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Déjà en 1857, l'article du règlement qui prescrivait aux membres de se servir du patois dans les délibérations, reçut un premier assaut. Il n'avait probablement jamais été entièrement et rigoureusement observé, et, pour mettre la règle d'accord avec la pratique, on ajouta aux termes enjoignant de parler patois la mention autant que possible. Un fanatique du patois demande qu'on rédige au moins en patois les procèsverbaux des séances, mais ce n'est que quatre ans plus tard qu'un sociétaire, Justin Billon, se déclare disposé à entreprendre cette besogne ardue. Passe encore de parler cet idiome mourant, mais l'écrire! Pourtant Justin Billon se mit à l'œuvre et tint bon pendant une demi-année. Voici en quels termes, dans la séance du 12 janvier 1861, ce secrétaire commença son discours sur l'usage du patois:

Citoyens (déjà un mot français!)... On a det q'ma motion n'avet qu'on défaut: ç'lu d'être fàta a français. Pardie, quan tchacon sara d'oub'dgie d'prei'dgie patois, i voui teit'chie d'ma tirie, to q'ma a n'autre. A n'attadan i vo d'mando la permission d'preid'gie français'.

On a remarqué la tournure toute française de ces paroles, qui ne contiennent qu'une seule locution patoise: prei'dgie patois. C'est en français qu'avait été faite la proposition de rédiger les procès-verbaux en patois, c'est en cette même langue qu'on la défend. Le secrétaire, qui y met autant d'enthousiasme que

1 On a dit que ma motion n'avait qu'un défaut: celui d'être faite en français. Pardieu, quand chacun sera obligé de parler patois, je veux tâcher de m'en tirer tout comme un autre. En attendant, je vous demande la permission de parler français.

s'il s'agissait d'un enterrement, tâche de s'en tirer. Il rappelle ensuite aux membres de la Société dans quel but celle-ci s'est constituée (il paraît qu'on l'avait un peu oublié après quatre années de pratique) et continue: << Mais pour conserver une chose de cette nature (le patois), il faut la cultiver. Si on la néglige, si on l'abandonne, évidemment elle périra. Sans doute nous ne pouvons pas empêcher que le patois ne disparaisse dans un avenir peu éloigné. Cet idiome, n'étant plus le langage familier, ni dans nos villages, ni dans les endroits écartés (en 1861!), il est condamné à une fin prochaine. Mais notre devoir est de reculer le moment autant que possible, car nous sommes le seul et probablement le dernier refuge du patois à la Chaux-de-Fonds.» Suivent quelques considérations sur l'ancienneté des patois, <qui ne sont pas du français corrompu» et quelques regrets à propos de certains termes du crû qu'on a tort de blâmer, comme le verbe émayer que Clément Marot a «pourtant employé dans le même sens »1. Cette harangue en faveur du dialecte n'a rien d'éloquent. On plaide le cas d'un condamné à mort. On lui cherche des circonstances atténuantes. Mais écoutons notre secrétaire: « Il me semble nécessaire, si nous voulons poursuivre notre

1 Ce verbe est encore très usité dans tout le canton, dans le sens: inquiéter vivement, effrayer, mettre en émoi, qu'il avait déjà en vieux français. Cette expression parait surtout appartenir aux cantons de Neuchâtel et de Berne. A Liddes (Valais) on trouve émāyé, «hésiter, ne savoir que faire » qui est le même mot. Le français actuel n'a plus que le substantif verbal émoi.

