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la gloire. Car la popularité appartient aux qualités qu'on semble avoir, mais la gloire est le privilége de celles qu'on a.

Nous connaissons maintenant nos héros à fond, durant cette période intermédiaire de leur vie et de leur liaison. Nous y reviendrons pour raconter la décente et instructive agonie d'un sentiment qui semble avoir commencé de mourir dès le premier jour de son existence. Nous passons maintenant aux deux amis de madame du Deffand qui complètent le triumvirat, et nous ferons ensuite le tour de sa société, toujours de 1730 à 1760.

M. de Pont-de-Veyle semble avoir été le plus ancien ami de madame du Deffand. C'est lui qu'elle a connu le premier à la Source, sans doute, où nous la voyons attendue dès 1721, et c'est celui qui l'a quittée le dernier. Une chose à remarquer tout d'abord, c'est que madame du Deffand ne parle jamais de madame de Tencin. Il est impossible cependant qu'elle ne l'ait pas connue, ayant vécu avec M. l'abbé de Tencin, madame de Ferriol, Pontde-Veyle, d'Argental, mademoiselle Aïssé, le chevalier d'Aydie, madame de Villette, Bolingbroke, dans tout ce petit monde gourmand, galant, intrigant, agioteur, d'où sortiront le convertisseur de Law, la maitresse du cardinal Dubois, le plénipotentiaire de Voltaire, l'exécuteur testamentaire de mademoiselle Lecouvreur. Mais il est permis de croire qu'une antipathie profonde, peut-être même une haine sourde, qui semble respirer dans ce silence opiniâtre, réduisirent au plus strict nécessaire les rapports de ces deux femmes belles, souples, subtiles, ambitieuses, qui toutes deux ont passé par la couche du Régent pour arriver au fauteuil d'un salon magistral, qui toutes deux ont manié l'éventail avant de manier la plume, qui toutes deux enfin sont arrivées au talent par l'expérience, à la raison par la galanterie, à la gloire littéraire par le scandale des mœurs. Les rencontres parfois inopportunes d'un rôle plein de rivalités ont dû créer plus d'un conflit entre ces femmes électriques, et c'est sans doute à quelque histoire de ce genre, demeurée mystérieuse, que nous devons ce silence implacable de madame du Deffand, qui ressemble à une vengeance. Quoi qu'il en soit, c'est Pont-de-Veyle qui, dans la famille de Ferriol et de Tencin, concentre de bonne heure sur lui et accapare, pour ainsi dire, l'affection de madame du Deffand, dont il devient de son côté une sorte de compagnon obligé, de pendant habituel, de vis-à-vis inébranlable. C'est une curieuse figure que celle de cet original conservé imperturbablement gai et bien portant dans le plus complaisant des

égoismes et la plus inoffensive des malices, de ce bonhomme spirituel à qui personne ne fut nécessaire, et qui sut se rendre agréable à tout le monde; un des chefs, un des maîtres, une des gloires de cette société du dix-huitième siècle, où il fallait prodigieusement de ressources pour n'être jamais ni monotone ni banal, pour plaire à la fois aux femmes, aux maris et aux gens de lettres. Ce rôle de perpétuel équilibre d'humeur, de perpétuel succès d'esprit, de perpétuelle popularité de salon, Pont-de-Veyle l'a joué triomphalement pendant cinquante ans, à la satisfaction et à l'étonnement universels. Il a trouvé moyen d'amuser tout le monde et de s'amuser lui-même durant ce long espace de temps; et il a été sincèrement regretté, quoiqu'on n'ait point sans doute osé beaucoup pleurer un homme dont le visage et la vie ne furent qu'un long et froid sourire. On comprend qu'un homme qui de bonne heure n'eut pas d'autre ambition que cette souveraineté frivole, que cette futile supériorité, ne dut pas s'embarrasser de passions ni d'affections, et, comme Fontenelle, dut mettre son cœur en cerveau. Aussi n'est-ce ni d'un amant (il n'en eut pas le temps) ni d'un ami (il n'en eut pas la force) de madame du Deffand que nous voulons parler. Pont-de-Veyle, auprès d'elle, représente cet homme inutile et nécessaire dans la vie des femmes d'esprit, pour lequel on n'a point d'estime ni de secrets, et qui tient à la fois du mari, de l'amant et de l'ami, sans être ni l'un ni l'autre. Mais ce que fut surtout Pont-de-Veyle, et c'est par là que son portrait nous revient, c'est un homme d'esprit, un brillant causeur, un dramaturge de salon, un des représentants de cette grâce française qui, au dix-huitième siècle, enchante le monde.

Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, né le 17 octobre 1697, était le fils ainé de M. de Ferriol, président à mortier du parlement de Metz, et d'Angélique, sœur cadette de madame de Tencin, galante et intrigante comme elle, maîtresse du vieux maréchal d'Huxelles dont Rousseau a, tout en protestant contre une si maligne interprétation, flagellé les avares et infidèles amours. M. de Ferriol était le frère de cet ambassadeur à Constantinople, que le souvenir de mademoiselle Aïssé, sa protégée, a rendu plus célèbre que ses négociations. D'abord conseiller au parlement, M. de Pont-deVeyle ne tarda pas à jeter la robe aux orties, et trouva plus commode une charge de lecteur du Roi, sous un roi qui ne lisait pas. En 1740, il fut tiré malgré lui de son inaction par le comte de Maurepas, qui le nomma intendant général des classes de la marine, place qu'il occupa jusqu'en 1749. Il est assez souvent question de Pont-de-Veyle dans la Correspondance de mademoiselle Aïssé,

qui fut pour lui comme une manière de sœur, et toujours avec éloge.

. Sa santé est délicate; c'est un très-bon garçon qui a de l'esprit et de la finesse dans l'esprit, qui est aimé et qui mérite de l'être 1. »

C'est un homme qui a toutes les qualités les plus essentielles; il a beaucoup de mérite et d'esprit; ses procédés à mon égard sont d'un ange 2. » « Il est galant au possible 3» ajoute-t-elle ailleurs.

"

Pont-de-Veyle, dit à son tour le président Hénault, à une époque postérieure (ce qui nous permet de suivre les variations de ressemblance et les différences d'impressions), joint à beaucoup d'esprit des talents de bien des genres. Il a été inimitable dans les parodies. On connaît ses comédies du Complaisant et du Fat puni. Philosophe sans affiche, ami fidèle et constant, recherché de tout le monde et assorti à toutes les sociétés. "

Le 5 octobre 1753, le président Hénault écrit à madame du Deffand:

Ah! l'inconcevable Pont-de-Veyle! Il vient de donner une parodie chez M. le duc d'Orléans : cette scène que vous connaissez du vendeur d'orviétan. Au lieu du Forcalquier, c'était le petit Gaussin qui faisait le Gilles; et Pont-de-Veyle a distribué au moins deux cents boîtes avec un couplet pour tout le monde; il est plus jeune que quand vous l'avez vu la première fois; il s'amuse de tout, n'aime rien, et n'a conservé de la mémoire de la défunte que la haine pour la musique française.›

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Tel était Pont-de-Veyle en 1753, à l'âge de cinquante-six ans, si jamais un homme aussi aimable eut un âge. Tel nous le retrouverons, mais un peu refroidi, engourdi, quand Horace Walpole tracera de ce rival un portrait plus malin peut-être qu'exact, que corrigea celui plus indulgent de madame du Deffand. Ce sera entre les deux qu'il nous faudra chercher, à ce moment, sa ressemblance définitive, celle que reproduit comme un malicieux miroir, le fameux et caractéristique dialogue cité par Grimm.

Il n'est guère question que dans la Correspondance de Voltaire et dans celle de madame du Deffand de cet autre ami intime, le plus fidèle, le plus dévoué, le plus complaisant, le plus regretté peut-être, dont la spirituelle bonhomie, l'aimable simplicité, le visage toujours souriant rendaient le commerce si attrayant.

1 Édit. Ravenel, p. 147. (1727.)

2 Ibid., p. 167.

3 Ibid., p. 242.

Memoires, p. 183.

5 V. notre tome Ier, p. 171. Genlis, t. Ier, p. 299, 300.

Voir aussi les Mémoires de madame de

C'est au souvenir reconnaissant de ces qualités que cet insoucieux épicurien, dont tout le bagage littéraire se compose de quelques chansons et de quelques lettres, devra une immortalité que ne lui eussent point donnée ses ouvrages. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il s'appelait Jean-Baptiste-Nicolas de Formont, conseiller, je crois, au parlement de Normandie. Sa vie modeste et légère n'a point laissé d'autre trace. Mais madame du Deffand l'a pleuré quand il est mort, en novembre 1758; et sa mémoire ne périra pas, gardée à jamais de l'oubli par la Correspondance de Voltaire, où son nom se lit à côté de celui de l'aimable et ingénieux Cideville. Une inscription sur une tombe illustre, un profil, un relief sur quelque grandiose monument, voilà la forme la plus humble et la plus sûre de la gloire; et c'est celle qu'avait choisie, s'il y songea jamais, un homme occupé surtout du présent, et à qui il suffisait d'être aimé.

