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Formont, cet autre paresseux,
En est-il avec vous le père?

Ils sont bien dignes de tous deux,
Mais je ne les méritais guère.

Je suis enchanté pourtant comme si je les méritais. Il est triste de n'avoir ces bonnes fortunes-là qu'une fois par an, tout au plus.

Ah! ce que vous faites si bien,
Pourquoi si rarement le faire?
Si tel est votre caractère,

Je plains celui qu'un doux lien
Soumet à votre humeur sévère.

» Il est bien vrai qu'il y a des personnes fort paresseuses en amitié, et très-actives en amour; il est vrai encore qu'une de vos faveurs est sans doute plus précieuse que mille empressements d'un autre. Je le sens bien par cette lettre séduisante que vous m'avez écrite, et c'est précisément ce qui fait que je voudrais en avoir de pareilles tous les jours.

» Je me sais bien bon gré d'avoir griffonné dans ma vie tant de prose et de vers, puisque cela a l'honneur de vous amuser quelquefois. Mes pauvres Quakers vous sont bien obligés de les aimer; ils sont bien plus fiers de votre suffrage que fachés d'avoir été brûlés. Vous plaire est un excellent onguent pour la brûlure. Je vois que Dieu a touché votre cœur et que vous n'êtes pas loin du royaume des cieux, puisque vous avez du penchant pour mes bons Quakers.

Ils ont le ton bien familier,

Mais c'est celui de l'innocence.
Un quaker dit tout ce qu'il pense.
Il faut, s'il vous plaît, essuyer
Sa naïve et rude éloquence;
Car en voulant vous avouer

Que sur son cœur simple et grossier
Vous avez entière puissance,
Il est homme à vous tutoyer,
En dépit de la bienséance.
Heureux le mortel enchanté

Qui dans vos bras, belle Délie,

Dans ces moments où l'on s'oublie,

Peut prendre cette liberté,

Sans choquer la civilité

De notre nation polie!

Quelque bégueule respectable trouvera peut-être, madame ces derniers vers un peu forts; mais vous qui êtes respectable, sans être bégueule, vous me les pardonnerez.. »

Cirey, 18 mars 1736.

Une assez longue maladie, madame, m'a empêché de répondre plus tôt à la lettre charmante dont vous m'avez honoré. Vous devez vous intéresser à cette maladie; elle a été causée par trop de travail. Eh! quel objet ai-je dans tous mes travaux, que l'envie de vous plaire et de mériter votre suffrage! Celni que vous donnez à mes Américains,

et surtout à la vertu simple et tendre d'Alzire, me console bien de toutes les critiques de la petite ville qui est à quatre lieues de Paris, à cinq cents lieues du bon goût, et qu'on appelle la Cour.

» Je ferai ce que je pourrai assurément pour rendre Gusman plus tolérable. Je ne veux point me justifier sur un rôle qui vous déplaît; mais Grandval ne m'a-t-il pas fait aussi un peu de tort? n'a-t-il pas outré le caractère? n'a-t-il pas rendu féroce ce que je n'ai prétendu peindre que sévère?

» Vous pensates, dites-vous, dès les premiers vers, que Gusman ferait pendre son père. Eh! madame, le premier vers qu'il dit est celui-ci :

Quand vous priez un fils, seigneur, vous commandez.

N'a-t-il pas l'autorité de tous les vice-rois du Pérou, et cette inflexibilité ne peut-elle pas s'accorder avec les sentiments d'un fils? Sylla et Marius aimaient leur père.

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» Enfin la pièce est fondée sur le changement de son cœur. Et si le cœur était doux, tendre, compatissant au premier acte, qu'aurait-on fait au dernier?

» Permettez-moi de vous parler plus positivement sur Pope. Vous me dites que l'amour social fait que tout ce qui est, est bien. Premièrement, ce n'est point ce qu'il nomme amour social (très-mal à propos) qui est chez lui le fondement et la preuve de l'ordre de l'univers. Tout ce qui est, est bien, parce qu'un être infiniment sage en est l'auteur; et c'est l'objet de la première épître. Ensuite il appelle amour social, dans l'épître dernière, cette providence bienfaisante par laquelle les animaux servent de subsistance les uns aux autres. Milord Shaftesbury, qui le premier a établi une partie de ce système, prétendait avec raison que Dieu avait donné à l'homme l'amour de lui-même pour l'engager à conserver son être; et l'amour social, c'est-à-dire un instinct très-subordonné à l'amour-propre, et qui se joint à ce grand ressort, est le fondement de la société.

