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L'esprit était tout pour elle, et elle n'aurait pu s'empêcher de dire le défaut de l'esprit de l'homme qui lui aurait sauvé la vie1. »

Le second portrait rappelle sous certains rapports celui de madame du Deffand et en confirme la justesse :

L'esprit de Lasthénie est si singulier qu'il est impossible de le définir. Il ne peut être comparé qu'à l'espace. Il en a pour ainsi dire toutes les dimensions, la profondeur, l'étendue et le néant, etc... »

Madame de Chaulnes, on le devine assez à cet exposé, fut galante. Mais elle le fut par hasard, par ricochet, par distraction, toujours engouée, jamais occupée. La perpétuelle mobilité de son esprit ne lui permettait pas de longs sentiments. Elle eut donc plus d'une fois dans sa vie, à titre d'intermèdes, des épisodes favorables à la médisance. Son mari était, en dépit de certaines qualités, de ceux auxquels il était alors ridicule d'être fidèle. Nous trouvons dans Chamfort un mot de mademoiselle Quinault qui le peint à merveille :

M. de Chaulnes avait fait peindre sa femme en Hébé; il ne savait comment se faire peindre pour faire pendant. Mademoiselle Quinault, à qui il contait son embarras, lui dit : « Faites-vous peindre en hébété 3. »

Le goût de madame de Chaulnes pour l'abbé de Boismont, un de ses favoris, et l'ardeur scandaleuse, pour nous servir de l'expression de Collé, qu'elle mit à faire un sort académique à sa médiocrité, achevèrent de la brouiller avec madame du Deffand. Nous lisons dans l'exact et fidèle duc de Luynes, sous la date du vendredi 29 novembre 1754*:

Il y cut hier une élection à l'Académie pour remplir la place vacante par la mort de M. l'évêque de Vence (le P. Surian). Les dames, ordinairement, sollicitent beaucoup dans ces cas d'élection; il y avait plusieurs aspirants: M. l'évêque de Troyes (Poncet de la Rivière), M. l'abbé Trublet, M. l'abbé de Boismont, M. d'Alembert, et peut-être quelques autres que je ne sais pas. Madame de Chaulnes sollicitait avec la plus grande vivacité pour l'abbé de Boismont; elle avait écrit à tous les académiciens ou avait été les voir. Madame la duchesse d'Aiguillon (Crussol), et madame du Deffand s'intéressaient beaucoup pour d'Alembert; la pluralité des suffrages s'est réunie pour celui-ci. "

La haine de cette rivalité académique survécut, chez madame du Deffand, à sa victoire, et le dévouement de madame de Chaulnes à sa défaite. Nous la voyons, en 1755, s'attirer par ses compromet

1 Voir notre édition des OEuvres choisies de Sénac de Meilhan. Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. 319.

2 Ibid., p. 459.

Chamfort, édit. Stahl, p. 180.

4 Mémoires, t. XIII, p. 393.

tantes obsessions un terrible couplet, et faire accoler par la satire le titre de Mirebalais de l'Académie » au nom de l'ambitieux abbé qu'elle y avait fait entrer, pour le récompenser, disait-on, de ses peines'.

Toutes ces vicissitudes, toutes ces avanies, n'altérèrent en rien la vivacité mordante et l'imperturbable sang-froid d'une femme à qui un mariage romanesque, à un âge et dans un rang qui permettent peu le roman, allait préparer de bien autres chagrins, dont elle s'empressa de rire, de peur d'en pleurer. Elle riposta par des bons mots à l'orage de quolibets qui s'abattit sur elle lors de cette union imprévue, insensée pour le temps, avec un maitre des requêtes, M. de Giac, dont elle avait récompensé les soins de l'offre de sa main et qui l'avait prise au mot. Ce mariage (30 novembre 1773) finit bientôt dans le ridicule et le dégoût mutuel des deux époux, qui se séparèrent de gré à gré. Madame de Chaulnes, «la femme à Giac », comme elle s'appelait elle-même, se retira au Val-de-Grâce, avec ses perroquets et ses magots3. Elle n'emporta pas dans la tombe, en décembre 1782, cette illusion qui lui avait dicté une union semblable à un défi, « qu'une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois Elle se vengea par un dernier mot, car elle en devait faire jusqu'au dernier soupir. On vint lui dire que les sacrements étaient là. «Un petit moment. M. de Giac voudrait

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Qu'il attende; il entrera avec

Il est temps d'aborder un autre groupe d'hommes et de femmes qui tiendront jusqu'au bout une place dans la vie de madame du Deffand.

