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couramment comme une épître de Voltaire, elle interrompait le lecteur en s'écriant : « Eh mais... est-ce que vous comprenez quelque chose à cela, vous?» Triste et touchante leçon que cette impuissance de l'orgueil à faire ce qui est si facile à la modestie et à l'humilité!

III

Par une coïncidence qui peut ressembler à une fatalité, mademoiselle de Vichy, jeune, jolie, spirituelle, mais peu riche, entra dans le monde par la porte du mariage, en pleine Régence, c'est-àdire en pleine Fronde des mœurs, émancipées des sévères disciplines de la fin du règne précédent, et prenant gaiement leur revanche de quinze ans de dévotion forcée. Nous avons essayé de démêler, dans notre livre des Maitresses du Régent, les principaux caractères de cette corruption universelle qui devait monter, monter sans cesse, comme une mer d'ignominie, et engloutir, dans son impur tourbillon, toutes ces antiques vertus sans lesquelles il n'est plus ni famille ni société. C'est le 2 août 1718, au moment où la réaction de la débauche est la plus ardente, au moment où Paris, dans une nudité cynique, cuve le vin des petits soupers et l'or de Law; au moment où le mariage n'est plus qu'une formalité, où la fidélité est ridicule, que mademoiselle de Vichy fut jetée par la sollicitude d'une famille impatiente de lui donner un répondant légal, et rassurée d'ailleurs par les convenances qui garantissent tout, excepté le bonheur, dans les bras d'un mari qu'elle ne connaissait même pas avant le jour où elle lui appartint pour jamais.

« Tout était parfaitement assorti, excepté les caractères, qui ne " se convenaient pas du tout. »

Examinons un peu, l'étude en vaut la peine, ce milieu social, où va entrer aux bras d'un homme en qui elle n'a aucune confiance, et qui, dès le premier jour, a dû trembler sur sa conquête, cette jeune fille affligée du malheur de ne pas croire aux miracles.

« L'amour dans le mariage n'est plus du tout à la mode et " passerait pour ridicule, » disait Madame dès 1697. Le 12 juin 1699, » elle s'écriait, indignée : « Le mariage est devenu pour moi un objet » d'horreur. »

Le 16 août 1721, elle ajoutait : « On trouve bien encore parmi "les gens d'une condition inférieure de bons ménages, mais parmi » les gens de qualité, je ne connais pas un seul exemple d'affection » réciproque et de fidélité 1. "

1 Je n'en sais que trois : celui de madame de Louvois, qui mourut de la

Une autre fois elle dit : « Aimer sa femme est une chose tout à » fait passée de mode: on n'en trouve ici aucun exemple, c'est » une habitude complétement perdue; mais à bon chat bon rat: » les femmes en font bien autant pour leurs maris. »

C'était un tohu-bohu universel, un renversement complet des anciennes traditions et des anciennes convenances. La tête avait tourné, dans ce perpétuel bal de l'Opéra qui est la Régence, à tout le monde, même aux plus graves. C'était le temps où le savant Berryer sortait à demi fou d'une représentation d'Isis; où le recteur de l'Université, M. Petit de Montempuys, allait se faire surprendre, déguisé en femme, à l'Opéra; où il était de bon ton à un évêque d'avoir des maîtresses; où le duc d'Aumont et le duc de Mazarin vivaient et mouraient chez des danseuses; où d'Argenson se composait un sérail à Notre-Dame du Traisnel; où d'Aguesseau lui-même, l'honnête homme par excellence, le vir uxorius, toujours épris de sa femme, se laissait appeler par la maréchale d'Estrées «mon folichon ».

C'était le temps où il arrivait, d'après Madame, « des choses qui » montrent, selon moi, dit-elle, que Salomon a eu tort de dire qu'il » n'y avait rien de neuf sous le soleil. »

"

« C'est ainsi que madame de Polignac a dit à son mari: « Je suis » grosse, vous savez bien que ce n'est pas de vous; mais je ne vous » conseille pas de faire du bruit, car s'il y a procès à cet égard, vous perdrez, et vous savez bien quelle est la loi dans ce pays-ci: tout » enfant né dans le mariage appartient au mari. Ainsi cet enfant est bien » à vous; d'ailleurs je vous le donne. »

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Et cette madame de Polignac avait une digne rivale dans cette madame de Nesle, avec laquelle elle devait se battre au bois de Boulogne au pistolet, « pour ce grand veau de Soubise », comme dit Madame, car cette époque de décadence universelle ne l'est pas moins de la langue et de la politesse que des mœurs.

