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cuter votre sentence: prescrivez-moi exactement la conduite que vous voulez que je tienne; vous ne pouvez rien sur mes pensées, parce qu'elles ne dépendent pas de moi, mais pour tout le reste vous en serez absolument le maître.

» J'intercède votre sainte 1, je la prie d'apaiser votre colère; elle vous dira qu'elle a eu des sentiments aussi criminels que moi; qu'elle n'en était pas moins honnête personne; elle vous rendra votre bon sens, et vous fera voir clair comme le jour qu'une femme de soixante-dix ans, quand elle n'a donné aucune marque de folie ni de démence, n'est point soupconnable de sentiments ridicules, et n'est point indigne qu'on ait de l'estime, et de l'amitié pour elle. Mais finissons, mon cher tuteur, oublions le passé; ne parlons plus que de balivernes, laissons à tout jamais les amours, amitiés et amourettes; ne nous aimons point, mais intéressons-nous toujours l'un à l'autre sans nous écarter jamais de vos principes; je les veux toujours suivre et respecter sans les comprendre ; vous serez content, mon tuteur, soyez-en sûr, et vous me rendrez parfaitement contente si vous ne me donnez point d'inquiétude sur votre santé, et si vous ne vous fàchez plus contre moi au point de m'appeler Madame; ce mot gèle tous mes sens; que je sois toujours votre Petite; jamais titre n'a si bien convenu à personne, car je suis bien petite en effet.

Ne frémissez point quand vous songez à votre retour à Paris; vous souvenez-vous que je ne vous y ai causé nul embarras, que j'ai recu avec plaisir et reconnaissance les soins que vous m'avez rendus, mais que je n'en exigeais aucun? On s'est moqué de nous, dites-vous; mais ici on se moque de tout, et l'on n'y pense pas l'instant d'après.

. Il me reste à vous faire faire une petite observation pour vous engager à être un peu plus doux et plus indulgent; ce sont mes malheurs, mon grand age, et je puis ajouter aujourd'hui mes infirmités; s'il était en votre pouvoir de m'aider à supporter mon état, d'en adoucir l'amertume, vous y refuseriez-vous? Et ne tiendrait-il qu'à la première caillette maligne ou jalouse de vous détourner de moi? Non, non, mon tuteur, je vous connais bien, vous êtes un peu fou, mais votre cœur est excellent; et quoique incapable d'amitié, il vaut mieux que celui de tous ceux qui la professent grondez-moi tant que vous voudrez, je serai toujours votre pupille malgré l'envie.

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J'avais écrit tout cela de ma propre main, sans trop espérer qu'on pût le lire; Wiart l'a déchiffré à merveille, et si facilement, que j'ai été tentée de vous envoyer mon brouillon; mais je n'ai pas voulu vous donner cette fatigue.

» J'attends votre première lettre avec impatience pour savoir de vos nouvelles; mais avec tremblement m'attendant à beaucoup d'injures, j'ai été bien aise de les prévenir et vous préviens que je n'y répondrai pas. "

Mercredi 1er octobre, avant l'arrivée du courrier, et par conséquent point en réponse à votre lettre s'il m'en apporte, et que je ne puis encore avoir reçue.

Vous avez raison, vous avez raison, enfin toute raison; je ne suis plus soumise, mais je suis véritablement convertie. Un rayon de lumière 1 Madame de Sévigné.

m'a frappée à la manière de saint Paul; il en fut renversé de son cheval, et moi je le suis de mes chimères. Je ne sais de quelle nature elles étaient, quel langage elles me faisaient tenir; mais j'avoue qu'elles devaient vous paraître ridicules, et l'effet qu'elles vous faisaient ne me choque plus aujourd'hui. Il y a déjà quelque temps qu'en me figurant votre retour ici, je sentais que votre présence me causerait de l'embarras. Je me disais : Oh! mon Dieu, pourquoi? et je trouvais que c'étaient vos réprimandes que mon jargon m'avait attirées qui me donneraient quelque honte. Brûlez toutes mes lettres. (s'il vous en reste) qui pourraient laisser trace de tous ces galimatias; je suis votre amie, je n'ai jamais eu ni pensée ni sentiment par delà cela, et je ne comprends pas comment j'étais tombée à user d'un langage que j'ai toujours fui et proscrit, et que vous avez toute raison de détester. Voilà donc un nouveau baptême, et nous allons être l'un et l'autre bien plus à notre aise.»

Mercredi, après l'arrivée du courrier.

