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On sait que le mot lendemain remonte à une formation latine in de-mane, qui a donné régulièrement en ancien français endemain. Nous retrouvons cette forme dans l'italien indomani et dans certains patois, comme par exemple celui de la Vallée de Joux, où l'on dit indèman. La présence de l' dans le mot moderne lendemain s'explique par le fait que l'article défini, qui accompagnait très souvent le mot, a fini par faire corps. avec lui, à en devenir une partie intégrante et inséparable. C'est ce phénomène qu'on désigne sous le nom d'« agglutina tion, » et l'on dit que telle particule, comme article, pronom (par exemple dans le mononcle pour l'oncle), préposition (la dinde pour la [poule] d'Inde, etc.), s'est « agglutinée » au mot qu'elle précédait.

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Les cas de ce genre sont bien plus fréquents dans les patois que dans la langue littéraire, et la raison en est facile à comprendre. Les formes d'une langue qui s'écrit sont bien autrement gravées dans la mémoire de ceux qui parlent que celles d'un idiome qui ne s'écrit guère. Combien de fois le patois n'hésite-t-il pas entre deux ou trois formes ou façons de dire, là où le français académique plus rigide, plus soucieux de correction que le langage populaire, a réduit par élimination l'ancienne variété de formes! Cet état d'hésitation, propre à tous les idiomes qui ne connaissent pas le correctif de l'écriture, est la cause générale de l'agglutination, qui, en dernier lieu, n'est autre chose qu'une erreur non corrigée.

Nous ne parlerons pour cette fois que de l'agglutination de l'article.

On peut distinguer plusieurs types, selon la forme ou la partie de l'article qui se soude au mot suivant. Voici ceux qui sont représentés dans les patois de la Suisse romande:

1. Type: le lendemain.

Citons d'abord les exemples que nos patois possèdent en commun avec le français :

1. lo lindèman est la forme usitée dans presque tout le domaine, je ne trouve l'ancienne forme sans article que dans la Vallée de Joux: lou indèman.

2. le lierre, du latin hedera, en ancien français ierre, semble avoir partout l'article. Il est indigène dans le canton de Vaud laira et en Valais: lairə2 (Vionnaz), où il a conservé le genre étymologique féminin, tandis qu'il est d'importation récente dans les patois neuchâtelois, où la Béroche, par exemple, dit lyér, forme française, comme le démontre le développement normal de è latin dans lepore> lavra, mel> māa, etc.

3. le loriot se dit loriol d'après Bridel, forme agglutinée comme en français, mais qui a conservé l'l finale de aureolum, si ce n'est pas une simple graphie. Le Glossaire genevois de Humbert donne louriou et ouriou.

4. le landier, chenêts de cuisine, en ancien français andier, apparaît sous la forme lindai (Bridel) dont le in pour an nous fait douter de l'étymologie amitarium proposée par MeyerLübke, Einführung in die romanische Sprachwissenschaft,

p. 25.

1 Leirein, s. m., dans le Glossaire de Bridel, semble remonter à hedera inum.

2 On s'attend à *laira d'après faivra, fièvre; laivra, lièvre. Le mot aurait-il subi l'analogie de la classe nombreuse des mots en -air de ariam, tels que tsèrairə, pèrairə, favaira, ou est-ce une influence du français ?

5. la luette pour l'uette, du latin populaire uvitta, se dit dans le canton de Vaud luetta, aluetta (sur cette formation voir plus loin) et louette (Genève, Fribourg).

Quand et où la fusion avec l'article s'est-elle produite dans ces mots ? Nous ignorons l'un et l'autre. Il n'est pas probable cependant qu'elle se soit opérée chez nous indépendamment des formes françaises.

Par contre, l'agglutination est indigène dans les exemples suivants :

6. Lo livro « pis de la vache,» du latin uber, « pis, mamelle, >> qui s'est conservé en outre dans certains patois italiens, en espagnol, en portugais et en roumain, toujours sans agglutina tion1. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que la Suisse romande présente les deux formes du mot: livro et ivro, avec ou sans agglutination. Il faut user de grandes précautions en interrogeant les patoisants peu versés en grammaire pour savoir si l' fait réellement partie du mot ou non; car le mot ne s'emploie guère au pluriel ni avec l'article indéfini sans adjectif; même en posant la question : Comment dites-vous pour « un beau pis, >> << un gros pis de vache? » les réponses: on bé-l-ivro, on byó-l-ivro, on gró-l-ivro ne prouvent pas péremptoirement que l'agglutina tion existe, car plusieurs patois, surtout dans le Jura bernois, disent couramment ïn pté-l-èn, « un petit âne, » ïn grō-l-èn, « un gros âne,» in pté-1-òch', in grō-l-òch', « un petit, un gros os, » sans dire une seule fois lǝ lèn ni lə lòch. L'intercalation de cette / s'explique par des cas où l' est légitime, comme dans: sl'èn, « cet âne, » de ecce illum asinum et in bé】 èn, în bél ó jé de bellum. C'est là une autre espèce d'agglutination partielle ou mieux << accidentelle », qui a sans doute contribué à affermir dans la mémoire les formes agglutinées avec l'article. Pour être bien sûr de la présence de ces dernières, il faut se faire dire en patois, par plusieurs personnes, des phrases telles que :

4 Certains dialectes rétoromans connaissent les formes agglutinées livro, livro. Voyez Nigra, Arch. glott. XV, p. 118.

«<elle a le pis bien plein, »« son pis est vide depuis longtemps, »«< on voit bien qu'elle a mal au pis, » etc.