De concession en concession, d'accommodement en accommodement, de chute en chute enfin, on allait en venir comme Richelieu, comme M. le duc de la Feuillade, comme M. le Duc, à ne pas même vouloir consommer le mariage et à se faire une espèce de gloire de la stérilité de sa femme. D'autres, au bout de quelques jours, ayant tranquillement savouré leur lune de miel, renvoyaient, petite vérole, prise en soignant son mari; celui de la tendre, sensible et fidèle Pénélope du pacha à trois queues l'aventureux Bonneval; enfin madame de Croissy. (V. notre édition des Lettres de madame du Deffand, t. II, p. 216.) On peut citer aussi, à la rigueur, le ménage Mirepoix, le ménage Beauvau et le ménage Maurepas.

comme le prince Charles, au couvent ou chez leur père leur jeune femme à peine déniaisée. A ceux-ci il ne fallait que des prémices, et ils jetaient la fleur avant le fruit. A ceux-là, il ne fallait, au contraire, que des rebuts. Et jamais la définition si profonde de l'adultère par Aristote : "L'adultère est une curiosité de la volupté d'autrui,» n'a été plus à la mode. Voilà le mariage tel que les maris, les femmes et les amants, les Richelieu, les Riom, les d'Alincourt, les Soubise, les Lassay, les ducs de Bourbon, les princes de Conti, les madame de Retz, de Boufflers, de Gacé, de Parabère, de Sabran, de Phalaris, d'Averne, du Brossay, de Pramenoux, de Polignac, de Nesle, de Prie, de Courchamp, de SainteMaure, de la Vrillière l'avaient fait, ou le devaient faire.

Chamfort aurait déjà pu dire: « Le mariage, tel qu'il se pratique chez les grands, est une indécence convenue. »

C'est durant cette orgie effrénée qui dura de 1715 à 1725, jusqu'au moment où la corruption ayant creusé son lit corrosif, se régularise et bat en brèche, mais sourdement, tous les fondements sociaux, c'est durant cette halte dans la boue, où toute femme qui n'a pas un amant est plus décriée que si elle en avait dix, et où, en revanche, le sigisbéisme conjugal devient un art des plus délicats et même « un état dans le monde », que mademoiselle de Vichy épousa, le 2 août 1718, Jean-Baptiste-Jacques de la Lande, marquis du Deffand.

C'est le moment de donner quelques détails sur cette généalogie qui explique les parentés et les relations de madame du Deffand, et qui nous procure comme une première vue sur son cœur et sur son salon.

Nicolas Brulart, premier président du parlement de Bourgogne, père de madame la duchesse de Luynes, dame d'honneur et favorite de Marie Leczinska, femme du duc chroniqueur qui a continué Dangeau et auquel nous devons ces détails, avait une sœur qu'épousa M. de Bizeuil (Amelot).

M. de Bizeuil eut deux filles, dont l'une épousa M. Follin et l'autre M. de la Lande.

Madame de la Lande eut cinq enfants, dont deux garçons, qui sont MM. de la Lande du Deffand. L'aîné a épousé mademoiselle de Chamrond, fille d'une sœur de madame de Luynes; c'est madame la marquise du Deffand.

Les trois sœurs de MM. de la Lande sont mesdames d'Ampuces, de Gravezon et de la Tournelle. Madame de la Tournelle est mère de M. de la Tournelle, qui mourut il y a environ dix-huit mois,

et qui avait épousé madame de Mailly (madame de Châteauroux)'.

Comme on le voit par cet aperçu, dans le mariage de mademoiselle de Chamrond, fille d'une sœur de madame de Luynes et petite-fille du premier président Brulart, avec M. de la Lande, petitfils d'une sœur du même premier président Brulart, devaient se rejoindre, pour ainsi dire, les deux branches de la même race, et se confondre, mélangé des alliances de deux générations, le même sang originel.

Les du Deffand sont une excellente maison de l'Orléanais, investie à cette époque, de père en fils, de la lieutenance générale de ce pays. Une femme spirituelle et intrigante, favorite de madame de Guise, sœur de mademoiselle de Montpensier et dont il est longuement question dans ses Mémoires, pour lesquels, en raison de cette devancière fort digne d'elle, madame du Deffand avait un faible particulier, avait préparé, par toutes sortes de manéges, les voies à cette famille jusque-là fort inconnue à la cour et dans les emplois.