« O mon Dieu, que je suis contente! vous vous portez bien, voilà tout ce que je voulais; vous jugerez, par ce que j'ai écrit ce matin et hier, si je suis fàchée contre vous. Il ne me reste plus qu'à vous dire un mot on ne croit point dans ce pays-ci qu'on puisse être l'amant d'une femme de soixante-dix ans, quand on n'en est pas payé; mais on croit qu'on peut être son ami, et je puis vous répondre qu'on ne trouvera nullement ridicule que vous soyez le mien. Je ne vous garantirai pas que l'on ne vous fasse quelques plaisanteries, mais c'est faire trop d'honneur à notre nation que d'y prendre garde. Je ne sais d'où peuvent venir toutes vos craintes, et vous deviez bien me parler avec la même confiance que je vous parle. J'ai dans la tête que c'est quelque mauvaise raillerie de madame la duchesse d'Aiguillon à milady Hervey, qui a troublé votre tête; je n'y ai pas donné le moindre lieu. Il y a longtemps que je connais sa jalousie, mais elle n'est nullement dangereuse. Je ne me suis laissée aller à parler de vous avec amitié et intérêt qu'à mesdames de Jonsac et de Forcalquier, qui vous aiment beaucoup l'une et l'autre, et sans jalousie..... Votre troisième lettre est parfaite; il n'y a rien à redire, si ce n'est les louanges que vous m'y donnez. O mon tuteur, pourquoi vous avisez-vous de flatter ma vanité? ne m'en avez-vous pas jugée exempte, et ne m'avez-vous pas traitée en conséquence? Si j'avais eu de l'amour-propre, il y a longtemps que vous l'auriez écrasé; mais c'est un sentiment que je n'ai point écouté avec vous; jamais votre franchise ne m'a blessée, jamais vous ne m'avez humiliée; je serai toujours fort aise que vous me disiez la vérité. Vos craintes sur le ridicule sont des terreurs paniques, mais on ne guérit point de la peur; je n'ai point une semblable faiblesse; je sais qu'à mon âge on est à l'abri de donner du scandale : si l'on aime, on n'a point à s'en cacher; l'amitié ne sera jamais un sentiment ridicule quand elle ne fait pas faire de folies; mais gardons-nous d'en proférer le nom, puisque vous avez de si bonnes raisons de la vouloir proscrire; soyons amis (si ce mot n'est pas malsonnant), mais amis sans amitié; c'est un système nouveau, mais dans le fond pas plus incompréhensible que la Trinité.

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Cette admirable lettre est pour ainsi dire la confession morale de

madame du Deffand. C'est un vrai chef-d'œuvre d'esprit et de sentiment. Le triple caractère auquel on reconnait les passions sincères, la foi, la soumission, le dévouement, s'y lit en traits saisissants; et l'on est étonné de cet effet singulier de l'expérience sur les natures bien douées. Elle ne les dessèche pas, elle les attendrit dans son amertume salutaire. Jamais madame du Deffand n'a été aussi bonne, aussi douce, aussi délicate qu'à soixante-dix ans. Ce rajeunissement du cœur en pleine décrépitude est un phénomène moins rare qu'on ne pense et qu'il lui demeurera la gloire d'avoir éprouvé et d'avoir dépeint en grand moraliste et en grand écrivain.

Mais quel était cet homme dont madame du Deffand s'efforçait en vain de réchauffer l'ardeur, d'encourager la confiance, de satisfaire l'exigence; cet homme dont la maturité et la vieillesse allaient tourner autour de ce pivot, la peur panique d'être ridicule, en se laissant aller à des sentiments incompatibles avec l'âge et avec l'expérience, crainte dont madame du Deffand fut la victime, mais dont elle n'était pas la cause?

Il y avait longtemps avant la date de notre connaissance que cette crainte du ridicule s'était plantée dans mon esprit, et vous devez assurément vous ressouvenir à quel point elle me possédait, et combien de fois je vous en ai entretenue. N'allez pas lui chercher une naissance récente. Dès le moment que je cessai d'être jeune, j'ai eu une peur horrible de devenir un vieillard ridicule. »

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XXIII

Horace Walpole n'est guère connu en France que par les lettres de madame du Deffand, et tant qu'une traduction digne de ce nom n'aura pas popularisé chez nous les Mémoires et les Lettres de l'homme qui, dans toute l'Angleterre du dix-huitième siècle, a eu incontestablement le plus d'esprit et le plus de goût, il devra se contenter de ce maigre et fàcheux rayon de célébrité qui ne le montre justement à nous que sous ses aspects les plus étroits et les plus défavorables. Les matériaux d'un portrait en pied ne nous manqueraient pas, car Walpole a eu plus d'un biographe, et il a été lui-même le meilleur de tous. Les limites de cet espace dont nous avons déjà abusé nous obligent de nous contenter d'une esquisse que nous essayerons plus particulièrement dans le but de réfuter ceux qui, ne tenant pas assez de compte des circonstances qui ont précédé ou suivi le mot sur lequel ils le jugent, ont malignement diminué la valeur intellectuelle et littéraire de Walpole,

ou ont honnêtement calomnié son cœur et son caractère. Ceux-ci l'ont accusé d'affectation et de frivolité; ceux-là l'ont taxé de sécheresse et d'égoïsme. Voyons si le personnage, tel qu'il résulte des témoignages authentiques et impartiaux, répond absolument à ce signalement, et si, dans cette dernière conquête le goût, de madame du Deffand a été aussi aveugle que ses yeux.

