutre bæube a knio le tchemin
Et voutrait feuilletait assebin
Asse qu'on dit pa dvouai dchi no
Et i ne le kreyo que tro.
Lait djouvenait dja danondrait,
(Ke ne sontu tu a kumottet)
Baillia treviaige pieu dovraige
Ke se nétait du tin don viaige.
Dieu no beugne!... attate on poue,
20. I sou greugne kma on petoue!

Ma, kma ne le sarait on pas
A reveyant de tau névas
Damatie qu'avouai le bétain
No saran kasi u tchautain

25. Ma no volein espéra

Ki revadra aprè voutra boua.

FAMILLE B, N° 32 b.
La boua.

Ass'tou que voz fátet la boua,
On peut comptá su on nèva:
Ca sarait donc gros bein djobid,
Se voz povie voz à passá.
Má peinso bein que voz n'ie pieu
Ra d'panne-mans, ne de liasseux,
Ra d'mouotchus, ne de gôdillons,
De tchaussets, ne de galeçons,
Pieu d'pánne-mors, ne de d'vanties,
Pieu de ra, que n'seit to cointchie.
Voûtre boueube à kniot le tchemin,
Et voûtret feuill'tets assebein,
A ce qu'é dia pa d'voai tchi noz.
Po met, i ne l'creyo que trop;
C'est qu'let djouv'nets djas d'anondret,
(Que ne sont-u tu à cu mottet!)
No bailla baicoup pieu d'ovraidge
Qu'on n'à faisait u teims d'on viaidge.
Voz n'sarie donc attadre on poue.
To ça m'fá greugn' kma on petoue;
Eh! kma ne le sarait-on pa,
A reveyant de taux nèvas:
Damati qu'avoai le bé teims
No saran quasi u tchaud-teims.
Má páchasse! i voui espérá
Qu'après voutra boua, l'bé r'vadra.

On trouvera plus loin la traduction des deux rédactions. En confrontant A et B, on remarquera qu'ils se correspondent vers pour vers, sauf les lignes 3 et 4, interverties dans B et le vers 7 de A (rime manti) qui doit évidemment passer après 9 pour former la rime plate avec cointchi. Il s'agira là d'une irrégularité, voulue ou non, du type A. Sous ce rapport, B offre une régularité parfaite. De plus, dans B la ponctuation est plus soignée, et les mots sont plus intelligibles, parce qu'on a eu soin d'ajouter les signes de la flexion 1, d'orthographier plus à la française 2, de mieux rendre les sons patois 3 et, enfin, de séparer convenablement les mots. A plusieurs formes et mots rares du texte A correspondent des expressions plus claires de B, ainsi à treviaige (vers 17) baicoûp, à attate (vers 19) attadre. Outre cela, le sens est plus lié, les idées se tiennent mieux dans la rédaction B5. Ainsi, cette dernière forme du morceau paraît se recommander à tous égards et être plus digne de confiance, et il semble que les rédacteurs du Patois neuchâtelois aient bien fait de s'en tenir à ce texte.

Mais nous allons examiner nos variantes plus en détail. Pour quel motif le type B offre-t-il par exemple, au vers 10, pour: ke ne saia to cointchi, ceci: pieu de ra, que n' seit to cointchie? Je ne me serais peut-être pas tout de suite rendu compte de la cause de cette différence, et de tant d'autres, si je n'avais trouvé dans le manuscrit No 25 au-dessous de chaque mot un ou plusieurs petits traits d'une autre encre que le morceau

1 Cf. B: voz, peut, pânne-mans, liasseux, feuill tets, etc., vis-àvis de A: vo, peu, paneman, liasseu, feuilletait, etc.

2 Ainsi B: gros, comptâ, voz à, trop, taux, béteims, tchaudteims, quasi, etc., vis-à-vis de grau, konta, vo z'a, tro, tau, bétain, tchautain, kasi, etc.

3 B: ass'toù, fâtet, comptâ, mouotchus, tchi, boueube, ovraidge, viaidge, etc., à côté de A: assetoue, fatait, konta, muodchu, dchỉ, bæube, ovraige, viaige, etc.

Cf. A: dvouai, danondrait, sontu et B: d'voai, d'anondret, sont-u.

5 Voir les vers 3-4 de B 4-3 de A et surtout les deux vers 19.

même, et trahissant que quelqu'un s'est ingénié à compter les syllabes de ces vers. Grâce à ce système, ce critique inconnu est arrivé à constater que les vers comptent de 7 à 10 syllabes. Le vers: ke ne saia to cointchi en a 7, le vers 2: on peu konta su on neva en a 8, le vers 17: Baillia treviaige pieu dovraige en a 10. Pauvre avocat Bille! Cette fois les rieurs ne sont pas de ton côté! Ta satire serait plus mordante en prose qu'en vers!

C'est donc pour régulariser la pauvre métrique de notre avocat qu'un inconnu a refait tout son poème. On comprend du coup que Best dérivé de A, non vice-versâ, car personne n'aurait pu s'aviser de gâter une poésie à octosyllabes régu liers en la réduisant à la métrique boiteuse que nous avons vue. On se demande toutefois s'il n'y aurait pas moyen de sauver l'art de l'avocat Bille en supposant qu'il soit l'auteur de B, non de A, et que cette mauvaise rédaction soit due à quelque reproduction inexacte faite de mémoire.

