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dame du Deffand, qui ne posséda jamais que l'esprit de celui dont madame de Castelmoron avait absorbé le cœur.

« C'est bien ici, dit-il, l'occasion de répandre mon cœur et de faire connaître une personne digne de l'estime et de l'attachement de tous ceux qui font cas de la vertu.

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Madame de Castelmoron a été, depuis quarante ans, l'objet principal de ma vie. Elle a éprouvé toutes les différentes situations où je me suis trouvé par le sentiment de la plus sincère amitié. Elle a ressenti mes joies, elle a partagé mes peines, elle a été mon asile dans mon ennui, dans mes chagrins; elle a adouci mes douleurs dans des maladies aiguës que j'ai éprouvées; je serais seul, sans elle, dans le monde. Je n'ai point connu d'âme plus raisonnable, d'esprit plus solide, de jugement plus sain; son cœur ne respire que pour ses amis; aussi n'en a-t-elle point qui l'aime médiocrement. Elle se compte pour rien et ignore l'exigence; sans envie, sans jalousie, sans prétention, elle ne vit que pour les autres. Jamais je n'ai pris de parti sans son conseil; ou, si j'ai manqué de la consulter, je m'en suis repenti. Sa santé délicate m'inquiète à tous moments; mais si son corps est faible, son âme est courageuse. Tous les genres de malheurs elle les a éprouvés, toujours sans se plaindre et avec une patience qui tromperait tout autre que ses véritables amis. Ah! mon Dieu, quand j'écrivais ce portrait, qui m'aurait dit que j'étais si près du plus grand malheur de ma vie? Madame de Castelmoron est morte le 3 novembre, jour de saint Marcel 1761. Je l'avais quittée la veille, à minuit; je venais d'envoyer savoir des nouvelles à neuf heures du matin; elle m'avait fait dire qu'elle se trouvait assez bien. Elle venait de dicter une lettre fort gaie à sa fille, l'abbesse de Caen'.

Lorsque tout à coup, vers les onze heures, on vint me chercher, en me disant qu'elle avait perdu connaissance. J'y cours, je la trouve sans espérance; nul signe de vie, nul sentiment..... Elle vécut jusqu'à onze heures du soir. Elle avait fait ses dévotions la veille. Son confesseur, le curé de Saint-Roch, qui ne la quitta point, me dit qu'il allait prier Dieu pour elle, ou plutôt lui demander son intercession, car il la regardait comme une sainte. Tout est fini pour moi, il ne me reste plus qu'à mourir 2. »

Un homme qui trouvait une telle éloquence de désespoir pour écrire l'oraison funèbre d'une femme qui n'était pas madame du Deffand, devait être pour elle le plus médiocre des amants, et même, de plus en plus, le plus médiocre des amis. Aussi verronsnous se dénouer, dans une de ces indifférences progressives qui sont la punition des passions égoïstes, cette liaison qui, sur la fin, ne

1 C'est cette abbesse qui fut plus tard l'amie de Charlotte Corday. Elle était tante de ce jeune et beau colonel de Belzunce, une des premières victimes des fureurs populaires. On a prétendu que le désespoir de cette mort prématurée avait mis à la main de Charlotte Corday, dont le cœur avait été attendri par la grâce et les manières de M. de Belzunce, le poignard vengeur qui perça dans Marat l'instigateur des fureurs révolutionnaires.

2 Mémoires, p. 156.

tenait plus que par un reste d'habitude. Mais nous sommes en 1730; nous sommes à Sceaux, nous sommes aux dernières illusions de la dernière jeunesse. Revenons bien vite aux débuts heureux et charmants de ce commerce intime, dont il nous aura suffi, pour le caractériser, de raconter, par la plus utile des anticipations, la fin si terne et si languissante.

Madame du Deffand, à qui l'esprit avait déjà commencé une sorte de popularité plus enviable alors que la réputation, fut, parmi les dernières hôtesses de Sceaux, la plus attirée, la plus caressée, la plus choyée, la plus désirée. La duchesse du Maine, pour s'assurer ses faveurs, descendit jusqu'à la flatterie, et ce qui est bien plus difficile, jusqu'à la complaisance, humiliant son égoïsme et son esprit devant un esprit et un égoïsme supérieurs.

- Madame du Deffand n'avait point d'autre maison, dit le président Hénault', que celle de Sceaux, où elle passait toute l'année; et elle n'en sortit qu'après la mort de M. et madame du Maine. L'hiver, elle le passait dans une petite maison, dans la rue de Beaune, avec peu de compagnie. Dès qu'elle fut à elle-même, elle eut bientôt fait des connaissances; le nombre s'en augmenta, et de proche en proche, à force d'être connue, sa maison n'y put suffire. On y soupait tous les soirs..... Jamais femme n'a eu plus d'amis ni n'en a tant mérité. L'amitié était en elle une passion qui faisait qu'on lui pardonnait d'y mettre trop de délicatesse. La médiocrité de sa fortune, dans les commencements, ne rendait pas sa maison solitaire. Bientôt il s'y rassembla la meilleure compagnie et la plus brillante; et tout s'y assujettissait à elle. Son cœur était noble, droit et généreux : combien de personnes, et de personnes considérables, pourraient le dire!...."

