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patois et il est extrêmement difficile de reconstituer l'histoire de nos dialectes. Depuis le XIIIe siècle, la langue littéraire s'y est insensiblement infiltrée, d'abord dans les villes, ensuite à la campagne. Pendant sept siècles les patois ont réussi à absorber l'élément étranger, à se l'assimiler, si bien qu'il est souvent difficile aujourd'hui de reconnaître ces intrus d'autrefois. Ainsi la forme valaisanne pira pour père a l'air bien patoise, mais la vieille forme para, qui existe encore pour désigner le mâle des animaux, et l'analogie de formes comme féra, prononcé aujourd'hui firə, nous montrent qu'il s'agit du mot français prononcé d'abord péra (forme qu'on retrouve dans les autres cantons), qui a dans la suite subi la loi phonétique moderne d'après laquelle e devient dans certaines contrées du Valais. Au XIXe siècle, le poids du français est devenu plus lourd, et le patois a cédé. Les raisons de ce phénomène sont multiples et varient selon les contrées. Les plus énergiques agents du français ont été l'instruction (les écoles), l'industrie, le service militaire, la religion protestante, en un mot la culture supérieure du XIXe siècle, fruit du rationalisme du siècle précédent. Si Voltaire avait été un Italien, le remplacement du patois par la langue littéraire aurait peut-être commencé dans le Tessin.

Faut-il blâmer nos paysans d'avoir d'un cœur si léger oublié leur langue maternelle, la langue dans laquelle leurs parents s'étaient juré un amour éternel, l'idiome que leur mère chantait en les berçant, ces doux sons qui avaient d'abord frappé leur oreille? N'ont-ils pas échangé la langue du cœur contre la

langue de la raison? Je ne le crois pas. La langue n'est qu'un instrument. Ce n'est pas une partie organique de notre être, et celui qui échange son vieux patois contre la langue polie et châtiée de tout le monde n'est pas plus coupable que celui qui troque sa vieille charrue de bois contre un instrument de fer, perfectionné, importé d'Amérique. Le nouvel outil est plus commode, cela en justifie assez l'emploi. Et du reste, l'ancienne charrue était dans un triste état, rongée par l'âge comme elle l'était. De mème le patois ne se rend qu'après avoir épuisé ses forces dans ce combat inégal. Le patois qui s'éteint ne ressemble pas à l'arbre fruitier que le vent arrache au sol natal, mais à un vieil arbre dont le tronc est pourri et auquel la sève vitale manque. Et pourtant le dialecte ne succombe pas sans avoir grièvement blessé son adversaire. Les blessures que le français reçoit en cherchant à terrasser le patois s'appellent provincialismes. La langue nouvelle est prononcée d'abord d'une façon horrible, les sons patois se confondant avec les sons français. De là les parfètamäin; i vά byintó vni, etc. des Vaudois. Une foule de mots qui ne sont que du patois francisé, comme une traîne épidémie, gicler =faire jaillir, etc., émaillent le discours des transfuges.1 Il y aurait là d'intéressantes études à faire sur le choix

Voici une phrase tirée de l'introduction des Scènes vaudoises, de M. Cérésole: «ma bonne mère vaudoise qui se piquait de savoir parler, disait à sa fille quittant le pays pour entrer en place à Paris: Eh bien, adieu!... ma Fanny ... et puis... tu sais! tu ne feras pas la batoille; tu n'iras pas te cougner contre les mermites et surtout, tu tâcheras voir de parler bientôt français ! »

de ces derniers rejetons du dialecte, sur les mots français employés à contresens. On s'est contenté jusqu'ici de collectionner soigneusement ces expressions, dans un but pratique, afin de mettre les Suisses romands et les étrangers en garde contre l'emploi abusif de ces mots. On s'en sert aussi pour se moquer de la maladresse des nouveaux adeptes du français. En d'autres termes: on les a mis à l'index, on les couvre de honte! Honneur à M. A. Cérésole et à nos romanciers neuchâtelois qui les emploient dans un but purement poétique.

