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parfaits, sont si bien assortis, que personne n'a l'air plus jeune et n'est plus jolie.

» Le désir qu'elle a de plaire ressemble plus à la politesse qu'à la coquetterie ; aussi les femmes la voient sans jalousie, et les hommes n'osent en devenir amoureux. Son maintien est si sage, il y a quelque chose de si paisible et de si réglé dans toute sa personne, qu'elle imprime une sorte de respect et interdit toute espérance bien plus qu'elle ne pourrait faire par un air sévère et imposant. »

De son côté, le duc de Lévis, qui était son parent et l'avait beaucoup connue, la dépeint ainsi. Il s'agit maintenant de la madame de Mirepoix des derniers temps, de celle qui figure dans la Correspondance avec Walpole, qui, de son côté, n'a pas résisté au désir d'esquisser cette attrayante physionomie.

« Sans avoir jamais passé pour une beauté régulière, elle avait eu dans sa jeunesse une taille charmante et le plus beau teint du monde, et elle avait conservé tant de fraîcheur dans un âge très-avancé, que quand elle se cassa la jambe, chacun disait, en la voyant sur sa chaise longue, qu'elle avait plutôt l'air d'une femme en couches que d'une vieille de soixante-dix-huit ans. Cependant il y avait déjà longtemps qu'elle branlait la tête.... On attribuait alors cette incommodité à l'usage du thé, dont elle prenait plusieurs tasses par jour, habitude qu'elle avait contractée en Angleterre, où son mari avait été ambassadeur.... Son esprit était aussi jeune que sa figure; cependant, il était plus agréable qu'étendu. Ce qui la distinguait particulièrement, c'était une grâce infinie et un ton parfait; aussi ses décisions en matière de goût et de convenance étaient généralement respectées. Si dans une société la maréchale de Luxembourg régnait par la terreur, madame de Mirepoix exerçait un empire plus doux, et si l'on redoutait les sarcasmes de l'une, on craignait encore plus de déplaire à l'autre.... Ce qui étonnait le plus, c'est que montrant autant de jugement dans la conversation, elle en eût aussi peu dans la conduite de ses affaires. Jamais on n'a tant aimé le changement dans les choses, avec autant de fidélité pour les personnes. A peine étaitelle établie à grands frais dans une maison qu'elle en voulait changer. Il en était de même de tout le reste, et toujours elle a conservé les mêmes amis. Sa constance s'étendait jusqu'aux animaux; elle était fort attachée à ses chats ; il est vrai qu'ils étaient les plus jolis du monde ; c'était une race d'angoras gris, tellement sociables, qu'ils s'établissaient au milieu de la grande table de loto, poussant de la patte, avec leur grâce ordinaire, les jetons qui passaient à leur portée. J'ai souvent eu l'avantage de faire leur partie."

Montesquieu avait été particulièrement séduit, touché, fasciné, ensorcelé, par la grâce tranquille et l'aimable vertu de madame de Mirepoix. Son admiration s'est exprimée en vers que l'on trouvera aux Portraits de la société de madame du Deffand, à la fin de notre second volume, et où il se montre plus galant que poëte.

Mais l'intention y était. Walpole en est moins enthousiaste, et il la voit trop à travers sa conduite, plus habile que noble, vis-à-vis des maitresses régnantes et triomphantes. Il écrit à M. Gray:

« L'esprit de madame de Mirepoix est excellent dans le genre utile; et le peut être également, quand il lui plaît, dans le genre agréable. Ses manières sont froides mais fort honnêtes, et elle cache qu'elle est de la maison de Lorraine, mais sans l'oublier jamais elle-même. Personne en France ne connaît mieux le monde et personne n'est mieux avec le Roi. Elle est fausse, artificieuse et insinuante au delà de toute idée lorsque son intérêt le demande, mais naturellement indolente et timide. Elle n'a jamais eu d'autre passion que celle du jeu, et perd cependant toujours, etc... »

Parmi les personnes de la société intime de madame du Deffand, de 1730 à 1750, il faut encore citer le comte d'Argenson, le meilleur ami du président Hénault, qui demeura fidèle à sa disgrâce, distrait, gourmand, aimablement égoïste et spirituellement corrompu. Je ne parle ici que de l'homme privé. Les Mémoires du président Hénault, ceux de son frère le marquis d'Argenson, et ceux de Marmontel, nous peindront le ministre en lui, ministre de décadence, qui, tout en la méprisant, se servit trop de l'intrigue, et tomba par l'intrigue. Les Souvenirs du marquis de Valfons et Chamfort nous donnent, par de curieux détails sur son spirituel cynisme et son insoucieuse tolérance conjugale, le reste du portrait. Il n'apparait d'ailleurs qu'incidemment et à titre de comparse sur la scène de cette correspondance de 1809, à côté de l'abbé de Sade, savant, insinuant et galant, de M. de Maupertuis, de madame de Boufflers, qui sera plus tard la maréchale de Luxembourg, de madame d'Aiguillon, de M. et de madame de Maurepas, dont l'inaltérable union et l'amour réciproque et constant font un si étonnant contraste avec les mœurs du temps et avec leur propre caractère; enfin du marquis d'Ussé, gendre du maréchal de Vauban, que le président Hénault n'a pas dédaigné de peindre en pied, et qu'il définit ainsi dans ses Mémoires :