Et tout d'abord, les Brancas, le vieux maréchal, rabâcheur assez ennuyeux, mais fort aimable « quand il ne disait rien », madamne de Rochefort déjà nommée, M. de Céreste son frère, dont madame du Deffand a fait le portrait, enfin M. et madame de Forcalquier. Avec le chevalier de Brancas, c'était là la famille du maréchal. M. de Forcalquier, fils aîné du maréchal, était un homme distingué par son esprit et ses talents militaires, appréciés de ceux même qui les enviaient.

1 Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 30 août 1762.

2 On en ferait tout un recueil.

Voir Bachaumont, Chamfort, Sénac de Meilhan, les Mélanges de madame Necker et la Femme au dix-huitième siècle, par MM. de Goncourt. Didot, 1862, p. 81, 82.

3 Lettres de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan, p. 3 et 5.

4 Chamfort, édition Stahl, attribue cette démarche au duc de Chaulnes, mort depuis longtemps (en 1769). Madame de Chaulnes ne fut jamais séparée judiciairement de lui, comme il le prétend.

M. de Forcalquier, dit le président Hénault, avait beaucoup plus d'esprit qu'il n'en faut. Madame de Flamarens disait qu'il éclairait une chambre en y entrant; gai, un ton noble et facile, un peu avantageux, peignant avec feu tout ce qu'il racontait, et ajoutant quelquefois aux objets ce qui pouvait leur manquer pour les rendre plus agréables et plus piquants'. »

«La figure de M. de Forcalquier, dit à son tour madame du Deffand, sans être fort régulière, est assez agréable; sa physionomie, sa contenance, jusqu'à la négligence de son maintien, tout est noble en lui: ses yeux sont ouverts, riants, spirituels; il a l'assurance que donnent l'esprit, la naissance et le grand usage du monde. Son imagination est d'une vivacité, d'une chaleur, d'une fécondité admirables; elle domine toutes les autres qualités de son esprit, mais il se laisse trop aller au désir de briller, etc. »

M. de Forcalquier épousa, le 6 mars 1742, mademoiselle de Carbonnel de Canisy, d'une bonne maison de Normandie, veuve du marquis d'Antin, fils d'un premier mariage de la comtesse de Toulouse. La nouvelle mariée fut présentée et prit le tabouret à la cour, en sa qualité de femme d'un grand d'Espagne, le jeudi 19 juillet 1742, et le duc de Luynes rapporte que l'impression générale lui fut très-favorable:

On ne peut pas être plus jolie que l'est madame de Forcalquier : elle est petite, mais fort bien faite; un beau teint, un visage rond, de grands yeux, un très-beau regard, et tous les mouvements de son visage l'embellissent 2. »

Il est souvent question, dans la Correspondance, de madame de Forcalquier, appelée tour à tour par madame du Deffand du sobriquet amical et familier de Petit Chat, de Minet et de la Bellissima. Capricieuse, espiègle, coquette, puis quelque peu prétentieuse, madame du Deffand nous la montrera, à mesure que son prestige décline, frisant de plus en plus le ridicule, lui lisant un petit ouvrage de sa façon en forme de lettres, où elle prouvait qu'on pouvait être amoureux de quelqu'un de cent ans, précieusant avec sa bonne amie madame du Pin, faisant tort par ce pathos à sa véritable sensibilité, copiant Horace Walpole, affettant ses principes, et devenue la favorite de l'ambassade anglaise, puis, par ton, l'ardente admiratrice du duc d'Aiguillon. Une discussion qu'elles eurent entre elles, en mars 1770, et que madame du Deffand racontera au vif, refroidit sensiblement un commerce qui durait depuis 1742, et était devenu une habitude plus encore qu'une amitié.

Il restera de madame de Forcalquier un mot qui la peint à merveille, et qui peint aussi les mœurs de son temps :

1 Mémoires, p. 183.

2 Mémoires, t. IV, p. 193, 203.

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Cette «honnête bête, obscure et entortillée», eut une fois l'esprit aussi vif que la main. Ce fut ce jour où, ne pouvant se faire séparer sur un soufflet reçu de son mari en tête-à-tête et sans témoin, elle alla trouver le brutal dans son cabinet, et au moment de la restitution: Tenez, monsieur, voilà votre soufflet: je n'en peux rien faire1.»

Une femme inférieure par la beauté, mais bien supérieure par l'esprit, et qui demeure profondément mêlée à ces intrigues de palais qui sont, sous Louis XV, l'histoire de France, c'est madame de Mirepoix, dont la figure de Joconde nous arrêtera davantage.

Madame de Mirepoix était née Craon, sœur du prince de Beauvau. Veuve du prince de Lixin, de la maison de Lorraine, tué en duel par Richelieu, son beau-frère, à la tranchée de Philippsbourg, en 1734, elle avait épousé en secondes noces Pierre de Lévis, marquis de Mirepoix, ambassadeur à Vienne et en Angleterre, qui devait mourir maréchal de France. Lui-même était veuf d'une fille de Samuel Bernard, qu'il trouva assez honoré d'une telle alliance pour ne pas lui rendre sa dot, fastueusement et galamment mangée.

