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« Causant un jour avec madame du Deffand, elle se plaignait trèsamèrement de M. d'Alincourt. « Je ne vous conseille pas, lui dit madame » du Deffand, de donner trop d'éclat à vos plaintes.

» donc ? »

"

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Pourquoi

C'est que le public interprète fort mal les plaintes entre » gens qui se sont aimés. » Comment! est-ce que vous croyez aussi, » comme les autres, que j'aie été bien avec M. d'Alincourt? » Mais » sans doute,» répond madame du Deffand. Et voilà madame de Prie à se récrier contre cette calomnie, à donner mille raisons pour s'en justifier. Madame du Deffand écoutait très-froidement cette apologie. « Vous n'êtes pas convaincue ? » Et sur quoi donc jugez-vous » que M. d'Alincourt a été mon amant? »

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» dit.

de Prie. »

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Non.

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C'est que vous me l'avez Vraiment! je l'avais oublié,» répondit tranquillement madame

Dès 1725, nous trouvons des traces des relations entre Voltaire et madame du Deffand, traces surtout multipliées depuis 1732, époque de leurs rencontres fréquentes à Sceaux.

La Correspondance de l'homme auquel, en femme et intellectuellement parlant, madame du Deffand ressembla le plus, nous la montre profitant, en 1725, au château de la Rivière-Bourdet, aux environs de Rouen, de l'hospitalité d'une amie de Voltaire, qui fut même pour lui quelque chose de plus, la présidente de Bernières.

« Je m'imagine, écrit-il à la présidente, que vous faites des » soupers charmants, » et il applique à nos deux spirituelles gour-. mandes ces vers de Voiture :

Que vous étiez bien plus heureuses
Lorsque vous étiez autrefois

Je ne veux pas dire amoureuses :
La rime le veut, toutefois.

Il ajoute: «Je préférerais bien votre cour à celle-ci (de Fontai» nebleau), surtout depuis qu'elle est ornée de madame du Deffand... » Quand on est avec madame du Deffand et M. l'abbé d'Amfre» ville, il n'y a personne qu'on ne puisse oublier.

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Un jour, avec la liberté un peu impertinente de l'après-dinée, il lui adressait, avec cette inscription atténuante: « Fait chez vous, ce 8 janvier, après diner, » cet impromptu cavalier :

Qui vous voit et qui vous entend

Perd bientôt sa philosophie,

Et tout sage avec du Deffand

Voudrait en fou passer sa vie.

En 1728, à trente-deux ans, madame du Deffand n'avait encore rien perdu de ce pouvoir fascinateur qui s'appuyait à la fois sur une jolie figure et beaucoup d'esprit. L'un et l'autre lui faisaient des amis qui n'eussent pas mieux demandé que de devenir ses amants.

Mais soudain convertie par le salutaire dégoût de l'expérience, elle résolut de se ranger, et de profiter du congé qui l'avait débarrassée d'un tiers importun (sans doute toujours Delrieu du Fargis), pour rentrer avec son mari. Mademoiselle Aïssé, une amie qui honore, malgré l'unique faiblesse, madame du Deffand, s'indigne avec trop de rigueur de l'insuccès, facile à prévoir, d'une démarche si raisonnable mais si imprévue, pour qu'on ne pense pas qu'elle l'avait conseillée et inspirée. Elle aimait madame du Deffand, dont sa grâce, ses malheurs, son bon sens délicat, sa naïveté touchante, avaient fondu la glace critique et apprivoisé le cœur, au point de la rendre capable de dévouement. Elle avait poussé la sollicitude, et c'est là un trait des mœurs du temps où tout, même le bien, a sa pointe fatale de corruption, jusqu'à essayer de lui donner un ami (et l'on sait trop ce que veut dire ce mot, d'homme à femme, avant cinquante ans) digne d'elle dans la personne du président Berthier de Sauvigny ', qui la poursuivait elle-même de flammes platoniques, mais indiscrètes. A l'avantage d'être débarrassée se joignait donc à ses yeux l'avantage de pourvoir convenablement son amie de l'indispensable sigisbé.

Je suis parvenue, dit la Circassienne devenue Française et trèsFrancaise, à lui faire faire connaissance avec madame du Deffand. Elle est belle, elle a beaucoup de grâces; il la trouve aimable j'espère qu'il commencera un roman avec elle qui durera toute la vie 2. »

:

C'est en décembre 1728 qu'éclata ce nouveau scandale, qui peint au vif madame du Deffand, et qui marqua sa réputation d'une note fâcheuse, que douze années de réserve et de décence n'effacèrent que peu à peu. L'officieuse mademoiselle Aïssé était allée à la quête d'une maison où madame du Deffand pût trouver un appartement convenable, et elle se flattait de l'espoir qu'une réconciliation conjugale inaugurerait heureusement cette nouvelle demeure. Elle a raconté sa déception en ces termes :*

Je veux vous parler de madame du Deffand; elle avait un violent désir, pendant longtemps, de se raccommoder avec son mari; comme elle a de l'esprit, elle appuyait de très-bonnes raisons cette envie; elle agissait dans plusieurs occasions de façon à rendre ce raccommodement désirable et honnête. Sa grand'mère meurt, et lui laisse quatre mille

1 Probablement le président à la cinquième chambre des requêtes, mort en

1745.

