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santes que nous puissions étudier. Une foule de questions très graves, comme celle des changements pho-. nétiques ou des motifs du développement continuel des sons, la sémantique ou le développement des significations, la filiation des langues et enfin, comme dernier but auquel tendent tous nos efforts, l'origine du langage, occupent et passionnent la philologie depuis les temps des anciens. Les méthodes d'investigation se sont beaucoup perfectionnées, surtout au XIXe siècle, depuis que les naturalistes ont appris aux philologues à observer et à s'entourer de matériaux sûrs et complets avant de juger, mais malgré notre connaissance assez exacte de certains faits isolés, les grands problèmes attendent toujours leur solution. La science a établi un grand nombre de lois phonétiques, par exemple, mais les savants sont encore bien loin de s'accorder sur la nature et l'origine de ces lois.

L'étude des patois ou la dialectologie est particulièrement apte à nous ouvrir les yeux et à nous dévoiler les secrets du développement linguistique. Au fond, la seule vraie différence entre une langue littéraire et un patois est celle que la première est parlée et écrite, tandis qu'un dialecte n'est que parlé. Toutes les langues littéraires tirent leur origine d'un patois, généralement situé au centre du pays. En France, le dialecte de l'Ile de France, qui était le parler de Paris, devenu de bonne heure la capitale du pays, a acquis dès le XIIe siècle une prépondérance notable sur les autres dialectes. Grâce à une centralisation toujours croissante, toutes les tendances d'émancipation des autres dialectes ont été repoussées avec suc

cès, et aujourd'hui nous n'avons qu'une norme pour le bon français: le parler de la bonne société de Paris. La langue littéraire est continuellement en transformation, comme toutes choses ici-bas; on n'a qu'à comparer la langue d'Alphonse Daudet à celle de Molière, celle de Molière à celle d'un écrivain parisien du XIIIe siècle, comme Rustebeuf, pour s'en persuader. Mais le développement d'une langue littéraire est nécessairement enrayé par des idées de correction qui résultent de l'emploi écrit de cette langue. La grammaire arrête pour une certaine époque, plus ou moins longue, le mouvement linguistique, le dictionnaire énumère les locutions reçues et nous interdit de nous abandonner aux impulsions individuelles, aux tendances non consacrées. Par là, le mouvement est paralysé ou ralenti, de sorte que le besoin de réformer la grammaire qui se fait pourtant sentir à de longs intervalles, ne rencontre aucun écho d'abord et ne s'impose que lentement. L'écriture donne un caractère éminemment conservateur aux langues littéraires.

Il en est tout autrement du patois qui chemine à son gré, tantôt agile, tantôt hésitant, selon son tempérament ou son humeur. La langue littéraire ressemble à un canal aux eaux endormies dans leur lit d'écluses, le patois à un torrent dont les eaux suivent tous les accidents d'un terrain tantôt rapide, tantôt plat. Le patois et le français sont tous deux des produits du latin populaire, introduit en France et, peu de temps après, en Suisse, par les armes des soldats romains. Mais tandis que le français a subi toutes les influences d'une littérature puissante, les patois peuvent

être considérés comme des produits spontanés, comme un développement linguistique livré à lui-même. [Il y aura lieu de faire une restriction, comme nous verrons tout à l'heure.] On pourra donc mieux étudier les mobiles du développement linguistique en observant les dialectes vivants où nous voyons tant de lois phonétiques s'accomplir momentanément, qu'en s'arrêtant aux formes choisies et pour ainsi dire cristallisées des anciennes phases de la langue littéraire.

Celle-ci se distingue des patois en outre par le fait qu'elle est ouverte à toutes les influences étrangères. La littérature, notamment, a introduit dans la langue française une quantité de mots provençaux, latins ou grecs, allemands, anglais, etc., tandis que le patois ne s'enrichit que d'un certain nombre de termes empruntés à ses voisins ou à la langue littéraire. Nos patois romands contiennent un assez grand nombre d'expressions qui viennent des patois de la Suisse allemande, quelques rares termes italiens, et, sans être purs de tout alliage, ils représentent donc une masse plus homogène que le français. Sous ce rapport aussi, ils sont plus naturels, ils ont plus de race et leur geste est moins étudié! La dialectologie ressemble donc en quelque sorte à la vivisection. Le dialectologue taille dans la chair vive, il observe des fonctions sous sa loupe, tandis que la plupart des philologues se contentent encore d'étudier la langue des livres, dont les éléments ont la rigidité des fossiles.