Les autres traits de ce portrait appartiennent aux derniers temps et nous les réservons pour plus tard, de même que ceux qui, dans le portrait suivant du président Hénault par madame du Deffand elle-même, ne sont pas de sa vive et brillante maturité, et ne sauraient convenir qu'à sa physionomie définitive.

Pourquoi ne parlerais-je pas de moi? dit le président lui-même. Voici mon portrait en beau et trop beau par madame du Deffand. Je le donne d'autant plus volontiers qu'on y entrevoit une critique assez fine et qui ne me fait pas plus d'honneur que de raison, »

Voici donc ce portrait, qui a eu la bonne fortune d'être trouvé également ressemblant par l'auteur et par le modèle :

Toutes les qualités de M. le président Hénault et même tous ses défauts sont à l'avantage de la société; sa vanité lui donne un p. 112.

1 Mémoires,

extrême désir de plaire, sa facilité lui concilie tous les différents caractères, et sa faiblesse semble n'ôter à ses vertus que ce qu'elles ont de rude et de sauvage dans les autres.

» Ses sentiments sont fins et délicats; mais son esprit vient trop souvent à leur secours pour les expliquer et les démêler; et comme rarement le cœur a besoin d'interprète, on serait tenté quelquefois de croire qu'il ne ferait que penser ce qu'il s'imagine sentir. Il paraît démentir M. de la Rochefoucauld, et il lui ferait peut-être dire aujourd'hui que le cœur est souvent la dupe de l'esprit.

» Tout concourt à le rendre l'homme du monde le plus aimable : il plaît aux uns par ses bonnes qualités, et à beaucoup d'autres par ses défauts.

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Il est impétueux dans toutes ses actions, dans ses disputes, dans ses approbations. Il paraît vivement affecté des objets qu'il voit et des sujets qu'il traite; mais il passe si subitement de la plus grande véhémence à la plus grande indifférence, qu'il est aisé de démêler que si son âme s'émeuf aisément, elle est bien rarement affectée. Cette impétuosité, qui serait un défaut en tout autre, est presque une bonne qualité en lui: elle donne à toutes ses actions un air de sentiment et de passion qui plaît infiniment au commun du monde; chacun croit lui inspirer un intérêt fort vif, et il a acquis autant d'amis par cette qualité que par celles qui sont vraiment aimables et estimables en lui. On peut lui reprocher d'être trop sensible à cette sorte de succès; on voudrait que son empressement pour plaire fût moins général et plus soumis à son discernement.

:

Il est exempt des passions qui troublent le plus la paix de l'âme. L'ambition, l'intérêt, l'envie lui sont inconnus ce sont des passions plus douces qui l'agitent; son humeur est naturellement gaie et égale... » Il joint à beaucoup d'esprit toute la grâce, la facilité, la finesse imaginables; il est de la meilleure compagnie du monde; sa plaisanterie est vive et douce; sa conversation est remplie de traits ingénieux et agréables qui jamais ne dégénèrent en jeux de mots ni en épigrammes qui puissent embarrasser personne...

» Le voilà tel qu'il était en 1730. »

C'est bien cela, et voilà un portrait qui, à l'avantage d'être exact, joint celui d'être daté, c'est-à-dire d'indiquer le moment où il l'était le plus. Nous connaissons maintenant les deux principaux acteurs de notre comédie. Il ne nous reste plus qu'à introduire tour à tour sur la scène les divers personnages secondaires qui doivent la remplir de 1730 à 1764. Le Recueil de la Correspondance inédite de madame du Deffand, publié en 1809, contient la galerie de ces portraits que nous n'avons plus qu'à évoquer et à faire successivement descendre de leurs cadres. Passons donc la revue des amis de madame du Deffand, de sa société particulière, de ce groupe dont elle fut l'âme aux jours de sa brillante maturité, et dont les survivants, ralliés par l'attrait irrésistible d'un esprit qui faisait tout pardonner au caractère, composèrent le salon du couvent

de Saint-Joseph, le salon dominant et triomphant du dix-huitième siècle. Cette histoire empruntera à la variété des figures, à la diversité des caractères, un intérêt que ne lui donneraient pas les événements. De bonne heure la vie de madame du Deffand est tout intérieure. De bonne heure elle s'isole et s'immobilise, comme par un pressentiment de sa future cécité. Et avant d'arriver à la fin de cette Étude, par l'unique puissance du détail nécessaire, nous aurons la figure définitive, prématurément fixée, cette pâle et fine figure, pareille à un marbre, qu'animeront d'un subit mouvement, d'une vie imprévue, les deux grands événements de cette biographie presque exclusivement psychologique. La querelle avec mademoiselle de Lespinasse et l'amitié ou plutôt l'amour pour Horace Walpole, voilà les deux événements qui feront battre de si puissants et de si éloquents battements ce cœur qui semblait insensible. Hors ces deux épisodes, toute l'histoire de madame du Deffand va être dans ses lettres, et c'est dans son âme que le drame va se jouer.

