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auquel l'absence et l'oisiveté des eaux donnent un faux air de roman, un certain ragoût d'aventures. Le président, pris à partie, accueille du plus philosophique sourire la menace de cette rivalité imprévue, dont madame du Deffand, avec cette coquetterie si profondément matérialiste du temps, assaisonne la crudité de toutes sortes de nouvelles de sa santé de la plus intime et presque de la plus cynique familiarité; le tout non sans allusions aiguës, sans reproches jaloux sur son indifférence et son inconstance.

« Je vous passerai de n'être pas si exact sur vos amusements; vingthuit lieues d'éloignement sont un rideau trop épais pour prétendre voir au travers. De plus j'ai mis ma tête dans un sac, comme les chevaux de fiacre, et je ne songe plus qu'à bien prendre mes eaux. Adieu, je vais être longtemps sans vous voir; j'en suis plus fachée que je n'en veux convenir avec moi-même.

..... Je crois que vous supportez patiemment mon absence; mais ce que je ne veux point croire, c'est que vous ne souhaitiez pas mon retour; je n'écouterai sur cela aucune idée triste... Vous me direz, pour me persuader, tout ce qu'il faudra me dire, et je me laisserai volontiers persuader.

Puis, toujours pour piquer au jeu son languissant ami et pour dégourdir sa paresse, c'est Formont, l'aimable, le complaisant, le fidèle Formont, qu'elle attend, elle l'avoue, avec une impatience et une confiance dont elle espère que le coup de fouet réveillera son tiède patito. Du reste, rien de plus clair que le mobile de cette recrudescence. C'est l'ennui, l'éternel, l'incurable ennui, ce mauvais génie de madame du Deffand, ce Deus ex machina de toutes ses actions.

« J'ai vu avec douleur que j'étais aussi susceptible d'ennui que je l'étais jadis; j'ai seulement compris que la vie que je mène à Paris est encore plus agréable que je ne le pouvais croire, et que je serais infiniment malheureuse s'il m'y fallait renoncer. Concluez de là que vous m'êtes aussi nécessaire que ma propre existence, puisque tous les jours je préfère d'être avec vous à être avec tous les gens que je vois. Ce n'est pas une douceur que je prétends vous dire; c'est une démonstration géométrique que je prétends vous donner. »

Hélas! hélas ! le véritable sentiment n'a rien de géométrique. Le véritable amour ne s'explique pas avec ces subtilités. Il en est de l'amour comme de Dieu : ceux qui le démontrent n'y croient pas.

Les réponses du président sont dignes des demandes, et la défense n'est pas plus énergique que l'attaque.

« A dire vrai, je commence à m'ennuyer beaucoup, et vous m'êtes un mal nécessaire. "

Telle est la galanterie de cet homme qui n'a pas même la force d'aimer la liberté, et qui convient que l'idée lui en est beaucoup plus chère que la réalité.

Madame du Deffand répond:

- Tous vos sentiments pour moi sont d'autant plus beaux, qu'il n'y en a pas un qui ne soit naturel. Je crois ce que vous me dites, que le plaisir d'être avec moi est toujours empoisonné par le regret ou la contrainte où vous vous figurez être de ne pouvoir pas être ailleurs. Il serait bien difficile de pouvoir contenter quelqu'un de qui le bonheur ne peut être que surnaturel. Tout ce que je vous conseille, c'est de profiter pleinement de mon absence, d'être bien aise avec vos amies et de garder vos regrets pour les changer en plaisirs simples et vrais, quand vous me reverrez. Pour moi, je suis fàchée de ne vous point voir; mais je supporte ce malheur avec une sorte de courage, parce que je crois que vous ne le partagez pas beaucoup, et que tout vous est assez égal; et puis, je songe que je ne vous tyranniserai pas au moins pendant deux mois.

"

Le dialogue se continue ainsi sur ce ton ironique et aigrelet, sans pouvoir, de part et d'autre, s'échauffer jusqu'à l'affection ou à la colère. Ce commerce physique et métaphysique finit par glacer le cœur, et l'on comprend qu'il a fallu beaucoup d'esprit aux deux intéressés pour donner, pendant le temps de convenance, les apparences d'une galanterie à ce feu de paille mouillée où il y a plus de fumée que de flamme. Pas la moindre imagination, pas la moindre illusion, pas la moindre passion dans ces reproches alternés et ces agaceries réciproques. Le lecteur étonné, puis indigné, finit par partager l'ennui profond de ce tête-à-tête.