. D'Ussé est un homme d'esprit, d'une humeur charmante, aussi distrait que le Ménalque de la Bruyère, la bonté même. Il a une plaisante idée de lui; il s'imagine n'avoir été créé que pour les autres; il aurait eu du talent pour la guerre; le meilleur comédien que j'aie vu dans ce que nous appelons troupe bourgeoise, s'il avait eu plus de mémoire 1. »

C'est ce d'Ussé dont le chevalier d'Aydie, dans sa lettre du 29 décembre 1753, prétend qu'il disait « qu'il n'avait le temps de 1 Mémoires, p. 182.

» lire que pendant que son laquais attachait les boucles de ses », souliers ».

D'Ussé fut un des déserteurs que les grâces touchantes de mademoiselle de Lespinasse, congédiée, devaient entrainer hors du salon de madame du Deffand, lors de leur rupture éclatante, et celui qu'elle regretta le plus avec d'Alembert, non sans profiter de toute occasion de se venger de cette trahison, notamment à propos de son bizarre testament.

Il faut enfin citer M. et madame du Châtel, M. et madame de la Vallière, la maréchale de Villars et madame de Luynes.

« M. le marquis du Châtel était fils de M. Crozat, qui d'abord avait été receveur général des finances, et qui, depuis, acquit une grande fortune et une grande réputation dans le commerce des mers, où il rendit les services les plus utiles à l'État, par le retour des galions, qu'il remit au Roi au moment du plus grand besoin des finances. Il en reçut pour récompense la charge de commandeur trésorier de l'ordre du Saint-Esprit'. «M. du Châtel avait infiniment d'esprit; il se plaisait un peu trop à disséquer ses idées, à remonter toujours à la source des choses; en un mot, il était un peu trop métaphysicien, et avait communiqué ce goût à madame du Châtel (mademoiselle de Gouffier), qui avait autant d'esprit que lui, qui était d'un commerce charmant et d'un caractère aussi solide qu'agréable. Son mari avait la plus grande réputation à la guerre, et pour son courage et pour ses vues militaires; mais il y portait la même curiosité de dissertation.... M. du Châtel était la bonté même et d'une probité égale à toutes sortes de vertus. C'était mon ami particulier, et j'y passais ma vie. Il a laissé une fille dont l'esprit est aussi fin et délicat que sa figure, qui est charmante. Elle a fait l'admiration, dans l'àge le plus tendre, de la ville de Rome, où elle accompagnait son mari, le duc de Choiseul, qui y alla comme ambassadeur 2.

"

VIII

Maintenant que nous avons successivement présenté tous les sujets de la petite troupe d'acteurs amateurs dont madame du Deffand faisait partie, il est temps de parler d'un amusement qui tient une certaine place dans sa vie de 1735 à 1745, et auquel il est fait plus d'une fois allusion dans les Lettres. C'est, comme d'ordinaire, le président Hénault qui nous fera les honneurs de cette révélation.

1 Voir sur Crozat, spéculateur heureux, agioteur habile, qui honora sa fortune par le goût des arts et un certain patriotisme, les Mémoires de SaintSimon, de Barbier et de Marais, beaucoup plus indiscrets que l'optimiste président, aimable et facile jusque devant la postérité.

2 Mémoires du président Hénault, p. 237.

Nous jouions, dans ce temps-là, dit-il (en 1737)', des comédies que nous composions nous-mêmes. M. du Châtel donna Zaïde, comédie tirée d'un roman dont le sujet est assez singulier. C'est une esclave turque dont son maître devient amoureux, il lui donne la liberté en la faisant changer de religion. Cette esclave convertie résiste aux empressements de son maître, et sa résistance est fondée sur les principes de morale que lui-même il lui a inspirés; mais elle l'aime, et ne sachant comment accorder son amour avec ses scrupules, elle demande à redevenir esclave pour être soumise à ses volontés. Il finit par l'épouser. M. de Forcalquier donna l'Homme du bel air, je donnai le Jaloux de lui-même et la Petite maison. C'était un grand amusement. Nos principaux acteurs étaient madame de Rochefort, MM. d'Ussé, de Pont-de-Veyle, de Forcalquier, feu madame de Luxembourg et madame du Deffand. »

Cette feu madame de Luxembourg n'est point celle avec laquelle nous aurons à faire plus ample connaissance, et qui exerça, depuis 1750, la tyrannie de la mode et du bon ton, laissant à madame du Deffand le gouvernement des choses de l'esprit. Celle " dont il est question ici était fille du marquis de Seignelay; d'une figure charmante, elle dansait admirablement et jouait avec beaucoup de feu et d'intelligence » .