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Mais il est bien étrange d'imputer à je ne sais quel amour social dans Dieu, cette fureur irrésistible avec laquelle toutes les espèces d'animaux sont portées à s'entre-dévorer. Il paraît du dessein à cela, d'accord; mais c'est un dessein qui assurément ne peut être appelé amour.

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Tout l'ouvrage de Pope fourmille de pareilles obscurités; il y a cent éclairs admirables qui percent à tout moment cette nuit, et votre imagination brillante doit les aimer ce qui est beau et lumineux est votre élément. Ne craignez point de faire la disserteuse, ne rougissez point de joindre aux grâces de votre personne la force de votre esprit; faites des nonds avec les autres femmes; mais parlez-moi raison.

» Je vous supplie, madame, de me ménager les bontés de M. le président Hénault; c'est l'esprit le plus adroit et le plus aimable que j'aie jamais connu. Mille respects et un éternel attachement.

C'est le 18 mars que commence entre Voltaire et madame du Deffand la véritable correspondance, celle où ils raisonnent ensemble, honneur que Voltaire faisait à peu de personnes.

Le 11 novembre 1738, Voltaire écrit de Cirey à M. de Formont:

« Vous voyez sans doute souvent madame du Deffand; elle m'oublie, comme de raison, et moi, je me souviens toujours d'elle ; j'en ferai une ingrate; je lui serai toujours attaché. »

De Bruxelles, il adresse, le 1er avril 1740, à ce même Formont, ces vers, qui ont l'agilité et la gaieté mélancolique de l'alouette: Vous voilà dans l'heureux pays Des belles et des beaux esprits, Des bagatelles renaissantes, Des bons et des mauvais écrits. Vous entendez, les vendredis, Ces clameurs longues et touchantes Dont le Maure enchante Paris. Des soupers avec gens choisis; De vos jours, filés par les Ris, Finissent les heures charmantes; Mais ce qui vaut assurément Bien mieux qu'une pièce nouvelle Et que le souper le plus grand, Vous vivez avec du Deffand. Le reste est un amusement :

Le vrai bonheur est auprès d'elle.

Le 20 août 1740, c'est au président Hénault que Voltaire s'adresse :

Si madame du Deffand et les personnes avec lesquelles vous vivez daignaient se souvenir que j'existe, je vous supplierais de leur présenter mes respects.

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Le 3 mars 1741, c'est au tour de Formont :

Formont! vous et du Deffand,
C'est-à-dire les agréments,

L'esprit, les bons mots, l'éloquence,
Et vous, plaisirs qui valez tout,
Plaisirs, je vous suivis par goût,
Et les Newton par complaisance.

Cette lettre finit ainsi :

« Une de vos conversations avec madame du Deffand vaut mieux que tout ce qui est à la chambre syndicale des libraires.

- Madame du Châtelet vous fait mille compliments. Elle sait tout ce que vous valez, tout comme madame du Deffand. Ce sont deux fennes bien aimables que ces deux femmes-là. Adieu, mon cher ami 1. »

'La Préface de la Correspondance inédite de madame du Deffand, Michel Lévy, 1859, 2 vol., p. xxiv, désigne à tort cette lettre comme adressée au président Hénault.

Le 6 juillet 1745, c'est le président Hénault qui disparait sous une avalanche de fleurs épistolaires. Cette caressante épitre du félin Voltaire finit ainsi :

« Je retourne à Champs dans l'instant. J'y vais retrouver madame du Deffand et disputer même avec elle à qui vous aime le plus. Mais savezvous avec quelle impatience vous êtes attendu? Vous êtes aimé comme Louis XV. Vale, vive, veni.

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Le 10 septembre enfin, Voltaire, qui le 4 avait écrit à l'abbé de Voisenon, qu'il appelle sans façon « mon cher abbé Greluchon », et auquel il envoie sans façon également ses respects pour madame de Voisenon (c'est-à-dire madame Favart), - une relation gaillarde et comique des doubles couches qui avaient fait madame du Châtelet mère d'une petite fille et lui père de Catilina, — Voltaire, les yeux noyés de larmes, apprenait à madame du Deffand la mort subite de madame du Châtelet.

10 septembre 1749.

