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habita à Avignon, où elle mourut en 1769. Nous verrons en 1778 son fils, le marquis d'Aulan, venir un moment, à l'appel de sa tante, demeurer avec elle.

Ainsi, par sa famille ou celle où elle allait entrer, Marie de Vichy-Chamrond, marquise du Deffand, devait se trouver riche d'alliances qui lui assuraient une place et même un rang à la

cour.

Elle était par exemple, en 1742, au milieu de sa vie, nièce de madame la duchesse de Luynes, dame d'honneur de la Reine, parente éloignée du duc de Choiseul, issu du second mariage de sa grand'mère, et c'est là l'occasion de ce surnom de grand'maman qu'elle donnera dans ses lettres à la duchesse de Choiseul, qui aurait pu être sa petite-fille. Elle était alliée aux Chavigny, à la duchesse de Châteauroux (la Tournelle); enfin l'archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, futur cardinal-ministre, était son arrière

neveu.

Nous voyons, par le contrat de mariage de madame du Deffand, qu'elle avait perdu sa mère de bonne heure, et qu'elle avait pour tuteurs honoraires son aïeule et M. Bouthillier de Chavigny, son oncle, nommé à l'archevêché de Sens. Nous y voyons aussi que sa fortune, qui devait s'élever plus tard, d'après son propre compte, à trente-cinq mille livres de rente, était alors beaucoup moindre, son mari n'étant pas très-riche, et ne retirant guère plus de cent pistoles de sa charge de lieutenant général de l'Orléanais. La liquidation des reprises dotales établies sur ce contrat ne devait pas, en 1750, s'élever à plus de cent mille livres.

Nous connaissons maintenant la famille, l'éducation, le caractère et la fortune de madame du Deffand. Nous connaissons aussi les mœurs de son temps; grâce à ces préliminaires un peu minutieux, mais si instructifs, nous possédons le flambeau qui éclairera tous les mystères de sa vie. Nous n'avons plus besoin que d'en dérouler le tableau. Et après l'avoir vue entrer dans le monde en pleine année 1718, belle, gracieuse, spirituelle, coquette, impatiente de plaire et peut-être de dominer, au bras d'un mari qu'elle connaissait à peine et qu'elle n'aimait guère, nous ne nous étonnerons pas trop de la retrouver bientôt (sans son mari) avec d'autres femmes de grand esprit mais de moyenne vertu, à ces bals de l'Opéra et à ces soupers du Palais-Royal, où le Régent, « qui gâta tout en France", narguait les Philippiques et déployait, comme l'a dit Duclos, « toutes les qualités qui ne sont pas des qualités de prince. »

IV

Le fait important, moralement parlant, de cette première période de liberté, car alors une jolie femme était émancipée par le mariage, c'est le goût passager, comme tous ses goûts, que madame du Deffand inspira au Régent, à un homme à la fois inconstant par tempérament et par système. Nous retrouvons dans les chroniqueurs contemporains plus d'une trace des relations de madame du Deffand, pendant la Régence, avec madame de Parabère, madame de Prie, surtout madame d'Averne, et nous ne serions pas étonné qu'elle fût entrée dans l'intimité du Palais-Royal précisément à la suite de madame d'Averne, qui nous paraît avoir été, à ce moment, sa meilleure amie. On sait qu'une rivalité, surtout une rivalité passagère, n'entraînait entre ces maîtresses " alternatives et consécutives, comme dit Marais, que le Régent avait dressées à l'insouciance du sérail, aucune rupture ni aucun éclat. Quoi qu'il en soit, il nous est impossible de préciser d'une façon authentique le moment de la passagère faveur de madame du Deffand. L'unique témoignage que nous en ayons est celui de Walpole, qui ne pouvait tenir le fait que de madame du Deffand elle-même, ce qui donne une grande autorité à son indiscrétion.

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On voit donc dans une lettre d'Horace Walpole à son ami le poëte Gray, que madame du Deffand fut un moment la maîtresse du Régent. Ailleurs, il parle de quinze jours. Et la brièveté de cette liaison intime n'a rien d'invraisemblable. Quinze jours doivent être longs comme une éternité, entre un homme qui a pris une maîtresse pour se distraire et une femme qui a pris un amant pour se désennuyer. C'est l'ennui, l'incurable ennui qui avait mis le Régent aux pieds d'une femme qui ne semblait point ennuyeuse. C'est aussi l'ennui, dont madame du Deffand dit plus tard « qu'il a été et sera la cause de toutes ses fautes», qui l'avait rendue sensible aux hommages d'un homme qui, quoique prince, ne semblait pas un sot. Vrai marché de dupe, dont il fallut bien reconnaitre la vanité au bout de quinze jours. Il fallait au Régent, pour l'amuser, une femme jolie et niaise; il fallait à madame du Deffand, pour la distraire, l'amour d'un aimable imbécile. Mais on se résigne difficilement à des choix aussi désespérés. Et voilà pourquoi, d'expérience en expérience, de déception en déception, le Régent et madame du Deffand, acharnés après leur chimère, s'ennuyèrent toute leur vie.