VI.

Jusqu'à la mort de la duchesse du Maine, en 1753, madame du Deffand, nous l'avons dit, a son centre à Sceaux, dont elle fait, avec son amie madame de Staal, les derniers beaux jours, et où elle trouve à analyser l'ennui subtil et profond de cette princesse si consciencieusement frivole, « qui ne pouvait se passer des choses dont elle ne se souciait pas », d'uniques bonnes fortunes d'observation et de conversation. Mais le malheur est que l'ennui est une maladie contagieuse, même pour ceux qui en rient. Et c'est là que madame du Deffand prit en effet ce mal de l'ennui et cette humeur épigrammatique et caustique qui put seule plus tard lui fournir une distraction et une vengeance. C'est dans l'histoire du salon de Sceaux que commence donc l'histoire du futur salon du couvent de Saint-Joseph, de celui que rempliront tous ces aimables conteurs, toutes ces belles médisantes échappées des galères du bel esprit.

Parlons donc un moment de Sceaux, de sa société et de la vie qu'on y menait' au temps où le président Hénault, habitué de la maison depuis 1723, y connut madame du Deffand, qui y vint un peu plus tard.

1 M. le comte de Seilhac a sous presse en ce moment, chez Amyot, un travail sur Sceaux et sa cour, écrit d'après d'heureuses recherches et d'heureuses découvertes dans l'inédit, qui lèvera tous les voiles et satisfera toutes les curiosités.

A ce moment, « les temps étaient bien changés, dit le président Hénault; mais si la cour était moins brillante, elle n'en était pas » moins agréable; des personnes de considération et d'esprit la » composaient. "

Il faut citer parmi ces habitués de Sceaux dans sa seconde splendeur : madame de Charost, depuis duchesse de Luynes; la marquise de Lambert, la première femme qui eut à Paris un salon, la devancière des Geoffrin, des Tencin, des Dupin, des d'Épinay, des du Deffand, des Necker, des Helvétius, des Marchais; la spirituelle et mordante madame de Staal; M. de Sainte-Aulaire, qu'une gloire faite de quelques vers avait porté à l'Académie; d'Advisard, ancien avocat général au parlement de Toulouse, bilieux visionnaire qui s'était attaché à la fortune du duc du Maine, et ne se pardonnait pas d'avoir lâché la proie pour l'ombre; la présidente Dreuillet, son amie, qui faisait des chansons comme une fontaine verse de l'eau ; le cardinal de Polignac, « le plus beau parleur de son temps' "; madame d'Estaing, la duchesse de Saint-Pierre, la duchesse d'Estrées, l'abbé de Vaubrun, son frère; le marquis de Clermont-Chatte, galant homme qui avait eu tour à tour les faveurs de la belle et grande princesse de Conti, fille de Louis XIV, de mademoiselle Chouin, la Maintenon du grand Dauphin, et de madame de Parabère.

Ce n'était plus le temps des fastueuses frivolités et des ruineuses magnificences, le temps des grandes nuits, de cette troupe de théâtre et de musique où l'on comptait Baron, la Beauval, Roselli, etc. Les divertissements de Sceaux, de 1730 à 1750, sont plus tranquilles, plus modestes, plus sages. Mais sauf la perpétuelle contrainte d'une hospitalité qu'il fallait acquitter par une entière soumission à une princesse capricieuse, despotique, jalouse et insatiable de petits vers, les derniers courtisans de Ludovise étaient heureux, et passaient fort agréablement leur temps. L'esprit, en ce temps-là, sauvait de tout et faisait passer sur tout.

Les amusements les plus habituels étaient, outre la table et la conversation, des promenades sur l'eau, des haltes sous les vieux arbres, dont plus d'un a abrité des cercles conteurs et rieurs semblables à ceux du Décaméron, des réveillons terminés par le couplet obligé, où chacun payait de bonne grâce son écot de gaieté et de malignité, des réunions solennelles et plaisantes de cet ordre de la Mouche à miel, devenu inoffensif'; enfin la comédie, sur ce

1 Mémoires du président Hénault, p. 116.

2 Depuis que la découverte de la conspiration de Cellamare avait émoussé un aiguillon qui n'eût pas mieux demandé que d'être piquant et venimeux.

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