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tient et dévore, qui ronge et anime à la fois la vieillesse inquiète d'une femme sans ressources contre l'ennui, et qui a trop d'esprit pour parvenir à être dévote.

Quels enseignements, supérieurs au plaisir de l'observation et à l'attrait du style, ne faut-il pas attendre de cette autopsie psychologique, pratiquée intrépidement par madame du Deffand sur son propre cœur vivant et palpitant! Quel drame et quelle leçon que cette amitié passionnée, disons le mot, que cet amour tardif, punition de tant d'autres précoces, d'une femme de soixante-dix ans pour un homme de quarante-neuf ans, d'une Française et des plus Françaises, pour un Anglais et des plus Anglais, égoïste, blasé ou plutôt désabusé comme elle, et que la crainte du ridicule tourmente autant qu'elle-même est tourmentée de la crainte de l'ennui!

Il y a dans ce sentiment à la fois si ardent et si sénile, qui mêle ses feux aux glaces de l'âge et qui agite une femme en cheveux blancs pour un homme dont elle pourrait et voudrait être la mère, quelque chose d'étrange et presque d'odieux, un peu de cette fatalité sur le compte de laquelle l'antiquité plaçait les crimes et les malheurs surhumains.

C'est une étude à la fois charmante et navrante que celle de cette liaison qui se heurte perpétuellement aux limites permises, de ce regain de jeunesse en pleine décrépitude, de ce subit printemps du cœur en plein hiver de l'âge, de ce sentiment à la fois naturel et artificiel, volontaire et fatal, ridicule et nécessaire! Il a réhabilité madame du Deffand, qu'on accusait de sécheresse, en montrant les tendresses cachées de son âme. Mais le cœur qu'elle atteste se montre à nous à la fois dans cette nudité que la vieillesse rend cynique, et dans cette dernière blessure, si saignante et si imprévue.

voilà

Voilà, et c'est par là que je me hâte de clore cette esquisse préliminaire, destinée à donner immédiatement au lecteur la clef de son plaisir et comme qui dirait la carte de son voyage, le double intérêt, le double attrait par lesquels la Correspondance de madame du Deffand mérite d'être lue et même d'être relue. C'est à la fois un drame et une leçon. Jamais l'ennui des vieillesses désabusées et inutiles n'y a été creusé à de telles profondeurs et peint avec des couleurs si justes et si fortes. Et l'étude de l'ennui, de ses causes, de ses symptômes, de ses phénomènes, de ses résultats, est, selon moi, une des recherches les plus salutaires de la pensée moderne, car elle tend à préserver la vie morale de son

plus redoutable ennemi, de son poison le plus dangereux, aux
époques critiques et sceptiques comme la nôtre, où faute de mo-
dération et de foi, tant d'hommes de quarante-neuf ans ressem-
blent, moins l'esprit, à Horace Walpole, et tant de femmes de
soixante à madame du Deffand, moins le style.

Jamais aussi l'amitié entre homme et femme, aux âges incom-

patibles avec l'amour, l'amitié d'esprit que tourmentent les der-

niers soubresauts et les derniers soupirs du cœur, n'a été sentie

et exprimée, étudiée et analysée d'une plus pénétrante et d'une

plus éloquente façon. Notre histoire littéraire a offert quelques

exemples de ce sentiment exceptionnel, mais aucun avec cette

vigueur dans les caractères et ce dramatique intérêt dans la lutte

qui en est toujours la suite. L'association célèbre de M. de la Ro-

chefoucauld et de madame de la Fayette, cette amitié boudeuse

et fidèle entre deux grands mécontents, deux grands désabusés

dont il n'est resté que la trace amère des Maximes, est le type

qui approche plus, sans l'égaler, de celui que nous allons étudier.

Peut-être, si nous avions les lettres de madame Récamier à Ben-

jamin Constant, et surtout à Chateaubriand, y trouverions-nous

plus d'un accent à la du Deffand et à la Walpole; une du Deffand

plus tranquille, plus chrétienne, parlant à des Walpole plus puis-

sants et plus inquiets. La liaison quarantenaire de madame d'Hou-

detot et de Saint-Lambert fut tranquille, sinon heureuse; et comme

elle n'a pas eu de drame, elle n'a pas eu d'histoire. Reste le com-

merce entre madame de Créqui et Sénac de Meilhan, que nous avons

essayé de caractériser ailleurs' et dont nous ne dirons ici qu'une

chose c'est qu'il peut servir d'exemple (et il est unique) de la

sagesse et du bonheur dans ces unions intellectuelles et tardives

entre une femme qui n'est plus belle et un homme qui n'est plus

jeune.