Est-il nécessaire d'assurer encore que ceux qui ont cru reconnaître dans nos patois des mots hébreux, anglais, arabes, russes, allemands, etc., ont démontré

par là qu'ils n'avaient pas la moindre idée de l'origine de ces patois. Il n'y a jamais eu de colonie anglaise dans la Suisse romande, et il est impossible qu'une nation avec laquelle nous n'avons pas eu de rapports pendant dix-huit siècles, ait influencé notre vocabulaire. Je doute fort que nos Valaisans modernes lui aient demandé autre chose que des écus. Pour faire passer une étymologie, il ne suffit plus aujourd'hui de découvrir dans une langue quelconque un mot ayant une ressemblance lointaine avec un mot patois, mais il faut motiver la présence de ce mot dans nos vallées. Le mot neuchâtelois la drez' pour un « clédar » ne vient pas de l'allemand drehen, comme on l'a cru, car si vraiment ce verbe avait un rapport avec le mot romand, c'est sur sa forme suisse dräyə qu'il faudrait se baser et non sur la forme berlinoise qui n'a rien à voir chez nous. Il n'est pas si facile de trouver une étymologie et il faut laisser ce soin à ceux qui connaissent les lois de dérivation. de nos patois. La forme fribourgeoise est dléj”, ce qui prouve que l'ancien mot pouvait contenir une / au lieu d'une 1. Il vaudra toujours mieux dire qu'on ne connaît pas l'origine d'un mot que de proposer des étymologies absolument fantaisistes. Il n'y a jamais eu de Grecs chez nous, les courtes apparitions d'Arabes n'ont guère pu transformer notre langue. La base de nos patois est donc essentiellement le latin. Il est vrai que nous sommes très peu renseignés sur la proportion qui existait entre les anciens Helvètes,

1 La forme vaudoise est dléz'; comparez l'étude de M. Milloud: Un vieux mot: delaise dans les Anciennetés du Pays de Vaud, 1902, p. 187–191.

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de race celtique (clairsemés probablement), et les colons romains qui s'établirent dans le pays, et nous n'avons aucune idée du nombre des Burgondes ou Francs qui l'envahirent plus tard. Cependant il est certain pour moi que la langue celtique et celle des envahisseurs germaniques ont laissé des traces dans la prononciation et dans le vocabulaire de nos patois. Mais comment trouver ces traces, puisque nous ne savons absolument rien de la langue de ces anciens habitants de la Suisse romande. Les trois quarts ou davantage des étymologies de nos mots patois sont décidément latines, le quatrième quart représente une masse en partie irréductible, pour laquelle nous pourrons trouver des analogies dans le bas-breton ou l'irlandais ou dans de vieux dialectes germaniques, sans pouvoir prétendre avec assurance avoir trouvé l'origine des mots en question. En tout cas, il ne faut se résoudre à chercher une étymologie dans les langues celtiques ou germaniques que lorsqu'il est bien démontré que le latin, que nous ne connaissons que bien incomplètement, ne fournit rien.

J'ai dit que l'opinion d'après laquelle les patois seraient des produits spontanés du latin vulgaire, demandait une restriction. En effet, le patois du village de N, dans le canton de C, ne vient pas en ligne directe d'une colonie romaine établie à N, car très peu de villages sont aussi anciens. Beaucoup d'endroits. n'ont été habités que depuis le XIV siècle, par exemple, et leur patois doit être un rejeton d'un patois que nous ne connaissons pas, peut-être de plusieurs patois, si les premiers habitants venaient de différentes. contrées. Par l'immigration, d'autres éléments linguis

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