2 Sans doute en tout bien tout honneur », mais on ne le dit pas. Lettres d'Aissé, éd. Ravenel, p. 163.

3 Lettres, p. 185.

4 Elle mourut à Paris, le 11 juin 1728, âgée de quatre-vingt-deux ans.

livres de rente; sa fortune devenant meilleure, c'était un moyen d'offrir à son mari un état plus heureux que si elle avait été pauvre. Comme il n'était point riche, elle prétendait rendre moins ridicule son mari de se raccommoder avec elle, devant désirer des héritiers. Cela réussit comme nous l'avions prévu. Elle en reçut des compliments de tout le monde. J'aurais voulu qu'elle ne se pressât pas autant; il fallait encore un noviciat de six mois, son mari devant les passer naturellement chez son père. J'avais mes raisons pour lui conseiller cela; mais comme cette bonne dame mettait de l'esprit, ou, pour mieux dire, de l'imagination au lieu de raison et stabilité, elle emballa la chose de manière que le mari amoureux rompit son voyage et vint s'établir chez elle, c'est-à-dire à dîner et souper; car pour habiter ensemble elle ne voulut pas en entendre parler de trois mois, pour éviter tout soupçon injurieux pour elle et son mari. C'était la plus belle amitié du monde pendant six semaines; au bout de ce temps-là, elle s'est ennuyée de cette vie, et a repris pour son mari une aversion outrée; et sans lui faire de brusqueries, elle avait un air si désespéré et si triste, qu'il a pris le parti d'aller chez son père. Elle prend toutes les mesures imaginables pour qu'il ne revienne point. Je lui ai représenté durement toute l'infamie de ses procédés ; elle a voulu, par instances et par pitié, me toucher et me faire revenir à ses raisons; j'ai tenu bon, j'ai resté trois semaines sans la voir; elle est venue me chercher. Il n'y a sorte de bassesses qu'elle n'ait mises en usage pour que je ne l'abandonnasse pas. Je lui ai dit que le public s'éloignait d'elle comme je m'en éloignais; que je souhaiterais qu'elle prît autant de peine à plaire à ce public qu'à moi; qu'à mon égard, je le respectais trop pour ne lui pas sacrifier mon goût pour elle. Elle pleura beaucoup, je n'en fus point touchée. La fin de cette misérable conduite, c'est qu'elle ne peut vivre avec personne, et qu'un amant qu'elle avait avant son raccommodement avec son mari, excédé d'elle, l'avait quittée; et quand il eut appris qu'elle était bien avec M. du Deffand, il lui a écrit des lettres pleines de reproches; il est revenu, l'amour-propre ayant réveillé des feux mal éteints. La bonne dame n'a suivi que son penchant, et sans réflexion, elle a cru un amant meilleur qu'un mari; elle a obligé ce dernier à abandonner la place. Il n'a pas été parti, que l'amant l'a quittée. Elle reste la fable du public, blâmée de tout le monde, méprisée de son amant, délaissée de ses amies; elle ne sait plus comment débrouiller tout cela. Elle se jette à la tête des gens, pour faire croire qu'elle n'est pas abandonnée; cela ne réussit pas l'air délibéré et embarrassé règne tour à tour dans sa personne. Voilà où elle en est, et où j'en suis avec elle.

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Madame du Deffand ne semble pas avoir gardé rancune à mademoiselle Aïssé de la sévérité de ses reproches, et c'est ici le lieu d'admirer qu'une personne de son rang et de son caractère ait supporté l'humiliation de s'entendre gourmander par une femme que sa condition dans la maison de Ferriol élevait à peine au-dessus de la haute domesticité, mais qui, par l'esprit et le tact, s'était fait une autorité. Cette autorité, on la subissait naturellement, et par le charme même qu'elle y savait mettre. Sans cette séduction irrésis