Formont fut un des liens vivants entre madame du Deffand et Voltaire, et nous en reparlerons à l'article de ce dernier, qui dut faire, à la prière de l'amie commune, en quelques mots d'une lettre émue, l'oraison funèbre d'un excellent homme sans histoire. Quelle histoire pouvait avoir un homme dont madame du Deffand écrivait :

« Formont est un homme délicieux, surtout dans ce lieu-ci. La dissipation ni le désir des nouvelles connaissances ne l'entraînent point il est occupé de moi, gai, complaisant, ne s'ennuyant pas un instant; il ne se fait point valoir; j'en suis charmée, et je vous avoue que cela m'était nécessaire 1.»

Ajoutons à cet éloge ces quelques mots du chevalier d'Aydie :

« J'aime aussi beaucoup M. de Formont; il joint, ce me semble, à beaucoup d'esprit une simplicité charmante sans prétentions; celles des autres ne le blessent ni ne l'incommodent; il paraît à son aise avec tout le monde, et tout le monde y est avec lui 2. »

Quand on aura lu cela, on aura réuni ces quelques fleurs que madame du Deffand demandait à Voltaire de jeter sur la tombe de son ami.

VII

Mais l'envie nous prend, pour varier un peu les impressions, de passer à la revue des figures féminines de la société intime de ma

1 T. Jer, p. 72, de notre édition.

2 V. le t. Ier, p. 192, 193 de notre édition.

dame du Deffand, en cet automne brillant de sa vie. Nous reviendrons ainsi, par madame du Châtelet à Voltaire, et par madame de Staal à Sceaux, dont la mort va fermer la porte hospitalière, qui se rouvrira, plus étroite et plus modeste, dans le salon où madame du Deffand recueillera les anciens compagnons de la galère du bel esprit.

La première femme dont il soit question dans le recueil de 1809 est madame de Rochefort', sœur de M. de Forcalquier, fille du maréchal de Brancas. Nous voyons par les lettres de madame de Vintimille, qu'elle prétendait lutter avec elle de tendre amitié pour madame du Deffand. Nous voyons, par les lettres du président Hénault, ce sigisbé universel, ce galant confesseur de toutes les jolies femmes, qu'en juillet 1742 elle vivait avec M. d'Ussé sur le pied d'une de ces intimités si fréquentes en ce temps, qui ressemblaient, par la décence et la tiédeur, au mariage, et se conservaient par l'habitude. L'abbé de Sade trouble seul de ses entreprises téméraires la quiétude des titulaires, dont la jalousie ne se donne pas d'ailleurs la peine de se mettre en colère. Celle de madame du Deffand, excitée par certains détails des lettres du président, semble avoir été moins tolérante, et c'est à elle qu'il faut sans doute attribuer son refroidissement pour madame de Rochefort, qui s'efface tout d'un coup dans sa correspondance.

:

« Madame de Rochefort est beaucoup mieux, je l'ai même trouvée en beauté, écrit le président Hénault, le 14 juillet 3. Nous avons soupé fort gaiement; l'après-soupée a été de même je n'ai pas dormi, et puis on s'est séparé à minuit. Je suis couché dans la pièce où l'on se tient, et madame de Rochefort y est restée jusqu'à deux heures. Nous avons raisonné de toutes ses affaires, des terreurs de d'Ussé, de leur fondement; j'ai fait de la morale très-sévère, et d'elle-même elle m'a dit qu'elle avait eu tort de laisser trop durer une fantaisie, et de ne l'avoir pas dit d'abord à la personne intéressée; on ne peut être plus vraie qu'elle ne l'est ni plus candide. J'ai parlé sur cela comme Ruyter aurait parlé d'une aventure arrivée sur la rivière de Seine; car ce n'est, à vrai dire, qu'une aventure d'eau douce, et il n'y a pas de matière à douter. »

Le 18 juillet, le président écrit:

Madame de Rochefort est en très-bonne santé présentement. Son ame ne peut être attaquée que par un côté, et elle a raison d'être contente de ce côté-là; aussi le dit-elle bien et son visage encore mieux. »

1 P. 8 de notre t. Ir.

2 P. 12, 13, 38, 43, 46, 51, 52, 56, 59, 64, 76 de notre t. Ier.

3 P. 51 de notre t. Ier.

4 P. 71 de notre t. Ier.

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