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petit théâtre qui avait survécu comme inviolable à toutes les vicissitudes et à toutes les décadences.

« J'y ai passé plus de vingt ans, dit le président Hénault, et, suivant ma destinée, j'y ai éprouvé des hauts et des bas, des contradictions, des contraintes. J'espère que Dieu me pardonnera toutes les fadeurs prodiguées dans de médiocres poésies. Si j'étais assez malheureux pour que ces misères me survécussent, on croirait que la duchesse du Maine était la beauté même : c'était la Vénus flottant sur le canal, et on prendrait pour la figure ce qui n'était donné qu'aux charmes de la conversation. Madame la duchesse du Maine était l'oracle de cette petite cour. Impossible d'avoir plus d'esprit, plus d'éloquence, plus de badinage, plus de véritable politesse; mais en même temps on ne saurait être plus injuste, plus avantageuse, ni plus tyrannique.

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Madame la duchesse du Maine avait pour madame du Deffand une amitié particulière, si on peut appliquer ce mot à un sentiment qui n'eut jamais rien de la confiance ni du dévouement, et on s'explique ce goût, qui ira jusqu'à la jalousie, quand on lit cette vivante esquisse du portrait de madame du Deffand, à ce moment de brillant et définitif épanouissement de sa grâce et de son esprit, tracé par la main de madame de Staal.

Nous avions à Sceaux, dans ce temps-là, dit-elle, madame du Deffand... Elle me prévint avec des grâces auxquelles on ne résiste pas. Personne n'a plus d'esprit, et ne l'a si naturel. Le feu petillant qui l'anime pénètre au fond de chaque objet, le fait sortir de lui-même, et donne du relief aux simples linéaments. Elle possède au suprême degré le talent de peindre les caractères, et ses portraits, plus vivants que leurs originaux, les font mieux connaître que le plus intime commerce avec eux. Elle me donna une idée toute nouvelle de ce genre d'écrire, en me montrant plusieurs portraits qu'elle avait faits '.

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Mais Sceaux n'absorbait pas la vie, encore ondoyante et variée, de cette femme curieuse et ennuyée, qui ne s'arrêtera que lorsque la cécité l'aura clouée dans son fauteuil. Il y avait d'abord ce long interrègne de l'hiver, pendant lequel madame du Deffand habitait la rue de Beaune, et y recevait ses amis particuliers avec une liberté et une familiarité que la contrainte de Sceaux lui rendait plus douce encore. Il y avait la diversion des voyages de plaisir, d'affaires ou de santé à Forges, par exemple, durant lesquels madame du Deffand, par le charme irrésistible de son esprit et de sa conversation, attirait autour d'elle et y retenait chaque jour des admirations et des Le président Hénault y célébra un jour par des couplets galants la réception de inadame du Deffand. Voir les Divertissements de Sceaux, 2e partie, publiée en 1725.

1 OEuvres complètes, t. II, p. 86.

amitiés nouvelles. C'est de ce petit monde intime et familier, plus tard élargi par la présence de tout ambassadeur d'esprit et de tout voyageur de mérite, jusqu'aux proportions d'un salon dominant, régulateur du goût et de la mode littéraire, qu'il faut maintenant faire le tour, excursion agréable et facile, grâce aux nombreuses indiscrétions du président Hénault et de madame du Deffand, mais surtout de ce Recueil de correspondance de 1809, si important pour l'histoire morale de madame du Deffand et de son salon, précisément parce que c'est elle qui y prend le plus rarement la parole, et qu'elle y reçoit la lumière au lieu de l'y distribuer.

De 1739 à 1754, nous voyons autour de madame du Deffand et de ce triumvirat composé de Hénault, M. de Formont, Pontde-Veyle, où le président seul représente l'amour, mais l'amour à ce déclin où il ressemble à la simple galanterie et éteint peu à peu dans l'amitié et dans l'habitude ses feux épuisés, nous voyons, dis-je, se grouper autour de madame du Deffand toute une famille intellectuelle, tout un cercle de relations choisies.