Il n'en est rien cependant. A représente bien l'original et ces vers sont plus réguliers qu'ils ne semblent l'être de prime. abord. L'auteur de B ne s'est pas aperçu que la pièce est composée tout entière en vers de 7 syllabes et qu'en la remaniant il en a faussé le caractère vraiment patois. L'avocat Bille n'avait consulté que son oreille en scandant ses vers, il n'avait compté que les syllabes qui se prononçaient réellement, se fondant ainsi sur la métrique naturelle, la seule bonne. La reconstruction phonétique que je fais suivre en fournira la preuve. Pour arriver à découvrir des vers de 7 à 10 syllabes, l'inhabile remanieur a été obligé d'employer et d'abuser du système métrique de la langue littéraire, en comptant par exemple comme trois syllabes muodchu, viaige, etc., qui n'en ont réellement que deux et une. Le mot baube (vers 11) forme pour le nouveau rédacteur trois syllabes, quoique placé devant. une voyelle, tandis qu'il se prononce en une seule émission de voix. Ce qui paraissait une infériorité de A, l'apparente irrégularité du rythme, tourne tout à son avantage, et témoigne en faveur des facultés d'observation de l'auteur. Le rédacteur de

B, au contraire, a fait œuvre de dilettante mal inspiré, en comptant les syllabes patoises comme des syllabes de tragédie de Corneille. Je ne nie pas que certains vers de Bille ne soient un peu raboteux: sa poésie est rude comme le climat de la Chauxde-Fonds, mais elle est d'allure franche et dégagée. Quant à la ponctuation négligente, à l'orthographe inconstante et inexacte, elles devaient déjà nous avertir que le type A était plus voisin de l'original que B. Aux commentateurs le soin de ponctuer rigoureusement! Tant que le morceau se dit, tant que la parole vibre, elle trouve toute seule l'intonation voulue. Mais la forme écrite qui la remplace plus tard a besoin de tous les apprêts de la grammaire. Le manuscrit No 25 cherche à rendre les sons patois directement, sans égard à l'orthographe française. Si on écrit vo z'a passa, c'est que le z commence en réalité la seconde syllabe, comme dans les mots français vous en passer, si l'on observe bien. On a écrit tro sans p, feuilletait sans s à la fin, parce que ces pet s n'ont laissé aucune trace dans la langue parlée. Loin d'accuser le scribe de A d'inexactitudes, on le louera de cet essai de transcription plus ou moins phonétique. Le vrai connaisseur du patois préfère l'aspect rustique et primesautier de l'orthographe de A à la couleur française de la rédaction B. Il attachera surtout plus d'importance aux vieux mots treviaige1, etc., qu'à leurs successeurs baicoup, etc. La rédaction B contient, en revanche, une ou deux formes dont l'authenticité patoise est plus que douteuse, comme dia, faisait des vers 13 et 18.

On voit combien les apparences trompent. Ce qui avait l'air d'un texte régulier et soigneusement établi, n'est qu'une mauvaise contrefaçon. Le fait que deux autres copies trouvées à la Chaux-de-Fonds (les Nos 32 a et 33) représentent la même tra dition que A confirme notre opinion que cette famille reproduit le plus fidèlement l'original. Cet original s'est-il perdu? Il est

1

Treviaige n'est du reste qu'une façon arbitraire d'écrire trè viedj' = trois fois, ce que le rédacteur de B n'a pas reconnu.

permis d'en douter. Au verso du manuscrit 25 on lit la dédicace suivante, écrite de la même main: LA BOUA, à Mme Françoise B., née W., par Ate Bille. Allons-nous trop loin en supposant que c'est la lessive de Mme Françoise B., née W., qui a inspiré l'avocat Bille et que le manuscrit 25 en est l'autographe?

RECONSTRUCTION PHONÉTIQUE

La boua.

As'tou k' vò fatè la boug,
On pa kontā su on nèva;
S' vò pòvi vò-z-a passă,
Sa sarè gró bin djóbyā.
5. Mã pinso bin k' vò n'ĩ pyờ
No pan.no-man no lyassé,
Nə pan.no-mòr no manti,
Na mouòtchu nə gódilyon,
Na tchosse na galǝsson

10. Ko na saya to kouintchi.

Voutrǝ bou'b' a knyò lǝ teh min

È voutre fly'tè ass'bin,

As' k'on di pa dvoué tchi nò,
È i nə lə krèyo k' trò.

15. Lè djour'nè dja d'anondrè
(Kɔ n’son-t-u tu a ku-mòtè!)
Balya trè vyédj' pyờ d'òvrédj
K' sa n'ètè du tin d'on vyédj'!
Dya nò bony'!... atat' on pou:
20. I sou græny' kma on pǝtou!
Mā, kma nɔ l' sarè-t-on pā
A r'vèyan də tó nèva,

Damati k' avoué l' bé tin

No saran kazi u tchó-tin!

25. Mã mò còlin espera

Kirvadra apré voutra boug.

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