tible, elle eût pu trouver des rebelles, car elle-même ne s'était pas défendue des faiblesses de son sexe et de son temps. Le chevalier d'Aydie avait fait céder l'orgueil de sa vertu, et la passion avait mêlé ses flammes à sa précoce raison. Aïssé était amante et mère, et cependant les Parabère, les Tencin, les du Deffand, se courbaient avec une sorte de respect sous les arrêts de cette personne étrange, inspirée, angélique, dont une unique faute semblait encore relever la vertu, comme une tache unique fait ressortir la blancheur de l'hermine. Hermine humaine, Aïssé devait mourir du combat de ses principes et de ses désirs, de ses regrets et de ses remords. Elle devait mourir de cette impossibilité d'avouer son amant et sa fille. La maladie qui devait l'emporter précipita sa résolution de détachement absolu, d'héroïque renoncement, ef fit une jeune sainte de cette martyre de l'amour et du devoir. Cette maladie était surtout morale, et voilà pourquoi les médecins n'y comprenaient rien. Elle s'appelle la maladie du sacrifice. La foi seule en peut adoucir les tourments. Aïssé le sentit, et son âme terrestre et profane, sa passion en un mot, semble s'exhaler dans ce dernier regret. « Il m'a "appris (M. Saladin) le mariage de mademoiselle Ducrest avec » M. Pictet. Ah! le bon pays que vous habitez, où l'on se marie » quand on sait aimer, et quand on s'aime encore. Plût à Dieu » qu'on en fit autant ici!» A partir de ce moment, Aïssé n'a plus qu'une âme, la céleste, celle qui aspire uniquement à Dieu. Elle se donne tout entière à des pensées de repentir, de confession, de pénitence, de salut. Et quelles sont les amies dévouées, les ingénieuses complices qui secondent ses projets comme on favorise une évasion, qui la dérobent à l'inquisition de madame de Ferriol et de madame de Tencin, à la vigilance de leur garde de dévotes, qui arrachent enfin cette belle proie au confesseur moliniste, au confesseur de madame de Ferriol, dont elle est plus occupée que des médecins. C'est, avec le chevalier, madame de Parabère et madame du Deffand. Oui, vraiment, la pétulante et étourdie Parabère, qui s'appelle Madeleine, et qui veut qu'on lui pardonne parce qu'elle a beaucoup aimé, celle à qui le Régent disait : « Tu auras beau » faire, tu seras sauvée. » Oui, vraiment, madame du Deffand, cette femme qu'on dit si sèche, si vindicative, si sceptique. Aïssé ellemême ne peut s'empêcher de s'en étonner et d'y voir une sorte de coup de grâce.

« Vous serez étonnée quand je vous dirai que mes confidentes et » les instruments de ma conversion sont mon amant, mesdames de

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» Parabère et du Deffand, et que celle dont je me cache le plus,

C

» c'est celle que je devrais regarder comme ma mère. Enfin, ma» dame de Parabère l'emmène dimanche, et madame du Deffand » est celle qui m'a indiqué le P. Boursault, dont je ne doute pas que » vous ayez entendu parler. Il a beaucoup d'esprit, bien de la con» naissance du monde et du cœur humain, il est sage, et ne se pique » point d'être un directeur à la mode. Vous êtes surprise, je le vois, » du choix de mes confidentes; elles sont mes gardes, et surtout » madame de Parabère, qui ne me quitte presque point et a pour » moi une amitié étonnante; elle m'accable de soins, de bontés et » de présents. Elle, ses gens, tout ce qu'elle possède, j'en dispose » comme elle et plus qu'elle. Elle se renferme chez moi toute seule » et se prive de voir ses amis. Elle me sert sans m'approuver ni » me désapprouver, c'est-à-dire m'a écoutée avec amitié, m'a offert » son carrosse pour envoyer chercher le P. Boursault, et, comme » je vous l'ai dit, emmène madame de Ferriol pour que je puisse » être tranquille. Madame du Deffand, sans savoir ma façon de » penser, m'a proposé d'elle-même son confesseur. Je ne doute » point que ce qui se passe sous leurs yeux ne jette quelque étin» celle de conversion dans leur âme. Dieu le veuille'!"

"

Le bizarre conflit d'incompatibilité d'humeur, si sévèrement jugé par mademoiselle Aïssé, finit par une séparation judiciaire et définitive, dont la date est inconnue, entre le mari, la femme et l'amant. M. du Deffand se résigna silencieusement à un veuvage anticipé. M. Delrieu du Fargis chercha et trouva dans madame de Sabran une maitresse qui eût moins de scrupules ou plutôt moins de caprices, et il noua avec cette femme originale, autre épave de la satiété du Régent, une liaison à laquelle il demeura fidèle jusqu'à sa mort (février 1733). Pour madame du Deffand, fatiguée de ces secousses, désireuse d'achever sa jeunesse dans une cour sans orages, et une passion sans épreuves, Sceaux, sa châtelaine et sa société lui offraient le port le plus désirable après les naufrages de l'intrigue et de l'amour: une princesse spirituelle qui n'était plus rien que par l'esprit et qui se pliait de plus en plus à la nécessité de plaire; une confidente maligne et discrète, madame de Staal, et un amant sans exigences d'aucune espèce, plus commode et plus sûr qu'un mari, le président Hénault. Son entrée dans la vie de madame du Deffand, si modeste qu'elle n'a point de date, en marque la seconde phase, celle des relations brillantes, des hospitalités choisies, des amitiés honorables, de l'aisance tranquille, de la réputation croissant avec l'autorité, celle qui prépare le 1 Lettres d'Aïssé, p. 268, 269.

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