Une chose à dire tout de suite, parce qu'elle constitue un éloge auquel les mœurs du temps enlèvent sa banalité, c'est que M. et madame de Mirepoix firent toute leur vie excellent ménage, et comme M. et madame de Maurepas, M. et madame de Flamarens et quelques autres (rari nantes), ne craignirent point de s'aimer. Il entrera même beaucoup de passion conjugale dans l'ambition qui fera plus tard de madame de Mirepoix la bonne amie des Pompadour et des du Barry.

Le président Hénault a esquissé, dans quelques passages de ses lettres de 1742, le portrait du mari :

« Les Mirepoix furent fort bien reçus (à Meudon chez les Brancas). On soupa; je m'endormis après le souper, les camouflets volèrent, cela ne me réveilla pas trop. Le Mirepoix me fit des miracles, me parut avoir grande envie de vivre avec moi, me fit des reproches, en reçut de ma part, etc... Il avait un saint-esprit de diamants, que madame de Mirepoix lui avait fait monter, qui tient lieu de la broderie: cela lui rend l'estomac encore plus avancé; mais il aime sa femme à la folie et cela me plut*. »

» Le Mirepoix, dit-il dans une autre lettre3, est comme vous le connaissez, parlant des coudes, raisonnant du menton, marchant bien, bonhomme, dur, poli, sec, civil, etc... »

1 La Femme au dix-huitième siècle, par E. et J. de Goncourt, p. 59. 2 Voir notre t. Ier, p. 58.

3 T. Ier, p. 67.

Il est moins laconique dans ses Mémoires':

Je rendis alors (vers 1762) un service auprès de la Reine à une personne qui n'avait pas besoin de moi pour l'obtenir; je parle de madame la maréchale de Mirepoix. Elle désirait une place du palais et s'adressa à moi..... La Reine reçut cette proposition avec l'air que je devais attendre de la justesse de son discernement. Elle ne me cacha point ses sentiments; elle avait véritablement du goût pour madame de Mirepoix; tout lui plaisait en elle: sa figure, qui annonçait l'honnêteté de son âme; son esprit, qui était naturel, fin et délicat ; son caractère doux, ferme, généreux; une manière d'agir qui, dans les choses douteuses, ne craignait point la censure, parce qu'elle n'était jamais déterminée que par le devoir; une tranquillité sur les reproches qu'on pouvait lui faire qui annonçait la sécurité d'une conscience éclairée.... Enfin madame de Mirepoix eut la place.

On conçoit quel intérêt avait madame de Pompadour à obtenir l'amitié d'une si excellente personne. C'était s'honorer devant le public et aux yeux du Roi même......... Je disais quelquefois à madame de Mirepoix que je croyais que par état elle ne pouvait être que sa maîtresse. L'âme de inadame de Mirepoix l'y portait, et je la voyais cependant balancer, ce qui ne me donnait pas peu de surprise; je suspendis mon jugement, parce qu'elle ne pouvait pas avoir tort.

En effet, je reconnus bientôt la cause de ses perplexités; des droits plus sacrés encore que ceux de la Reine divisaient son âme et ne pouvaient manquer d'en triompher. La fortune de M. de Mirepoix l'occupait uniquement, indépendamment de ce qu'elle la partageait; elle lui avait fait bien d'autres sacrifices et il les méritait par la noblesse de son âme et ses talents à la guerre et par son tendre respect pour elle.... Elle ne s'etait point trompée dans l'estime qu'elle avait pour lui, et bien jeune encore quand elle l'avait épousé, elle avait besoin d'un tuteur pour l'administration de son bien dont elle était absolument incapable, parce que l'esprit ne donne pas la connaissance des affaires. M. de Mirepoix ne ressa point de l'aimer et de la respecter. Il eut un brevet de duc, fait maréchal de France et capitaine des gardes du corps à la mort du maréchal d'Harcourt. Madame de Mirepoix eut le malheur de le perdre le 25 septembre 1757, et sa charge, malgré bien des concurrents, fut donnée à son beau-frère, le prince de Beauvau. »

fut

Madame du Deffand, qui devait demeurer liée avec madame de Mirepoix jusqu'au dernier moment, sauf un certain refroidissement occasionné par sa conduite lors de la disgrâce du duc de Choiseul, a aussi fait son portrait, son chef-d'œuvre en ce genre, suivant madame de Genlis.

Madame de Mirepoix est timide, mais sans avoir l'air embarrassé, sans jamais perdre la présence d'esprit ni ce qu'on appelle l'à-propos. Sa figure est charmante, son teint est éblouissant; ses traits, sans être

1 P. 224.

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