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de la politique comme dans celui de l'esprit. Le fils des Alpes n'était pas fait pour être esclave!

La montagne explique ce contraste étrange du caractère à la fois national et cosmopolite des Suisses: les civilisations les plus différentes ont trouvé un écho dans nos vallées; la lutte incessante contre un sol ingrat a resserré les liens entre ces races différentes. Famille fière et paisible, dont les membres ne se ressemblent pas !

Aujourd'hui les temps ont bien changé! Les villes, qui étaient autrefois sous le joug de la campagne, exercent une tyrannie croissante. L'agriculture se retire devant l'industrie, le respect des Alpes diminue, on creuse des tunnels dans le roc le plus dur, on conduit un chemin de fer au sommet de la Jungfrau! Les barrières tombent, les diverses influences se confondent, le caractère national s'efface.

L'histoire de nos patois romands a subi le contrecoup de l'histoire nationale. Une langue qui a servi pendant deux mille ans à exprimer les pensées d'un peuple montagnard s'éteint en soixante ans! On ne peut pas s'empêcher de frémir à l'idée qu'un travail de vingt siècles puisse se perdre en si peu de temps. Car une langue représente un travail de pensée énorme. Tandis que la langue littéraire craint plutôt le néologisme, le patois le favorise, en est une source abondante et intarissable. Au moyen d'un nombre relativement restreint de suffixes, le patois s'est constamment enrichi de nouveaux dérivés. L'interjection youp' donne naissance au verbe youpè (Jura bern.) lancer en l'air; le mot po (pot) engendre le diminutif potè, puis, le

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sens diminutif de ce dernier mot s'étant affaibli avec le temps, on a formé le mot pòtatchè, au moyen des suffixes accus et ittus (pat. neuch.). De là on est arrivé à créer le mot pòtatchnòtè désignant un tout petit pot de rien du tout, mot formé à l'aide de quatre suffixes diminutifs, et qui donnerait, si on le traduisait en latin, la forme barbare: potacconottittus.1 Le sens d'un mot peut insensiblement se rétrécir ou s'élargir, le mot fan, de fames, cesse de signifier seulement la faim et prend dans les patois vaudois le sens plus général d'envie: l'ava prao fan dè la marya il avait beaucoup envie de l'épouser (Favrat).2 On trouve des noms pour toutes sortes de choses, qui manquaient de désignation spéciale. Ainsi le gruyérien a trois mots différents pour désigner l'idée d'abri: èvri = abri contre le vent, chò9a abri contre la pluie (de

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1 Le suffixe -ār (du latin -ator, curieux reste du nominatit) sert, par exemple en gruyérien, à désigner la personne qui exerce un certain métier. Grâce à ce moyen de dérivation celui qui fait les corbeilles s'appelle on krǝbilyār, le coutelier: on koutalar, l'émouleur la mòlār; ainsi on a formé les mots lə kətalār = fabricant de pots en terre cuite, la prèyār le prieur, la plyòrār le pleurnicheur, la ronylyar le ronfleur, etc. etc. Je connais une bonne soixantaine de ces mots en -ār.

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2 On bòkon, qui n'a que la signification de morceau dans le canton de Neuchâtel, signifie un peu dans les cantons de Fribourg et de Vaud: on bòkon dè payyinsə, on bòkon plyǝ tou = un peu plus tôt; manèyĩ, qui a dû avoir le sens plus général de manier, prend chez nos agriculteurs le sens spécial de «préparer la vache à donner son lait». Ozi, le mot pour oiseau, sert aussi à désigner spécialement une planche ronde montée sur quatre pieds qui reposent sur deux traverses et que nos vachers emploient au transport d'une pièce de fromage ou d'autres fardeaux.

substare, se mettre dessous) et la tson.ma = abri contre le soleil et les mouches. Dans le canton de Neuchâtel on rencontre un terme spécial, la myéď, pour l'abri contre le soleil du midi.1 Notons en passant que cette évolution a son côté poétique (onomatopée, métaphores). Tout ce grand travail de dérivation, d'extension et de spécialisation a commencé à l'époque primitive de nos patois et dure toujours, par exemple dans les vallées latérales du Valais où le dialecte est encore très vivace.