Au bout de quinze jours donc, on convint, de part et d'autre,

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avec une bonne foi mutuelle, une réciproque bonne grâce, que l'on ne pouvait pas se convenir; et la liaison intime se dénoua, avant l'odieux ou le ridicule, par le plus opportun des divorces. Mais le Régent avait trop d'esprit pour renoncer à madame du Deffand tout entière. De son côté, elle raffolait malgré elle de ce grand sceptique. Tout s'arrangea pour le mieux dans une amitié où il entrait plus de sympathie que d'estime, et où madame du Deffand, qui ne contribuait plus qu'à l'agrément de celui dont elle n'avait pas su faire le bonheur, put essayer, sans qu'il le trouvât mauvais, de le faire contribuer à sa fortune.

Nous la voyons, dès 1721, tendre partout le piége irrésistible de son esprit, de sa gaieté, de ses grâces. Elle prit bien un second amant par habitude; il n'y a que le premier pas qui coûte dans la crédulité du cœur comme dans celle de l'esprit. Mais nous ne pensons pas que les feux d'une femme qui se déclarait elle-même « sans tempérament ni roman » aient été jamais bien vifs. L'important à ce moment, c'était d'être bien avec la maîtresse régnante, et de profiter de la faveur de celles qui avaient été plus habiles ou plus heureuses qu'elle. C'est ainsi qu'en août 1721, nous voyons madame du Deffand passée à l'état d'inséparable de madame d'Averne, dont le règne commence, et dont l'étoile vient d'éclipser l'astre pâli de madame de Parabère; et, ce qui prouve sa finesse, sans se brouiller cependant avec cette dernière.

Les Mémoires de Matthieu Marais ', le chroniqueur naïf et salé de la Régence, vont devenir, sur cette période délicate de la vie de madame du Deffand, notre unique guide, et nous tombons fort bien, car c'est un guide de belle humeur :

« Le Régent a donné une fête magnifique à la maréchale d'Estrées, dans une maison de Saint-Cloud, qui était autrefois à l'électeur de Bavière. Madame d'Averne y était brillante, avec madame du Deffand et une autre dame. Plusieurs autres dames se sont excusées d'y venir, et n'ont point voulu prendre part à cette joie. Il y avait beaucoup d'hommes de la cour du Régent. La fête a duré une partie de la nuit. Les jardins de Saint-Cloud étaient illuminés de plus de vingt mille bougies, qui faisaient avec les cascades et les jets d'eau un effet surprenant. Tous les carrosses de Paris étaient dans le bois de Boulogne, à Passy et à Auteuil, et on voyait de toutes parts les délices de Caprée 3.

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Il y avait, dit un autre Journal sur la Régence, celui de l'employé de la Bibliothèque, Buvat, que vient de publier notre érudit et ingénieux

1 Publiés par nous chez F. Didot; 4 vol. in-8°, 1862-1864.

2 Sur la côte, à droite du pont. (Barbier.)

3 Journal et Mémoires de Matthieu Marais, 30 juillet 1721. T. II, p. 181, 182. Voir aussi Barbier, t. Ier, p. 144.

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confrère M. E. Campardon 1, douze hommes et douze femmes priés pour le souper en habits neufs. »

Ces personnes étaient, outre M. le duc d'Orléans, amphitryon, M. de Vendôme, ci-devant grand prieur de France, le duc de Brancas, le maréchal et la maréchale d'Estrées, madame de Flavacourt, madame de Tilly, madame du Deffand, le marquis de Biron, le marquis de la Fare, le marquis de Simiane, le comte de Francey, le comte de Senneterre, le marquis de Lambert, le comte de Melun, le comte de Clermont, M. du Fargis.