but, de faire quelque chose pour nous replacer à notre origine. Deux moyens s'offrent à nous. Ou bien de décider que l'on ne devra parler que patois en jouant la partie, ou bien d'en revenir aux délibérations en patois. J'avoue que le premier moyen me semble présenter bien des difficultés. Il faudrait établir des amendes qui seraient très difficiles à percevoir, et ensuite ne courrions-nous pas le risque d'éloi gner des sociétaires qui, ne pouvant parler patois, quitteraient la réunion, aussitôt la séance levée, pour aller finir la soirée là où ils seraient libres de parler à leur gré... Le second moyen serait bien préférable. Il ne présenterait pas de difficultés sérieuses, car il est peu de membres parmi nous qui ne puissent dire cinq ou six mots en patois et il n'en faut souvent pas davantage pour exprimer son avis sur les sujets que nous discutons. » En effet, d'après les procès-verbaux, il s'agissait presque toujours de nécessiteux pour lesquels on sollicitait le secours de la caisse du Cercle et les discussions devaient être bien monotones et vite terminées. La proposition de Justin Billon tendant à ramener le Cercle à ses origines est ainsi conçue: « A l'avenir les délibérations auront lieu en patois. On ne pourra parler français durant les séances sans y être autorisé par le président, qui ne devra accorder cette permission qu'aux membres évidemment dans l'impossibilité de s'exprimer dans cet idiome. En cas de refus du président, il pourra être appelé au vote de l'assemblée, qui prononcera à la majorité absolue des membres présents. » Après avoir écouté l'opinion de quelques membres qui trouvaient d'abord ces me

sures trop sévères, surtout pour ceux qui avaient <désiré faire partie de la société plutôt pour apprendre cet idiome que pour le parler (!)», on adopta à l'unanimité la proposition, que son auteur avait menacé de retirer, « plutôt que de causer de la peine à un Sapin ». Et le reste du procès-verbal est écrit en patois, reproduisant probablement textuellement les paroles des sociétaires qui prirent ensuite la parole dans cette séance mémorable.

Je transcris ici un fragment du protocole, pour donner une idée du patois employé: « Le citoyen Célestin Droue (Droz) a la paroûle. No s'attaran (enterrons) deman do (deux) bons vill'samis, noûtre collègue Auguste Pictet et Humbert Borle. I propozo qu'on réunisse lets do convois et qu'on n'a (en) fasse qu'on. Le citoyen Président qu'est foissart' po Auguste Pictet, promet de faire lets démert'ches po ça. La séance est levéye.» On voit que le Glossaire des patois n'a pas grand'chose à prendre dans ces documents, pourtant bien intéressants au point de vue de l'histoire de nos mœurs.

A partir de ce moment, et jusqu'au renouvellement du bureau, Justin Billon, qui ne voulut pas accepter une réélection, rédige ses procès-verbaux en patois (du 19 janvier au 20 juillet 1861), mais il cherche souvent des prétextes pour se soustraire à la stricte application de sa motion, tout comme les sociétaires, témoin ce passage du procès-verbal

1 On appelait ainsi non seulement le fossoyeur, mais aussi la personne qui invitait les parents et amis à assister à l'en

errement.

de l'assemblée du 16 février 1861: « Le citoyen Ulysse Sandoue (Sandoz) a la paroûle po ana communication su on locau (le mot local patoisé) q'no zet offoué (qui nous est offert). Mà y requiè d'povet (il demande de pouvoir) preidgie français. Non seûlama le Président l'y accouôde sa demande, mà y propoûze lu (lui) même, qu'attadu l'importance d'l'affaire tchacon set (soit) libre d'preidgie français, çâ q'l'assimbiée ratifiet pa son vôte. Tout le reste du procès-verbal est en français; la discussion de cette « affaire importante » a donc été entièrement française. Le patois était déjà réduit à quelques formules élémentaires et ne suffisait plus à soutenir le moindre effort de conversation sérieuse. La poudre commençait à manquer tout à fait dans la forteresse de la langue nationale. En rendant compte du «souper général » qui a suivi la séance du 1er mars 1861, le secrétaire se sert de la langue française, tout heureux de pouvoir échapper à l'obligation du patois dans tout ce qui n'est pas un procès-verbal proprement dit. Il connaissait trop peu la vieille langue pour s'y sentir à l'aise. Dans le procès-verbal de la séance du 16 février 1861, nous rencontrons la remarque: „Le secrétaire ayant racontra quéques difficultas da la rédaction de ç'tu procès verbal preye (prie) lets sociétaires d'bin volet l'y v'ni à n'aide, à l'y fassant (en lui faisant) dets observations quand il apiéra (emploiera) dets mots que n'sarans pâ a bon et pur patois. Y lets recivra avoué grand piaizi.» C'est probablement sur l'avis d'un sociétaire qu'il a d'abord corrigé au crayon apiéra en apyéra et ensuite remplacé par

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