« Je viens de voir mourir, madame, une amie de vingt ans, qui vous aimait véritablement, et qui me parlait, deux jours avant cette mort funeste, du plaisir qu'elle aurait de vous voir à Paris à son premier voyage. J'avais prié M. le président Hénault de vous instruire d'un accouchement qui avait paru si singulier et si heureux : il y avait un grand article pour vous dans ma lettre; madame du Châtelet m'avait recommandé de vous écrire, et j'avais cru remplir mon devoir en écrivant à M. le président Hénault. Cette malheureuse petite fille dont elle était accouchée, et qui a causé sa mort, ne m'intéressait pas assez. Hélas! madame, nous avions tourné cet événement en plaisanterie; et c'est sur ce malheureux ton que j'avais écrit par son ordre à ses amis. Si quelque chose pouvait augmenter l'état horrible où je suis, ce serait d'avoir pris avec gaieté une aventure dont la suite empoisonne le reste de ma vie misérable. Je ne vous ai point écrit pour ses couches, et je vous annonce sa mort. C'est à la sensibilité de votre cœur que j'ai recours dans le désespoir où je suis. On m'entraîne à Cirey avec M. du Châtelet. De là je reviens à Paris sans savoir ce que je deviendrai, et espérant bientôt la rejoindre. Souffrez qu'en arrivant j'aie la douloureuse consolation de vous parler d'elle, et de pleurer à vos pieds une femme qui, avec ses faiblesses, avait une âme respectable.

Mais c'est le moment de clore notre revue rétrospective des relations de Voltaire avec madame du Deffand. Un peu ralenties par son voyage et ses mésaventures de Prusse, cette correspondance si intéressante reprendra bientôt son cours périodique pour ne plus s'arrêter. Et ce sera un curieux spectacle que cette partie d'esprit jouée par des partenaires pour lesquels l'escrime épistolaire n'a pas 1 Madame la marquise du Châtelet.

de secrets. Nous y verrons Voltaire, toujours souple, insinuant, envelopper son amie, devenue maitresse du salon dominateur de Paris et l'hôtesse respectée de toute l'Europe illustre, des cajoleries les plus captieuses et les plus intéressées, et faire patte de velours aux coups de griffe qui échappent parfois à l'irascible et sardonique douairière, du fond de son sceptique tonneau. De son coté, madame du Deffand, justement fière d'un commerce qui pique sa curiosité en flattant son amour-propre, panse avec un art tout féminin les égratignures qu'elle a faites, et devient pour Voltaire perdu dans la solitude bruyante de Ferney, et qui s'y ennuie parfois à la façon de Charles-Quint au monastère de Saint-Just, l'écho spirituel de sa gloire et de son influence. Voltaire se dédommage d'ailleurs avec le bilieux d'Alembert de sa contrainte vis-à-vis d'une femme qu'il n'est pas prudent de contredire ou de froisser, et il pardonne, en échange de l'admiration qu'elle conserve pour lui, le peu de cas que madame du Deffand fait de ce qu'elle appelle ‹ sa livrée ». Celle-ci à son tour sacrifie avec un malin plaisir, quand elle en trouve l'occasion, son trop fécond et trop politique correspondant aux susceptibilités nationales de Walpole, aux mécontentements de Chanteloup et aux rancunes d'un goût difficile et qui n'est pas toujours satisfait. Rien de plus amusant que cette palinodie mutuelle, que cette trahison réciproque, dont l'innocente perfidie n'enlève rien d'ailleurs de part et d'autre à l'estime fondamentale, et par laquelle, au gré de leur passion ou de leur intérêt, deux esprits également satiriques se dédommagent de la monotonie complimenteuse d'une correspondance où Voltaire passe sa vie à se dire aveugle, pour faire sa cour à madame du Deffand qui l'est devenue, et où celle-ci passe son temps à l'appeler sans le désirer, et à l'aduler tout en l'appréciant à son juste prix, et en séparant, dans son œuvre si mêlée et parfois si hâtive, le bon grain de l'ivraie avec une inexorable clairvoyance. C'est la sérénade de Don Juan, dont des rires goguenards accompagnent à l'orchestre la mensongère fadeur.

Nous ne nous occuperons plus de Voltaire, maintenant soigneusement mis à son plan et à son rang, dans les relations de madame du Deffand. Mais nous ne saurions laisser passer sans en dire quelques mots la femme savante, spirituelle, galante, qui fut pendant vingt-cinq ans la compagne despotique et adorée de la vie du grand homme, madame du Châtelet.

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