Il est facile de connaitre intimement Horace Walpole, facile de l'attaquer, facile de le défendre. Il a eu, nous le répétons, de nombreux biographes, de nombreux détracteurs, de nombreux avocats. On a plus d'un récit de la vie qu'il menait à Strawberry-Hill, et il a pris la peine de nous donner lui-même la description de cette demeure caractéristique. Pinckerton, dans le Walpoliana, miss Hawking dans ses Réminiscences, ont décrit sa personne, ses habitudes, ses manières. Walter Scott et lord Dover ont écrit sa biographie. M. Elliot Warburton a publié sur lui des Mémoires. Dans l'édition de ses OEuvres en six volumes in-quarto, le sixième contient les lettres adressées par lui aux miss Berry avec une Préfuce de l'ainée, dans laquelle elle défend vivement et éloquemment la mémoire de son bienfaiteur contre les malveillantes insinuations de Macaulay, qui, passionné contre Walpole par toutes sortes d'antipathies littéraires et de rancunes politiques, s'est plu à épuiser contre lui tout un carquois de spirituelles épigrammes. Mais lord Byron, admirateur encore plus désirable que Macaulay n'est redoutable ennemi, a pansé, avec le baume du plus pur enthousiasme, les blessures faites par la verge de l'historien démocratique. On le voit par ce court exposé, il y en a pour tous les goûts. Que l'on prenne la route de l'éloge ou celle de la critique, on s'y trouvera en nombreuse et bonne compagnie. Essayons de tracer entre les deux un humble petit chemin indépendant et impartial.

Horace Walpole, né à Londres, le 5 octobre 1717, était le troisième et le plus jeune fils de sir Robert Walpole, un des grands ministres de l'Angleterre, et qui la gouverna glorieusement vingt et un ans. On a beaucoup discuté sur son génie, son caractère, les moyens vulgaires ou honteux de son influence. Ce n'est pas le lieu d'examiner ici ces griefs et de prendre parti entre Coxe et Smollett. Gouverner vingt et un ans un pays comme l'Angleterre, par quelques moyens que ce soit, n'est point d'un homme ordinaire.

La mère de Walpole, Catherine Shorter, était petite-fille de sir John Shorter, lord-maire de Londres, en 1688, l'année de la révolution. Les deux frères d'Horace, lord Walpole et sir Edouard, ne méritèrent jamais que l'histoire s'occupât d'eux. Horace semble

avoir résumé et personnifié en lui le double génie de l'Angleterre ancienne et de l'Angleterre nouvelle, la double influence du père et de la mère, une certaine délicatesse de cœur, voilée et comme défendue par l'àpreté du caractère, une grande hardiesse d'idées, corrigée par une grande aristocratie de goûts. La santé d'Horace était faible, sa vie semblait fragile, quoiqu'elle ait duré quatrevingts ans. Il était à la fois Saxon et Normand, de la race d'acier, souple et brillante, qui plie sans cesse et ne rompt jamais. Mais ce tempérament maladif et nerveux devait avoir, on le comprend, une influence durable sur son âme et sur sa vie. Il explique la contradiction apparente de ses idées et de ses goûts, de ses principes et de ses actions, de sa bonté foncière et de sa rudesse extérieure, il explique l'inconstance et la variété de ses manies, la susceptibilité et l'irritabilité d'un esprit et d'un cœur que l'horreur de la critique et la crainte du ridicule ont tourmenté sans relâche.

Une autre influence primordiale à noter, c'est l'éducation exclusive de la mère jusqu'à dix ans. Horace connut peu son père, absorbé par les affaires, et dont les rares loisirs étaient consacrés à des distractions grossières. Jusqu'à dix ans, il grandit sous l'aile de sa mère, qu'il adorait, et il est demeuré dans sa vie et dans ses écrits plus d'une trace de cette influence féminine, la subtilité, la coquetterie et même une certaine préciosité.

A dix ans, Horace Walpole entra au collège d'Eton, où son père avait été le compagnon d'études de lord Bolingbroke, cet autre esprit anglais cher à la France, précurseur d'Horace, d'un moindre attrait littéraire, mais d'une autre vigueur philosophique que lui. Les camarades de prédilection d'Horace furent Thomas Gray, le poëte lyrique à qui plus tard la seule vue d'Eton dans le lointain devait inspirer l'ode touchante où il célèbre leurs communs souvenirs d'enfance; Richard West, en qui une mort prématurée emporta, dit-on, l'espoir d'un grand poëte; Thomas Ashton, qui se consacra à l'Eglise et à la prédication. Cette quadruple amitié, cette quadruple alliance, comme l'appelaient nos jeunes écoliers, ne fut pas invulnérable au temps, inaccessible aux passions. Elle eut ses vicissitudes et ses décadences. L'ami d'enfance et de prédilection d'Horace, celui à qui il demeura fidèle jusqu'au bout, celui qui, aux yeux de la postérité, attestera son cœur, c'est Henri Seymour Conway, qui devait jouer un rôle distingué dans l'armée et le Parlement. Conway fut l'alter ego de Walpole, le la Boétie de ce Montaigne anglais. On le voit se refroidir ou rompre avec Gray, avec Bentley, avec le poëte Mason, même avec Georges Montagu,

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