Un autre travail, lent mais inconscient, est l'action des lois phonétiques ou morphologiques qui ont insensiblement changé la physionomie du latin vulgaire qui est à la base de nos dialectes. Et comme les tendances phonétiques ou habitudes de parler, les occupations et les mœurs, la façon de voir les choses, diffèrent d'un village à l'autre, plus fortement encore

Notre vocabulaire étant celui d'un pays froid, qui ne connaît guère le printemps, contient beaucoup de termes relatifs à l'hiver et à ses rigueurs, comme un nèva, tombée de neige passagère au printemps, la pous fine poussière de neige, la kramina froid intense, la rəbuza, retour du froid au printemps, etc., etc. Tous ces termes n'ont pas d'équivalents directs en français.

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2 Ainsi la lune est appelée la bal, la belle, dans une partie du canton de Neuchâtel. Les jeunes gens sont nommés en Gruyère des gracieux ou des gracieuses. Ils se disent: bonjour, gracieux, gracieuse. L'eau-de-vie est appelée fil d'archal, fyèrtsó, parce qu'elle descend comme un fil de fer. On pourrait citer aussi toutes les jolies locutions qui dénotent l'esprit satirique de nos paysans: «fier comme la justice de Berne», «il fait sa Sophie », c'est-à-dire la demoiselle sage, ou, d'un ajustement porté d'une manière ridicule : « cela lui va comme un tablier à une vache >> ; les Genevois disent : « cela lui va comme des manchettes à un cochon ».

d'une vallée ou d'un canton à l'autre, ce grand travail s'est accompli différemment dans les diverses parties de la Suisse romande, et le latin vulgaire plus ou moins uniforme s'est transformé en une foule de patois dissemblables, à tel point que deux Vaudois, un habitant de la vallée de Joux et un Ormonnin ont de la peine à se comprendre. Rien de plus intéressant que d'étudier la façon dont nos patois rendent un groupe d'idées, par exemple la terminologie du vigneron, de voir le petit fonds de termes latins que nos viticulteurs ont hérité des Romains s'accroître, se doubler, se tripler, s'augmenter de termes tirés de l'allemand, etc., de sorte qu'aujourd'hui chaque patois possède environ 200 termes de vigneron, qui cependant sont si variés d'un canton à l'autre qu'on arrive à un total d'environ 550 termes pour la Suisse romande.1

Toute cette étonnante variété de sons, de mots, de formes est destinée à périr. La langue française étend ses bras de pieuvre jusque dans nos plus hauts chalets. Comme le feu détruit en une nuit une maison qui a résisté pendant des siècles aux tempêtes les plus fortes, les patois sont supplantés en peu de temps par leur sœur plus fortunée, la langue littéraire.

Aujourd'hui le canton de Neuchâtel a complètement abandonné le patois. Il en a été l'ennemi le plus radical et en a été récompensé par la réputation qu'il s'est faite de parler le bon français. Le district de la montagne, où l'industrie horlogère s'est le mieux acclimatée, s'est plus radicalement débarrassé du dialecte,

1 Voir à ce sujet l'intéressante étude de M. L. Gignoux dans la Zeitschrift für romanische Philologie, XXVI (1902).

que par exemple la contrée plutôt agricole du Val-de-Ruz. A la montagne on a vu le patois s'en aller en 40 ou 50 ans. Une génération s'est mise à parler français aux enfants. Ceux-ci, qui entendaient les vieux jacasser entre eux, comprenaient encore le patois sans le parler; pour la troisième génération le dialecte était déjà devenu inintelligible, une espèce de langue secrète, dont les vieux se servaient lorsqu'ils ne voulaient pas être compris. Un jour, je m'adressais à une vieille du Valde-Ruz en lui demandant: Savez-vous le patois? Elle me répondit: Pourquoi? Est-ce qu'il y a des oreilles de trop par ici? Voilà où en est arrivé le patois dans ce canton. Il végète dans le canton de Vaud, il est déjà fort entamé dans le canton de Genève, il perd tous les jours du terrain dans les cantons catholiques: Fribourg, Berne et le Valais. A la fin de ce nouveau siècle il n'y en aura plus trace!

Cette disparition, qui paraît subite, est préparée de longue date. Dès le XIIIe siècle, à l'époque où l'on cesse d'écrire les documents uniquement en latin, le français apparaît dans nos vallées. A part quelques rares exceptions, ce n'est qu'au XIXe siècle qu'on a songé à écrire en patois. On a attendu que cette langue fût méprisée et ridicule, pour l'employer à raconter des bourdes, toutes sortes de mésaventures, où Jean-Louis joue un rôle comique. J'excepte la chanson populaire, qui partout revêt le costume du pays et qui chante en patois, surtout dans les cantons de Fribourg et de Berne, tout ce qui émeut le cœur d'un villageois ou d'une villageoise.

Nous n'avons ainsi presque pas d'anciens textes

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