La charrue de fer ne produit guère d'abord de résultats supérieurs à ceux de la charrue de bois. Il faut apprendre à la manier. Et plus d'un ne peut s'empêcher de contempler avec un léger soupir l'instrument qu'il a jeté avec tant d'empressement. Cet outil qui a passé de père en fils depuis tant d'années mérite-t-il le mépris avec lequel on le traite? N'a-t-il pas été le témoin de tant de scènes de famille gaies ou pénibles. N'est-il pas devenu un peu le symbole du labeur des pères, sans lequel nous ne serions pas ce que nous sommes? Mais il faut se décider, on ne peut pas employer tantôt l'une, tantôt l'autre des charrues. L'emploi de deux langues, gênante même pour des lettres, comme cela se voit dans la Suisse allemande, est un fardeau trop lourd pour un paysan. Après une époque de tâtonnements, il réussira à mieux manier son nouvel outil et ne regrettera plus l'ancien.

Et d'ailleurs, il serait insensé de vouloir s'opposer à la marche du temps. Comme une vieille tour pittoresque mais barrant le passage, qui doit faire place à un tramway électrique, le patois devra reculer de

vant la langue française, plus souple, plus riche, unique, compréhensible à tout le monde, plus élégante, plus noble, glorieuse d'un grand passé littéraire et destinée à un grand avenir.

Mais que les brillantes qualités de la langue littéraire ne nous fassent pas méconnaître celles du patois. On a répandu sur son compte bien des idées fausses, que je tiens à signaler brièvement. On a prétendu que le patois était incapable d'exprimer des idées s'élevant tant soit peu au-dessus des choses les plus ordinaires. Comme si nos pères n'avaient eu que des idées banales, tandis que nous, grâce au français, formerions tout à coup un peuple de sages! On peut être philosophe en patois et très vulgaire en français! Le poète provençal Mistral n'a-t-il pas traité les sujets les plus sublimes dans la langue sonore et gracieuse des Félibres! N'avons-nous pas les livres si profonds de Gotthelf, écrits en mauvais allemand et pensés tout en patois! On a dit que le patois était pauvre. Evidemment, chaque patois, pris isolément, ne peut pas être comparé à la langue littéraire. Mais l'ensemble des patois français est infiniment plus riche que le vocabulaire de l'Académie française. Si l'on dressait l'inventaire de tous les dialectes parlés des Pyrénées à la Meuse, on serait émerveillé de l'incomparable variété de termes pour les mêmes objets. Comparez le glossaire du doyen Bridel à des vocabulaires de régions limitrophes, comme le dictionnaire lyonnais de Puitspelu ou le glossaire de Bournois, par Roussey, vous serez obligé d'avouer que vous vous trouvez en présence de langues totalement diverses et à vous inconnues. Quels trésors de

termes expressifs, d'images pittoresques, de locutions bien trouvées auxquels la langue littéraire a tourné le dos avec un profond dédain! Et la plus grande partie des néologismes français ne proviennent-ils pas au fond de l'argot parisien, qui n'est pas autre chose qu'un patois toujours naissant! La plupart des modifications phonétiques de la langue française n'ont-elles pas toujours été dictées par les gamins de Paris!

Le patois est laid, a-t-on dit. Mais n'a-t-on pas toujours trouvé laid ce qu'on ne comprenait pas. Pourquoi le son serait-il laid en patois fribourgeois, valaisan ou genevois et beau en anglais! La phrase io t'amo prononcée par une Italienne sonne-t-elle vraiment moins bien que le i t'amo d'une fraîche et jolie fille de la Gruyère? La beauté du langage est une affaire de goût et de gustibus non est disputandum!

Il me serait facile de citer une foule de mots abstraits tirés du patois, pour prouver que nos paysans font souvent des distinctions logiques très fines dont ceux qui ne connaissent pas le patois ne les jugeraient pas capables.

Après avoir essayé de dire ce que le patois a été pour nos ancêtres, on me permettra de dire ce qu'il est à la science. L'homme veut savoir! Comme on retourne toujours, dans le domaine de l'art, à la maxime: l'art pour l'art, la science n'a pas toujours un but utile et pratique; elle se suffit à elle-même. Et cette curiosité du passé, ce besoin de comprendre est bien la principale faculté qui élève l'homme audessus de l'animal. Le langage humain, le véhicule de notre pensée est une des choses les plus intéres

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