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Bientôt le schisme se déclara dans cette société d'acteurs titrés et d'actrices de qualité, et la lutte des amours-propres provoqua la division de la troupe primitive en deux troupes rivales.

Le 15 juillet 1742, le président écrit à madame du Deffand:

« Il y a de grands projets de comédie pour cet hiver: on a élevé non pas autel contre autel, mais théâtre contre théâtre. M. de Mirepoix est de la nouvelle troupe. Ils débuteront par le Misanthrope, qui est, dit-on, le triomphe du Mirepoix, et ensuite on jouera la Zaide de du Châtel. Madame de Mirepoix prendra le rôle de madame de Rochefort, le Mirepoix, celui de Forcalquier, et du Châtel y conservera le sien. Figurezvous quelle douceur pour madame de Luxembourg! on se passera de vous toutes. Cependant madame de Mirepoix a dit à madame de Rochefort, qu'elle y assisterait, si elle voulait; et puis on a parlé de la Petite maison, et il a paru que pour la jouer on pourrait bien réunir les troupes, parce que l'on a bien jugé que sans cela je ne la donnerais pas, et en ce cas madame de Mirepoix jouera votre rôle, et madame de Forcalquier Javotte. J'ai bien conseillé à madame de Rochefort de ne laisser voir sur cela nul empressement, afin que madame de Luxembourg ne pút jamais croire que l'on pensât à la rechercher. D'un autre côté, le Forcalquier a fini sa comédie, dont j'ai oublié le titre ce sont deux amis qui aiment la même maîtresse. Il y a des choses fort agréables. Il a, comme de raison, envie qu'on la joue; mais pour cela il n'a besoin que de madame de Mirepoix; bien entendu que tout cela sera pour cet hiver. »

1 Mémoires, p. 181.

2 Voir notre t. Ier, p. 59.

:

Le 17 juillet, le président continue à tenir madame du Deffand au courant de la petite conspiration.

<< Je contai à madame de Flamarens l'érection du nouveau théatre; comme elle est fidèle et curieuse, elle voudrait bien que les troupes se réunissent. Je lui ai dit que je pensais comme elle, mais qu'il fallait bien recevoir les avances, si on en faisait, sans en faire soi-même1. »

Le 20 juillet, madame du Deffand lui répond :

« Je suis fort aise que vous voyiez souvent madame de Mirepoix: elle est aimable; je crois son mari fort conséquencieux. Je suis bien de l'avis qu'il leur faut laisser élever leur théâtre, sans avoir l'air de s'en soucier, et cela me sera d'autant plus facile qu'effectivement je ne m'en soucie pas2. »

Si madame du Deffand ne se souciait pas de ces projets de théâtre, elle avait ses raisons, c'est qu'elle n'y réussissait pas. Cette excellente actrice dans son fauteuil, au coin de son feu, cette déjà grande comédienne de conversation était médiocre, froide, distraite, ennuyée sur la scène. Une curieuse lettre de M. du Châtel nous révèle cette infériorité dramatique, causée par une supériorité intellectuelle à laquelle il rend hommage avec esprit.

"

Êtes-vous enfin devenue, madame, lui écrivait-il sans doute vers cette époque, aussi bonne actrice que la Beauval et la Champmêlé? Il me semble que le président a quelque inquiétude sur vos succès; il trouve que vos talents dans ce genre tardent un peu à se développer. Pour moi, je parierais qu'ils ne se développeront point. Vous êtes faite pour attraper la nature du premier bond, aussi propre qu'elle à créer ; vous n'entendez rien à imiter. S'il était question de faire et d'exécuter des comédies sur-le-champ, ce serait à vous qu'il faudrait aller. J'ai souvent éprouvé ce plaisir au coin de votre feu: là, vous êtes admirable. Que de variétés, que d'oppositions dans le sentiment, dans le caractère et dans la façon de penser! Que de naïveté, de force et de justesse, même en vous égarant! Rien n'y manque, il y a de quoi en devenir fou de plaisir, d'impatience et d'admiration. Vous êtes impayable pour un spectateur philosophe. Je vous jure cependant qu'il me tarde beaucoup de venir vous voir mal jouer votre rôle. J'espère que vous le rendrez pitoyablement, et que j'aurai bien du plaisir en vous voyant confondue de l'indulgence que le parterre daignera avoir pour vous. Vous serez, comme les enfants, honteuse sans être humiliée, et de là naîtra une foule de scènes originales entre l'auteur et vous, dont la société profitera. Madame du Chatel n'est point du tout de mon avis; elle assure que vous ferez des merveilles, etc.... »

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