- Après le souper, qui fut des plus somptueux, il y eut un bal où se trouvaient un grand nombre de personnes de Paris, en masque, et qui dura jusqu'au lendemain matin. On assurait que cette fête avait coûté

cent mille écus 2. »

« Il a paru, ajoute Marais, des vers que l'on a mis dans la bouche de madame d'Averne en donnant un ceinturon au Régent. »

Et ces vers étaient, devinez de qui? De Voltaire, assez mauvais poëte, vraiment, quand il se faisait courtisan.

Depuis OEdipe, Arouet, corrigé par la prison et par la gloire, s'appelait Voltaire. Il avait changé de nom, s'il faut l'en croire, pour ne pas être confondu avec le poëte Roy, très-satirique et son ennemi. Il avait aussi changé de politique. Le poëte imprudent qui avait jeté dans la circulation maint quatrain mordant, mainte insolente épigramme contre le Régent et sa fille, était bien revenu de ses égarements. Il avait, dans la préface d'OEdipe, tout désavoué de ce compromettant bagage; il avait solennellement brûlé ce qu'il avait adoré, et réciproquement. Depuis lors, pensionné, médaillé, il s'était insinué à la cour, entre Richelieu et Brancas, ses deux amis. Il avait reconquis, à force d'esprit, les bonnes grâces du Régent, qui l'avait nommé, en attendant mieux, son ministre secrétaire d'État au département des niaiseries. Il aspirait à mieux, en effet, dissimulant, sous ces frivoles dehors, une ambition qui n'allait à rien moins qu'à briguer une mission politique, qu'il sollicitait indirectement en rappelant à Dubois les noms de Néricault,, d'Addison et de Prior, moitié littérateurs, moitié diplomates. Rien ne lui coûtait pour arriver à son but, surtout ces petites flagorneries rimées qu'il oublia toute sa vie sur la toilette des d'Averne, des de Prie, des Châteauroux, des Pompadour et même des du Barry.

1 Chez H. Plon, 2 vol. in-8°.

2 Journal de Buvat.

C'est une date importante dans la vie intime de madame du Deffand que cette fête galante du mercredi 30 juillet 1721, où elle brave, à côté de madame d'Averne, la curiosité et le scandale. C'est peut-être à cette fête, dans l'éblouissement de cette illumination féerique, dans l'enivrement de la musique et des vers, qu'elle connut ou du moins qu'elle distingua un homme qui allait Jouer un certain rôle dans son existence, ce souple et joyeux Delrieu du Fargis, un des roués de ces soupers du Palais-Royal, où chacun avait un surnom plus que familier, et où il répondait à celui de l'Escarpin ou du Bon enfant. C'est là aussi sans doute que commença avec Voltaire, poétique aide de camp de la favorite à qui elle soufflait son esprit, une amitié qui, en dépit de ces frivoles auspices, devait durer toute leur vie'.

Madame du Deffand, sceptique depuis qu'elle pensait, et qui savait que dans les sociétés civilisées la fortune aussi est une considération, chercha à se dédommager par quelques profits de ce qui manquait, du côté de l'honneur, à ce rôle équivoque de confidente qu'elle joua dans la comédie amoureuse de madame d'Averne. De cela comme du reste, elle esquivait l'odieux à force de grâce et le ridicule à force d'esprit.

Marais a levé un coin du voile qui a dérobé jusqu'ici à l'historien et au moraliste les faiblesses mystérieuses de cette vie où une aube quelque peu troublée précède un midi si brillant.

"

Madame du Deffand, dit-il à la date de septembre 1722, a obtenu six mille livres de rente viagère sur la ville par ses intrigues avec madame d'Averne et les favoris du Régent. Tantôt bien, tantôt mal avec eux, elle a pris un bon moment et a attrapé ces six mille livres de rente, qui valent mieux que tout le papier qui lui reste. »

C'est à ce moment qu'éclate aussi, dans ce ménage dos à dos, la première révolte du mari, la première et scandaleuse rupture. Le marquis du Deffand, à qui on n'avait pas ménagé les casus belli conjugaux, avait, il faut lui rendre cette justice, répondu par une patience des plus philosophiques à ces provocations d'une première ivresse de liberté. Il avait tout attendu du temps, de la raison, de la lassitude qui succède aux mondaines intempérances. Mais c'était se flatter d'une victoire impossible sur la complicité

1 Voir, sur cette fête de Saint-Cloud, que le Régent croyait donner à madame d'Averne qui l'avait dédiée à Richelieu, qui y cherchait madame de Mouchy, laquelle ne songeait qu'à Riom, sur cette cascade d'illusions, ces ricochets d'infidélités qui rendent la moralité de cette histoire si comique, nos Maîtresses du Régent, 2e édition, p. 362 à 375.

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