Voici maintenant la répartition géographique des deux types ivro et livro dans nos patois. Commençons au Nord: le Jura bernois dit aussi généralement livr que Neuchâtel dit ivr. Les exceptions sont ici du plus haut intérêt, car elles confirment la règle constante d'après laquelle le Vallon de Saint-Imier, la Montagne de Diesse et la colonie protestante de la Ferrière vont avec Neuchâtel; on y dit ivr, de même qu'à Tramelan, dont le patois est aussi isolé à d'autres égards. Dans le patois de Fribourg, c'est de nouveau la forme agglutinée (lụvrou ou lurou) qui prédomine; la Basse-Gruyère dit surtout vro, uro. De 35 localités étudiées, 8 seulement ont conservé la forme normale de uber. Le canton de Vaud est partagé : livro dans le Gros-de-Vaud et à l'Ouest dans tous les villages qui ne disent pas plyé ou pyé (de pectus, cf. lyé <lectum); ivro au Nordouest (district de Grandson et Yverdon) et dans toute la partie Est du canton (Alpes vaudoises et vallée du Rhône). Quelque divergentes que soient les formes valaisannes de uber: įvro, ụvro, άryo, éryo, ourya, ougro, oubro, etc., il ne se trouve nulle part de forme agglutinée. Genève dit pyè, plyè, comme une grande partie de l'Ouest du canton de Vaud.

On voit par là que les formes agglutinées ne font pas suite les unes aux autres; Neuchâtel est cette fois conservateur vis-à-vis de Berne et de Fribourg, et on ne peut admettre que l'agglutination se soit propagée du Sud au Nord ni du Nord au Sud; elle doit être née indépendamment à plusieurs endroits.

Ajoutons que la forme agglutinée a passé dans le français populaire du pays romand. A la question: Comment dites-vous pour le pis de la vache?» on m'a corrigé plus d'une fois en me disant vous entendez le livre, n'est-ce pas ?; ou bien on m'explique: chez nous on dit lɔ pyé, en français c'est le livre!1

1 Mentionnons un curieux pendant de livre que nous offre un patois de la Suisse allemande. A Zollikon, près Zurich, on trouve

Les autres exemples d'agglutination sont tous d'un usage très local.

7. « Le nombril» se dit lambouret à Genève, forme agglutinée de umbilicu ittu. Ce mot présente les formes les plus irrégulières dans tous les idiomes romans; tantôt c'est l'article défini qui s'est ajouté, tantôt la première syllabe du mot, prise pour l'article indéfini, s'est détachée. Nous parlerons plus loin de ce dernier procédé 1.

8. Un troisième mot désignant une partie du corps, c'est << l'orteil » de articulus. Le mot patois correspondant semble avoir subi l'agglutination à Saint-Blaise et à Cressier (Neuchâtel), où on dit lèrtè, lə gró lèrtè (voir Zauner, l. c., p. 140).

On peut citer ensuite trois noms d'animaux :

9. Lanvoué « orvet, » forme attestée pour Dompierre (Gauchat, Le patois de Dompierre, p. 54) et pour Saint-Cergues. Le glossaire de Bridel donne anvoué. C'est sans doute un diminutif de anguis: *anguittum. Le Jura bernois dit dinvoua << orvet », dont le détonne. Quant à la forme anvert que donne Bonhôte, Glossaire neuchátelois, on pourrait y voir une contamination de notre anvoué avec lanzer ou lainzer, qu'on trouve dans le même sens de « orvet » dans les glossaires de Bridel et de Callet.

10. livèrna, s. f. (pluriel lé livèrné) « orvet », à l'Auberson près Sainte-Croix, de hiberna, appelé ainsi à cause de son sommeil hivernal.

11. lutséran (lutsérou, lutchérou, lutserin; lucheran [Humbert]), << hibou, chouette, » dans les cantons de Fribourg, Vaud et Genève. Le mot est probablement dérivé de huccare <<< hucher, appeler en criant, » en patois utchi. A côté de utchi,

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suter au lieu de uter, forme`dialectale habituelle de Euterpis. L's illégitime provient des articles tant défini qu'indéfini : das et es pour eines. (Voir Schweiz. Idiotikon, I, 606.)

1 Voir les désignations romanes du nombril dans Zauner, Die romanischen Namen der Körperteile, p. 161-164.

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