« On donna, dit Mademoiselle, madame du Deffand à ma sœur de Guise. C'était une femme du Poitou, fille d'une manière de gentilhomme qui avait été maître d'hôtel du feu comte de Fiesque, mari d'une gouvernante. Elle avait quelque bien. Elle avait épousé M. du Deffand, gentilhomme du Poitou, très-débauché. Elle était séparée d'avec lui. Elle était jolie et avait beaucoup d'esprit. »

Femme intrigante et souple, madame du Deffand s'était glissée, en rampant, de la domesticité de madame la maréchale de la Meilleraye, jusqu'à la faveur qui la mit subitement en lumière.

« Elle était d'une agréable conversation. L'intendant du Poitou, qui était M. de la Villemontier, ne se déplaisait pas avec elle. Lorsque la cour y alla, il l'introduisit auprès de M. le Tellier, qui aimait à la faire causer les soirs avec lui. Elle se vit quelque crédit par les amis qu'elle s'était ménagés. Elle se figura que son savoir-faire ne lui serait pas inutile, si elle allait à Paris. Lorsqu'elle y fut venue, elle s'introduisit chez madame la duchesse d'Aiguillon. Cette femme avait l'esprit flatteur et insinuant. Elle se mit bien dans le sien, et allait très-souvent avec elle à Saint-Sulpice. Elle dansait le tricotet à Poitiers de façon à être remarquée de la Reine........... »

Bref, elle fut attachée à la grande-duchesse de Toscane, sœur de Mademoiselle. Elle se fit amie de tout le monde et de madame la grande-duchesse par sa souplesse naturelle...

1 Mémoires du duc de Luynes, juin 1742, t. IV, p. 167. — V. aussi t. XI, avril 1751, p. 101.

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Son jugement ne répondait pas au feu qu'elle avait dans l'esprit. Elle ne fut pas longtemps à y faire des fautes, et contribua beaucoup à donner à ma sœur du dégoût de son mari et de son pays. Elle s'entremit de quelques négociations entre eux. Elle poussait ma sœur d'un côté et M. le grand-duc de l'autre... »

Avec tout cela, elle arriva à être dame d'honneur de madame de Guise, et à avoir l'honneur d'entrer dans le carrosse de la Reine et de manger avec elle'.

Le marquis du Deffand, petit-fils de la dame, était né en 1688, et avait par conséquent huit ans seulement de plus que sa femme, c'est-à-dire, en 1718, trente ans et mademoiselle de Vichy vingtdeux ans.

Il venait d'être fait brigadier, son régiment de dragons, acheté par lui en 1705, ayant été réformé en 1713.

Pour achever immédiatement ce qui le concerne, car nous aurons peu à parler de lui dans l'histoire de sa femme, disons que le 28 janvier 1717, il obtint, sur la démission de son père, lieutenant général des armées du roi et gouverneur de Neuf-Brisach, la lieutenance générale de l'Orléanais.

Son père, mort en 1728, avait eu lui-même cette lieutenance générale sur la démission de son père, mort ancien maréchal de camp en 1699, lequel l'avait achetée.

A la mort du marquis du Deffand, décédé à Paris le 24 juin 1750, son frère le chevalier de la Lande, qui avait été colonel du régiment d'Albigeois-infanterie, depuis réformé, hérita de cette charge de lieutenant général de l'Orléanais. (2 juillet 1750) *.

Après avoir épuisé le tableau de la famille du mari de madame du Deffand, il nous reste à achever le croquis de la sienne.

Elle avait deux frères, dont l'un, son cadet, qui habitait Montrouge, était chanoine trésorier de la Sainte-Chapelle du Palais, à Paris.

Son frère aîné, le comte de Vichy-Chamrond, quitta le service en 1743, pour cause de santé, avec le grade de maréchal de camp, et se retira dans sa terre de Chamrond, en Briennois, où il épousa une, demoiselle d'Albon, appartenant à une des meilleures familles de la province, dont il eut une fille et deux fils qui prirent le parti des armes.

Enfin, une sœur de madame du Deffand, la marquise d'Aulan,

1 Mémoires de Mademoiselle. Collect. Michaud et Poujoulat, t. XXVIII, p. 105 et 106.

2 Mémoires du duc de Luynes, t. X, p. 286, 289.

b.

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