Madame de Vintimille, madame de Rochefort, madame de Chaulnes, madame du Châtelet, madame de Luynes, M. et madame de Mirepoix, M. et madame de Forcalquier, la maréchale de Brancas, la maréchale de Luxembourg, le duc de Richelieu, M. et madame de Maurepas, M. et madame de Vaujour, M. et madame du Châtel, M. d'Argenson, M. de Montesquieu, le chevalier d'Aydie, M. d'Ussé, d'Alembert, M. Saladin, M. Scheffer, M. de Bernstorff, lord Bath', M. des Alleurs, le chevalier de Macdonald, et enfin les Choiseul, les Broglie, les Beauvau, les Brienne, noyau du salon triomphant et dominant; voilà, avant le coup d'État usurpateur de mademoiselle de Lespinasse et l'anarchie des causeurs dispersés, la galerie de portraits que notre devoir d'historien moraliste nous oblige d'esquisser en leur donnant parfois, en raison de leur importance, une place et même un cabinet à part. C'est ainsi qu'aux angles de notre galerie générale il faudra ménager les cabinets ou plutôt les chapelles vouées aux cultes inspirateurs, aux influences dominantes, aux diverses religions de madame du Deffand: le président Hénault, en vertu des droits d'une longue et complète intimité; Voltaire, Horace Walpole, l'un le maitre de l'esprit, l'autre le maître et même le tyran du cœur.

Par sa date comme par sa nature, la courte correspondance de madame de Vintimille avec madame du Deffand mérite de nous

arrêter. Elle témoigne de l'irrésistible ascendant que la supériorité intellectuelle de madame du Deffand lui donnait sur ceux qui étaient capables de la sentir. Les lettres de madame de Vintimille sont d'une vivacité, d'une grâce, d'une enthousiaste câlinerie, qui nous peignent à merveille le caractère et l'attrait, et l'influence bientôt victorieuse et triomphante de cette maitresse in petto de Louis XV, qui fut l'âme, l'inspiration, la vie d'une liaison étrange où le Roi faisait, entre les deux sœurs intimement unies, une sorte de ménage à trois dont le mystère n'a jamais été pénétré.

Selon les uns, en effet, madame de Vintimille, plus agréable que jolie, plus ambitieuse que lascive, et qui trouvait dans le duc d'Ayen et dans le comte de Forcalquier (deux amants qu'on lui a prêtés sans invraisemblance) des dédommagements, se serait bornée, dans cette situation singulière où elle demeure l'amie de sa sœur tout en paraissant sa rivale, à relever par l'esprit, par la gaieté, l'à-propos, les grâces purement physiques de madame de Mailly, qui ne savait qu'aimer et dont les monotones attraits n'eussent point, sans ce ragoût heureux, retenu le Roi. Quoi qu'il en soit, lorsque Pauline-Félicité, la seconde des cinq filles du marquis de Nesle, dont la famille entière devait servir de proie au minotaure des royales amours, écrivait à madame du Deffand ces lettres à la fois vives et languissantes où semble se glisser déjà le mélancolique pressentiment d'une fin précoce, elle était depuis quinze jours la femme de nom, mais non de cœur, du comte de Vintimille, neveu de l'archevêque de Paris. Née en août 1712, elle devait mourir, emportée par une fièvre miliaire, en septembre 1741, à vingt-neuf ans, pleurée à la fois par le Roi et par sa sœur, et peu regrettée des courtisans ambitieux et des ministres en disponibilité comme d'Argenson, qui redoutait en elle un caractère emporté et entreprenant, « un esprit dur, fort et étendu » et capable de domination, comme bientôt allait le montrer l'impérieuse duchesse de Châteauroux'.

En juillet 1742, madame du Deffand va aux eaux de Forges pour une tumeur. Elle écrit au président Hénault avec l'impatience et l'abondance d'un ennui que sa compagne de voyage, l'extravagante madame de Pecquigny, plus tard duchesse de Chaulnes, est bien

1 Voir sur madame de Vintimille le Journal de Barbier, t. III, p. 309,et l'excellente édition des Mémoires de d'Argenson, donnée par M. Rathery pour la Société de l'histoire de France, t. II, p. 272, 392, et t. III, p. 286, 366, 369, 385. — V. les Mémoires du duc de Luynes, t. X, p. 99. V. aussi Les maîtresses de Louis XIV, par MM. Edmond et Jules de Goncourt, 2 vol. in-8°, Didot.

capable de porter à l'exaspération. C'est dans ces lettres essentiellement confidentielles (du moins certaines indiscrétions un peu crues font penser qu'elles étaient considérées comme telles) que nous trouverons les dernières lumières sur l'esprit et le caractère de madame du Deffand, tels qu'ils vont sortir de l'expérience, trempés et comme aiguisés dans l'amertume de bien des déceptions. La dernière de ces déceptions fut évidemment le président Hénault, cet homme égoïste et fugace, si aimable pour tout le monde qu'il ne lui restait pas grand'chose pour l'intimité, de cet esprit et de ce cœur qu'il dépensait si gracieusement en petite monnaie. Madame du Deffand, qui crut avoir trouvé en lui l'homme digne de son dernier sentiment, de sa dernière espérance, dut être cruellement désabusée. Le président Hénault, bien loin d'être un amant parfait, c'est-à-dire aussi dévoué que désintéressé, trouve à peine le temps et la force d'être un ami supportable. Il faut sans cesse l'exciter, le gourmander, le rappeler aux devoirs (au moins les épistolaires) de cette intimité quasi conjugale acceptée par les mœurs du temps et comme consacrée par l'habitude.