« Adieu; divertissez-vous bien, je vous le conseille de tout mon cœur. Voyez beaucoup vos amies; ne craignez point de prendre une habitude que je puisse déranger; le genre de vie que je pourrai bien mener à mon retour détruira peut-être toutes les idées de contrainte que vous vous faites de vivre avec moi... Adieu; dites-vous bien que vous avez la clef des champs, et ne craignez pas que je veuille jamais la reprendre ; comme vous avez toujours un passe-partout, j'en connais toute l'inutilité. »

Le président fait tête à l'orage avec un sang-froid imperturbable. Il est impossible, d'ailleurs, de se jouer avec plus d'esprit d'une situation assez fausse pour être délicate. Il plaisante gaillardement madame du Deffand sur « l'entreprise conjugale » dont la menace la présence de son mari à Forges.

• Prenez-y garde, au moins, les eaux de Forges sont spécifiques, et ce serait bien le diable d'être allé à Forges pour une grosseur et d'en rapporter deux... M. de Cereste a bien ri à l'article de M. du Deffand. Je meurs d'impatience de savoir ce qui en est; mais je n'ose m'en flatter.

d.

Et puis, qu'on vienne trouver les rencontres de comédie hors du vraisemblable! Si cela était, pourtant, qu'en feriez-vous? Je m'imagine qu'il prendrait son parti, et qu'il ferait une troisième fugue! C'est pourtant une plaisante destinée que d'avoir un mari et un amant qu'on retrouve comme cela à tout moment, et qu'on quitte de même!...

De temps en temps cependant notre spirituel bonhomme a, lui aussi, des velléités agressives, et il montre la griffe au bout de sa patte de velours.

"

Sérieusement, il n'y a qu'à répondre à toutes les fantaisies pour en rire et pour dire que vous les trouvez excellentes, pourvu que l'on vous permette, de votre côté, de suivre les vôtres; car c'est ainsi que, par grandeur d'âme, vous nommez les vues sages, droites et uniformes qui déterminent vos actions.....

>> Adieu, votre ennui m'afflige; je trouve pourtant qu'il ressemble au conte du tonnerre qui valut à un mari un embrassement qu'il n'avait pas reçu depuis longtemps. Je suis tout de même : vous croyez actuellement me regretter; mais d'ailleurs vous ne sauriez vous empêcher de songer que c'est à moi qu'il faut que vous disiez vos peines, parce que vous n'y croyez pas beaucoup de gens aussi sensibles, ou, pour dire vrai, parce que vous en êtes sûre. »

Le président va même jusqu'à la plaisanterie, et comme la plaisanterie des gens graves d'habitude, elle est assez risquée. Il n'y a rien de téméraire comme un poltron révolté.

« Vous dites que vous ne me prenez pas comme les romans'; c'est en effet ce que vous pouvez faire de mieux, et je loue en cela votre prudence. "

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Enfin, voici que du choc de ces laborieuses reparties, choquées pointe à pointe comme les épées des gens experts, trop habiles pour se blesser, il a jailli quelques rares étincelles. Madame du Deffand a dit au président, en le complimentant de ses lettres, qu'il avait l'absence délicieuse ». Cet éloge ne se trouve pas de son goût, et il en rejette le sel secret avec une énergie de bon sens et une certaine franchise honnête et juste, que sa modération rend encore plus éloquente et qui mettent les rieurs de son côté. Oui, dans toute cette correspondance, il en faut convenir, le président se montre moralement supérieur à madame du Deffand. Cette supériorité, fort inférieure d'ailleurs, résulte de ce qu'il est plus sincère, plus naturel, plus naïvement égoïste que madame du Deffand, qui demande trop visiblement, quand elle parle de dévouement et de fidélité, ce qu'elle est incapable de donner. Il y a

1 Madame du Deffand avait dit qu'elle prenait les romans par la queue.

une sincérité et une émotion communicatives dans cette péroraison de la lettre du 9 juillet. Notons cependant une exagération, une intensité de ton trop évidentes pour n'être pas de bonne foi dans ce plaidoyer in extremis.

« Je cherche à mettre en usage toutes les invitations que vous me faites de me bien divertir; mais je vous avoue que cela ne me réussit pas, et que, si je m'en croyais, je vous dirais que je m'ennuie beaucoup de ne pas vous voir; que rien ne vous remplace, parce que je ne sais ce que c'est que les remplacements, qu'ils sont impossibles à mon caractère, qui est invariable même contre le vent (hum! hum!), en quoi je suis supérieur aux girouettes, quelque élevées qu'elles puissent être; que ce que j'aime, je l'aime pour toujours, et que c'est vous que j'aime ainsi; que si j'avais été à Forges, je n'aurais pressé ni madame Martel, ni la petite d'O, ni d'autres d'y venir; que tous mes défauts sont contre moi, et même mes bonnes qualités; que je sens profondément les torts que je puis avoir, mais que je sens avec la même vivacité les reproches mal fondés; en un mot, que si cela se pouvait, j'aimerais encore mieux quelqu'un qui me dirait toute la journée qu'elle est sûre que je l'aime, que mon âme n'est capable de recevoir qu'une impression et qu'il est aisé d'en juger à la vivacité dont elle en est frappée; voilà tout........... »