La différence de ce résultat dans une passion dont les apparences

se ressemblent, s'explique d'un seul mot madame de Créqui,
qui n'avait jamais été galante, eut le bon goût d'être chrétienne
avant que l'âge lui en fit un besoin. Rassurée sur elle-même,
elle put songer à consoler Sénac de Meilhan de ses disgrâces et de
ses dégoûts, bien loin d'avoir besoin de ses consolations. Elle put
déployer sans scrupule et afficher sans rougeur ce dévouement
maternel qui sied si bien à la sérénité des vieillesses tranquilles.

1 Sénac de Meilhan, OEuvres politiques et morales choisies, publiées avec

une Introduction et des Notes. Paris, Poulet-Malassis, 1862. Introduction,

p. 19 et suiv.

Elle put essayer de faire partager à ce matérialiste, à ce sceptique qu'avait empoisonné de bonne heure le mal de son siècle, cette sécurité que donne la foi à ceux qui, comme elle, l'ont en même temps sur les lèvres et dans le cœur. Elle n'y réussit pas, mais Sénac eut au moins en elle une de ces amitiés suprêmes qui donnent tant de tranquillité à la vie sinon à l'âme de celui qui en goûte l'honneur, qui préservent de bien des fautes, si elles ne soulagent pas toutes les douleurs, et donnent tant de majesté, comme le soleil couchant au soir d'un beau jour, aux dernières grâces de la femme.

II

Nous avons peu de détails sur la première période de la vie de madame du Deffand, la période frivole et galante, et cela se comprend le premier soin d'une femme d'esprit qui se range, c'est de jeter au feu l'histoire de sa jeunesse; en d'autres termes, d'oublier, ne fût-ce que pour en donner l'exemple aux autres. Grâce à cette précaution, secondée par l'aimable complicité d'un entourage dont la discrétion nous étonne, madame du Deffand a pu se flatter d'arriver intacte à la postérité, après avoir passé sa vie à se ménager, plus par la crainte que par le respect, le silence des sottisiers et des chroniqueurs.

Et c'est là un premier phénomène qui mérite d'être remarqué, que cette inviolabilité si exceptionnelle. Cette jeunesse, qui fut loin d'être sans faute, s'est conservée sans reproches. Le Recueil de Maurepas, si audacieux et si implacable dans ses commérages rimés, ne contient pas un seul couplet contre la marquise du Deffand. Elle est également épargnée, comme à l'envi, par la médisance des Mémoires et des pamphlets. Sans Walpole, qui nous a laissé de cette faiblesse l'unique témoignage, nous saurions, sans pouvoir citer un seul document à l'appui, qu'elle fut quelques jours la maitresse du Régent. Tout cela s'explique, jusqu'à un certain point, par une grande habileté, un grand art de ménager les apparences, par la double protection de l'amitié de Voltaire et de son propre esprit. Madame du Deffand était fort capable de rendre aux gazetiers et aux chansonniers la monnaie de leur pièce, et ils épargnèrent en elle une femme dont de bonne heure il valut mieux être l'ami que l'ennemi, et dont le salon fut toujours hospitalier aux muses frondeuses et libertines en quête d'un asile.

Ce que l'on comprend moins, c'est que la date et le lieu précis de la naissance de madame du Deffand soient encore incertains,

malgré de nombreuses et persévérantes recherches, dont le dernier résultat ne nous est pas encore connu. Sur ce point comme sur les autres, il nous est resté d'incessants efforts la satisfaction d'être le biographe qui aura recueilli le plus de renseignements et le plus ajouté au faisceau des faits déjà connus. Mais la gerbe est encore loin d'être ou plutôt de nous paraître complète. Nous touchons à l'abondance, mais non à la satiété, indispensable à l'incubation de toute histoire définitive.

Marie DE VICHY-CHAMROND naquit en 1697, suivant la majorité, presque l'unanimité des biographes ', un an après la mort de cette madame de Sévigné dont elle devait continuer la tradition et répéter la gloire. C'est probablement au château de Chamrond qu'il faut placer le berceau de la future marquise du Deffand. Ce château dominait la paroisse de Saint-Bonnet ou Saint-Julien de Cray, dont MM. de Vichy-Chamrond étaient co-seigneurs. Cette commune fait maintenant partie de l'arrondissement de Charolles (Saône-et-Loire). Le père de Marie de Vichy était Gaspard de Vichy, comte de Chamrond; et sa mère, Anne Brulart, fille du premier président au parlement de Bourgogne, dont la famille devait être surtout illustrée par les deux branches de Puisieux et de Sillery, à laquelle appartenait le mari de madame de Genlis, le spirituel et malheureux Girondin.