De son côté, convenons-en, madame du Deffand, exigeante, impérieuse, médisante, même jalouse, et dans un état physique qui portait jusqu'à la crispation ces défauts de son commerce, n'était pas, il faut en convenir, la plus complaisante et la plus désirable des maitresses, malgré sa grâce, son esprit et l'habileté avec laquelle elle savait rendre agréables, en les guérissant, jusqu'aux blessures que faisait sa malice.

Cette correspondance de Forges (de juillet 1742) mérite l'analyse, tant par les lumières qu'elle répand sur le caractère de madame du Deffand et du président Hénault, et la valeur morale de leur intimité, que par les nombreux détails qu'elle contient sur la première société et comme qui dirait le premier salon, encore indécis et errant, qui ne se fixera qu'au couvent de Saint-Joseph.

C'est dans les lettres du président Hénault, à ne les envisager qu'à ce premier point de vue de la nature et de la qualité de sa liaison avec madame du Deffand, qu'on trouve les éléments d'une appréciation définitive sur cet hymen artificiel qui réunit plutôt qu'il n'unit deux natures essentiellement disparates, et que l'attrait seul de ce contraste même a pu un moment aveugler. Le président, nous le savons d'ailleurs, avait placé à gros intérêts d'indulgence et de dévouement, dans l'amitié profonde, pure et désintéressée de madame de Castelmoron, tout ce qui lui restait de forces de cœur et de ressources d'affection. Il n'apportait, on ne le voit que

trop, que des restes à madame du Deffand, et, comme eût dit l'énergique Madame, que « la rinçure de son verre » .

Rien de plus détaché, de plus dégagé, de plus désabusé, sous des formes aimables, que le ton de cette correspondance où le président ne semble avoir d'autre souci que d'esquiver les rancunières épigrammes de sa trop clairvoyante et trop nerveuse compagne. Dès la première lettre du président, on le sent heureux d'être seul, d'être libre, naïvement épris et impertinemment enivré de sa passagère indépendance. Il respire enfin à pleins poumons. Il y a quelque chose de malicieusement enfantin dans cet hosannah intérieur, qui perce à travers les galantes précautions de cette épitre où rayonne comme un soleil d'école buissonnière :

Nous partîmes donc, d'Ussé et moi, sur les six heures; je m'imaginais être à l'année 1698, et que je m'en allais en vendange. D'abord nous parlames de vous, et nous n'en dîmes pas, à beaucoup près, autant de mal que vous en dites vous-même. »

Toute cette lettre est caractéristique. Elle est d'une sorte d'ivresse folâtre. Le président trouve tout bon. Il rit à gorge déployée des espiégleries de madame de Forcalquier, qui lui jette son chapeau du haut en bas de la terrasse ; il s'apitoie sur le sort de madame de la Vallière, qu'on néglige : « Pour moi, je l'ai priée » pour vendredi, elle me fait amitié, et j'aime cela. »

S'il est impatient d'avoir des nouvelles de madame du Deffand, s'il gourmande les lenteurs de la poste, c'est impatience d'esprit, non de cœur, pure curiosité de désœuvré, de raffiné, qui pousse l'épicurisme jusqu'à rire avec délices, même à ses dépens. Enfin, et pour tout dire d'un mot de ces premières lettres, il y a beaucoup plus de faits que d'idées, et beaucoup plus de nouvelles que de sentiments.

Madame du Deffand, qui connaît son homme de longue date, ne s'y trompe pas; mais, pour ne pas le heurter d'abord, elle épanche sa mauvaise humeur sur sa compagne de voyage, madame de Pecquigny, qu'elle passe impitoyablement au fil d'une plaisanterie acérée. Elle l'égorgille à coups d'épigrammes. On voit qu'elle se fait la main. Une rencontre imprévue, une malice du hasard, lui fournit l'occasion propice pour l'offensive. Elle a cru reconnaitre M. du Deffand dans un hôte nouveau de Forges. Elle jette le mari à travers les jambes de l'amant. Que dira-t-il de cette surprise, de cette bonne fortune conjugale? Si l'impossible allait la tenter, si elle allait, par curiosité, faire des avances à cet époux disgracié,

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