Madame du Deffand est d'abord ravie de cette chaleur inattendue. Mais, chose étrange! pour cette âme foncièrement et fatalement incrédule, la flamme du cœur elle-même éclaire, brûle et n'échauffe pas. Elle rit de son émotion, elle raille ce subit éclair de sensibilité dont la foudre impuissante ne la touche pas, elle échappe dans le scepticisme accoutumé à une illusion qui lui semble humiliante, tant elle a perdu l'habitude de la trouver douce. Le président, se laissant aller à cette pente de sentiment et de douce mélancolie où s'égarent parfois les plus indifférents « au sortir d'un souper excellent où l'on s'est diverti», a hasardé cet aveu: «Je vous avoue qu'au sortir de là, si j'avais su où vous » trouver, j'aurais été vous chercher : il faisait le plus beau temps » du monde, la lune était belle, et mon jardin semblait vous de"mander. Mais, comme dit Polyeucte, que sert de parler de ces » matières à des cœurs que Dieu n'a point touchés? Enfin, je vous >> regrettais d'autant plus que je pouvais vous prêter des sentiments " qu'il n'y a que votre présence seule qui puisse détruire. »

Madame du Deffand, saisie et comme mordue par cette crainte du ridicule qui la fera plus tard, dans un autre, si cruellement souffrir elle-même, madame du Deffand, « dont les choses douces » ne sont pas le genre avec le président Hénault, et qui croit avoir » dit une ordure quand elle lui mande, comme l'excès de la pas

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»sion, qu'il est le seul sur qui elle compte pour la distraire», madame du Deffand, enfin, «qui s'ennuierait à la mort si elle » n'avait pas l'occupation d'écrire à son ami, précisément comme » Caylus, qui grave pour ne pas se pendre», se retranche dans l'incurable scepticisme, et paye au correspondant devenu langoureux « ses gages en air de méfiance».

Enfin, elle finit par lâcher ce mot terrible qui compromettra longtemps madame du Deffand dans la postérité, et qui assure le beau rôle à l'homme qu'elle a brutalisé d'un aveu déshonorant : « Je n'ai ni tempérament ni roman». Aveu cynique sur lequel, comme sur une nudité, il faut jeter un voile, et qui nous laisse à peine la force de dire avec le président Hénault, tout étourdi de ce brusque dénoûment où la toile tombe comme une tuile :

« Vous n'avez ni tempérament ni roman! Je vous en plains beaucoup, et vous savez comme une autre le prix de cette perte; car je crois vous en avoir entendu parler '. »

Il faut finir notre analyse sur ce mot qui lui donne la valeur d'une confession, et qui nous laisse sous cette pénible impression que. donnent les tristes vérités et les humiliantes certitudes. Moralement, et jusqu'à sa douloureuse expiation qui la réhabilitera, el dont Walpole, un autre incrédule, mais un incrédule à l'anglaise, sans réticence et sans ménagement, retournera le fer dans sa blessure, de façon à lui faire enfin reconnaître qu'elle a un cœur, madame du Deffand baisse à nos yeux, et perd de ce prestige dont son esprit a entretenu l'illusion. Mais si elle perd en valeur morale et même en dignité, et si le biographe doit être peu satisfait de cette déchéance, le philosophe doit être content; car le beau, pour lui, c'est le vrai, et désormais, nous pouvons le dire, nous tenons, nous voyons la vraie du Deffand, égoïste et sceptique, au point de nous faire paraître, par la force du contraste, sensible et naïf, un homme qui, après tout, ne fut guère ni l'un ni l'autre, comme nous le verrons. Mais il eut l'habileté de le paraitre, et c'est là le secret de sa popularité mondaine, que la postérité n'a pas confirmée par

1 C'est en vain que madame du Deffand cherche à rattraper son indiscrétion, à replàtrer, à raccommoder p. 65, 73, le coup est porté, l'impression est indélébile, et tout ce qu'elle peut dire de juste, de raisonnable, de décent pour s'expliquer, se justifier, n'a que la valeur d'une circonstance atténuante. Il y a des aveux qui apportent avec eux une lumière saisissante, et toute l'eau de la mer, toutes les ténèbres de la nuit n'effaceraient point cette tache sanglante et n'obscurciraient point les rayons tenaces de ces mots qui ouvrent comme une clef une vie et un caractère.

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