Marie de Vichy reçut son prénom au baptême de sa marraine et aïeule maternelle, madame Marie Bouthillier de Chavigny, veuve du président Brulart, et femme d'un second mari, César-Auguste, duc de Choiseul.

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Le duc de Choiseul, las de sa misère, dit Saint-Simon à l'année 1699, épousa une sœur de l'ancien évêque de Troyes et de la maréchale de Clérembault, fille de Chavigny, secrétaire d'État. Elle était veuve de Brulart, premier président au parlement de Dijon, et fort riche. Quoique vieille, elle voulut tâter de la cour et du tabouret; elle en trouva un à acheter et le prit.

"

Marie de Vichy-Chamrond fut élevée au couvent de la Madeleine du Traisnel, rue de Charonne, à Paris. Ce serait une curieuse histoire à écrire que celle des couvents sous le règne de Louis XIV et

1 La Préface de la Correspondance, en 2 volumes (1809), dit seule 1696.— Pour 1697, tiennent la Préface de l'édition des Lettres à Walpole (Londres, 1810), de l'édition française des mêmes Lettres, 1811, 1812, 1824, 1827; la Préface de la Correspondance inédite, publiée par M. de Sainte-Aulaire; -M. Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, t. I, p. 413);-la Biographie générale, Didot; la Biographie Michaud. - La Biographie Feller fait naître madame du Deffand à Auxerre.

-

de Louis XV. Pour ne parler que des derniers parmi ceux qui auraient leur place dans cette galerie plus profane que dévote, plus galante que mystique, plus amusante qu'édifiante, il faut ranger ce couvent de Montfleury, près de Grenoble, gracieux comme son nom, le type, le modèle accompli du joli couvent au dix-huitième siècle, dont Vert-Vert est le poëme; l'abbaye de Maubuisson, gouvernée par cette originale Louise-Hollandine, tante de Madame, la spirituelle douairière d'Orléans, laquelle jurait peu canoniquement « par ce ventre » qui avait porté plusieurs bâtards; ce couvent de Chaillot, où le marquis de Richelieu enleva sa maîtresse, puis sa femme, puis la maîtresse de beaucoup d'autres, trop digne fille de madame de Mazarin; cet autre, où fut enfermée Florence, cette maitresse du Régent que voulait épouser le prince de Léon, qui, peu de temps après, enlevait pour se consoler mademoiselle de Roquelaure du couvent des Filles de la Croix, au faubourg SaintAntoine.

Et cette abbaye de la Joie (bien nommée), près de Nemours, dont l'abbesse, mademoiselle de Beauvilliers, se laissa faire un enfant par le beau Ségur « qui jouait très-bien du luth », et accoucha scandaleusement en pleine hôtellerie; et cette abbaye de Gomerfontaine en Picardie, qui, sur les deux sœurs de la Boissière de Séry, en avait élevé une pour le couvent, qui y resta, qui fut une sainte et dont on ne parla point, et cette autre, la plus gracieuse et la plus touchante des pécheresses, dont on devait tant parler, la seule peut-être de ses maitresses que le Régent ait véritablement aimée!

Citons, citons encore cette abbaye de Montmartre, où la duchesse d'Orléans allait se consoler de temps en temps, en compagnie de la duchesse Sforze, de ses chiens et de ses perroquets, des infidélités d'un volage et aimable mari; ce couvent des Carmélites, où la duchesse de Berry, sa fille, allait se reposer dans une dévotion de huit jours des mécomptes de l'orgueil et des fatigues de l'amour; et cet autre couvent enfin, à quelques lieues de Paris, où deux jeunes abbés, qui n'étaient autres que le duc de Richelieu et le chevalier de Guéménée, allaient, à la faveur de ce déguisement, passer d'agréables journées à exhorter deux jeunes duchesses, deux sœurs, qui goûtaient fort cette pénitence'.

C'est sans doute en commémoration de ces aventures galantes, dont l'habit ecclésiastique profané avait servi plus d'une fois l'audace, que le duc de Richelieu avait fait peindre, comme par un ironique défi à ces couvents si mal gardés de son temps et d'un si 1 Correspondance de Madame, t. Ier, p. 300.

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